Funambules
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Elle attend. Sur le quai du métro. Un peu fébrile. Elle est en avance, et a déjà mal aux pieds. Ses chaussures sont neuves, un peu trop neuves, un peu trop hautes. Elle n’a pas l’habitude. Elle les a achetés la veille, dans une communauté Emmaüs, celle du Plessis-Trevise. En même temps que le tailleur couleur taupe qui l’habille. Vingt huit euros soixante, le tout. Réglés avec des pièces de vingt centimes. C’est l’assistante sociale qui lui a donné le tuyau. Des vêtements quasi neufs, comme elle n’en a plus porté depuis des mois. Forcément, elle est peu à l’aise. Elle se sent déguisée. Engoncée. Elle a peur. Elle se répète mentalement les questions qu’elle a imaginées qu’on allait lui poser. Et les réponses adaptées qu’elle a tant bien que mal essayé de préparer. Cela fait cinq ans qu’elle n’a pas travaillé. Elle a l’impression que ça se voit. Que malgré le sourire de façade qu’elle essayera de porter, le recruteur saura tout de suite à qui il a affaire. Elle est suivie pourtant, aidée par une structure associative et notamment une bénévole qui essaye de lui donner du courage. De la "coacher". De la "re-narcissiser". Mais elle a peur. Ses mains sont moites et elle sent la sueur dégouliner dans son cou. Elle regarde sa montre. Il est l’heure. Elle ne peut plus attendre. Il faut y aller…
Jeudi 23 décembre. 22h. C’est l’hiver. Il fait froid, très froid depuis la veille. Les fenêtres sont d’ailleurs recouvertes de buée. Il se frotte les mains et finit de déguster son thé. Le thé à la menthe qu’Akli, le patron de ce café kabyle, sait si bien préparer. Et qu’il oublie parfois de lui faire payer. En se penchant pour relacer ses chaussures à la semelle trop usée, il remarque l’objet sous le siège, qui semble reposer là depuis des heures. Un album photo un peu vieillot. Cela fait des années qu’il n’en a pas regardé. Il hésite à le prendre. S’enhardit puis commence à le feuilleter. Une famille. Des enfants. Du soleil. Une image furtive du bonheur. Cela le ramène des années en arrière. En Algérie. Quand l’insouciance était encore de mise. Et les lendemains promesses de sourires et de gaieté. Il referme violemment l’album. Ses yeux noirs assombris. Il le laisse sur la table. Y rajoute quelques pièces de monnaie, et s’engouffre dans la nuit.
Esther est à sa fenêtre. Elle observe le va et vient des grues qui, depuis quelques jours, envahissent la rue, sa rue. Elle a beau être sourde, elle a l’impression que ce bruit la dérange, qu’il résonne dans sa tête, même la nuit. Cela fait 57 ans qu’elle habite dans ce petit appartement du 11ème arrondissement, seule aujourd’hui, depuis que son mari Isaac a été emporté, l’an passé, par une rupture d’anévrisme. Elle a grandi dans ce quartier. Elle en connaît tous les recoins et tous les habitants. Les artisans, les ébénistes, les vitriers. Et ceux de sa communauté. Mais beaucoup sont partis. Même le rabbin Misha est retourné en Israël. La vie est devenue chère. Les petits commerces ont fermé. Une nouvelle population est arrivée. Qui a investi les ateliers, les transformant en lofts, en appartements épurés. Des gens plus jeunes, cultivés, souriants. Peut-être un peu trop policés. Depuis peu, elle a l’impression d’être devenue transparente. Sa tasse de thé à la main, elle observe les allées et venues des ouvriers qui s’activent. Encore un immeuble démoli. Songeuse, elle cligne un peu des yeux. Sa cataracte l’a fait souffrir. Elle boit une gorgée de thé et s’en retourne s’asseoir sur son canapé. Le chat s’installe sur ses genoux et se met à ronronner. Bientôt ça sera son tour. Elle a déjà reçu l’avis d’expulsion. Mais c’est l’hiver, et vu son âge, elle a encore quelques mois devant elle.
Dans le hall d’un immeuble de banlieue, un homme décachette une lettre. Il n’habite pas ici. Il est juste hébergé depuis quelques semaines par un de ses amis. Un ami récent. Heureusement, il y en a. Il aurait pu se retrouver encore à la rue. Et à cette heure, à cet instant, il lit fébrilement un papier administratif, une convocation d’un tribunal qu’il attendait avec appréhension. La date est fixée. Le Tribunal d’instance contre Bogdan Rovanovitch. Le procès aura lieu dans cinq semaines. L’expulsion définitive demandée, malgré sa demande réitérée de statut. Il faut qu’il contacte la Cimade. En urgence. Pour enrayer la machine. On ne peut pas encore le renvoyer dans son pays. Ils ne comprennent pas, ne veulent pas comprendre. D’où il vient. Un no man’s land qui n’est plus qu’une poudrière. Cela fait trois fois qu’on le reconduit à la frontière. Et à chaque fois il a réussi à revenir. Il se sent las. Usé. Mais il ne veut pas baisser les bras. Pas encore. Ré-essayer. Essayer encore une fois. Encore et encore. Il n’a plus rien à perdre. Depuis longtemps.
…
En buvant un café avec Virginie tout à l’heure, et en l’entendant parler de son association qui s’occupe notamment de personnes en grande précarité, je me suis projetée en arrière, souvenue de ma vie passée. De toutes ces heures décalées où je me sentais investie, portée par ce que je faisais, porteuse aussi d’un enthousiasme qui soulevait alors des montagnes. Où j’y croyais. Tout simplement. Où je me disais que l’avenir ne pouvait pas être aussi noir pour certains, en tout cas pas tout le temps. Parce que la roue pouvait tourner. Et qu’il fallait se battre, y croire, résister. Et pourtant, en buvant ce café donc, et malgré l’encodage, les réflexes que j’ai pourtant conservés, j’ai discuté avec elle, mais je ne crois pas qu’elle se soit rendue compte que maintenant, je n’y suis plus. Je n’y crois plus. Je ne pourrais plus. Plus vraiment m’engager comme je l’ai fait. J’ai vieilli. Je suis désinvestie. Désabusée. Et pourtant tous ces gens… toujours plus nombreux… Mais non. Je n’y crois plus à cette société. J’ai démissionné.
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