Histoire, traumatismes historiques et manipulations géopolitiques

Les peuples étaient manipulés à l’époque, ils continuent à l’être aujourd’hui. C’est ainsi que l’on peut résumer cette énième « judiciarisation » de l’Histoire avec ce texte proposé à l’assemblée nationale et qui punirait sévèrement toute négation d’un génocide « juridiquement reconnu ». Dont celui des Arméniens (1915 – 1916) par « l’empire ottoman ». En fait par le régime des « Jeunes Turcs ». Une première constatation : la reconnaissance du génocide arménien en France est très récente (2001) et le texte se refuse d’identifier l’auteur du génocide. On pourrait faire l’Histoire de cette longue marche pour la reconnaissance, qui commence à avoir des effets vers les années 1980 chez les alors pays de l’est pour aboutir aux textes plus récents, votés après la chute du mur de Berlin (1990 – 2000). Certains pays, comme la Grande-Bretagne - un précédent qui pourrait mettre à mal les agissements de son propre empire -, se refusent toujours cette reconnaissance, tout comme Israël qui voulait sans doute garder le monopole du terme pour la shoah. On pourrait aussi écrire l’histoire de deux obsessions celle des Arméniens qui ressentent cette reconnaissance comme un des actes fondateurs de leur identité nationale et celle des Turcs qui refusent une telle reconnaissance envers et contre tout et surtout contre une partie de leur propre histoire, celle qui décline la rupture permettant le passage de l’Empire Ottoman à la Turquie Kémaliste. On oublie ainsi de faire l’Histoire de l’élimination des populations non turques vivant en Turquie, on oublie d’étudier les résultats de la politique « une nation une frontière » qui concerne, entre 1915 et 1924, l’ensemble de l’espace balkanique et de l’Asie Mineure. On oublie enfin la géopolitique spécifique de la région prise en tenaille entre trois empires (Ottoman, Austro-Hongrois et Russe) d’une part, et les visées britanniques et marginalement françaises, de l’autre.
La terreur comme arme de persuasion des milices et, durant les guerres balkaniques (1912-1913), des armées plus ou moins régulières, le rôle des consulats, les faux recensements, la course en avant des uns et des autres pour « purifier » et uniformiser des espaces avant les décisions de la communauté internationale concernant la délimitation des frontières et en prévision de la chute des empires Austo - Hongrois et Ottoman (1917-1918) n’ont épargné aucun pays existant ou en formation.
La « révolution » des jeunes Turks qui entérinait cette nouvelle donne et qui se proposait (aux dires même de Kemal Atatürk) d’échanger un empire infini et polyethnique contre une Etat national et homogène moderne derrière des frontières naturelles et sans ennemis intérieurs, eut comme conséquence la purification de l’espace turc de ses minorités (grecs, arméniens, juifs et arabes) et l’utilisation systématique des supplétifs kurdes (considérés comme Turks) pour l’accomplissement de la « sale besogne » comme cela avait déjà été le cas durant l’élimination des populations arméniennes (1915-1916). La défaite de l’Axe (Allemagne, Autriche-Hongrie, Turquie) consacra la défaite des « jeunes Turks », l’effondrement de l’empire ottoman et la victoire de Kemal Atatürk sur les corps expéditionnaires qui ont dû quitter l’espace turcs (troupes alliés à Istanbul) ou défaits (à Eski Sehir en ce qui concerne le corps expéditionnaire grec). Pour cela Atatürk s’est appuyé sur une armée certes vaincue mais dont les officiers, ultranationalistes, avaient perpétré le génocide arménien. La construction de l’Etat moderne turc s’est fait sur cette base : on efface tout et on recommence. D’autant plus que le crime contre les arméniens s’articulait sur celui des autres minorités sur la base d’un projet politique qui exigeait la « purification ethnique » de l’Etat turc. La marche forcée vers la « modernité kémalienne » fit bien d’autres victimes : tous ceux qui contestaient cette marche (mollahs, féodaux, hommes politiques, etc.), au point que l’on parle en Turquie du « syndrome de la corde » : de manière périodique les opposants (même ceux choisis par Atatürk pour jouer ce rôle) étaient pendus dès lors qu’ils prenaient leur rôle au sérieux. Et cela a continué jusqu’à l’aube du 21e siècle. On comprend mieux pourquoi il existe une volonté farouche, mue d’un côté par un nationalisme métaphysique se référant à la genèse de l’Etat turc, et d’autre par une peur, difficile à dépasser, d’être non conforme à cette marche kémaliste. L’armée, dépositaire institutionnel de cette tradition, voudrait la perpétuer en perpétuant les peurs des ennemis intérieurs et extérieurs. Le gouvernement actuel voudrait prouver l’aspect obsolète de cette tradition en menant une politique basée sur le principe ouvertement déclaré : pas d’ennemis à nos frontières, d’où une politique de la main tendue (souvent boycotté par l’armée) vis à vis de l’Arménie, de la Grèce et des pays arabes (en sacrifiant l’alliance historique avec Israël).
Au moment même où la Turquie apparaît comme la puissance régionale la plus en état de faire des pressions sur la Syrie et de jouer un rôle d’intermédiaire entre l’Occident et l’Iran, voilà que l’on renforce les éléments les plus nationalistes de ce pays, qu’on redonne la main à l’armée, que l’on pousse le gouvernement actuel à surenchérir (pour ne pas périr). Si on le fait juste pour faire plaisir à des députés marseillais ou lyonnais qui cherchent la reconnaissance de la minorité arménienne on est simplement ignares. Mais si on le fait pour paralyser la Turquie dans son rôle moyen oriental (il suffit par exemple à Ankara de fermer les barrages pour assoiffer le régime syrien), alors, quoi que l’on affirme officiellement, on voudrait préserver, dans leur rôle de chien de Fayence, les amis - ennemis héréditaires (Israël, Syrie, Iran), les de gardiens de l’immobilité, face aux chamboulements des printemps arabes, qui reste le pire cauchemar d’Israël.
Tous ceux qui ont trouvé le moment opportun pour punir la négation d’un génocide perpétré en 1915 sont-ils conscients qu’ils perpétuent un autre, qui se déroule aujourd’hui, sous leurs propres yeux, en Syrie ?
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