I can’t take it any more
Quoi de commun entre les « fondamentalistes » égyptiens, les manifestants russes, ceux de Occupy Wall Street, les grévistes chinois, les militants tunisiens, espagnols, grecs, portugais, et bien d’autres indignés estampillés paresseusement de « gauche » ou de « droite » ? Ils crient tous, comme dans le film prémonitoire « The network » : « I’m mad like hell and can’t take it any more ». Qu’ils deviennent tous fous de rage va de pair avec un sentiment largement partagé que les dirigeants du système, quel qu’il soit, ne peuvent (ou ne veulent) rien changer. La raison première de leur colère : l’injustice. Ce sentiment très fort s’accommode très mal des discours portant sur les sacrifices, la rigueur, l’austérité et autres efforts exigés, tant que ceux ci semblent épargner tous ceux qui sont responsables de la crise. Et il y en a beaucoup : le système financier, les banques, les gouvernements, les riches, tous ceux qui semblent tirer des bénéfices de la crise soit pour gagner plus soit exiger plus de tous les autres : plus d’efforts, plus de pauvreté plus de sacrifices. Soit enfin pour pérenniser leur statut de privilégiés, ou pour continuer à gouverner.
On dit souvent, comme le New York Times pour son n° de fin d’année, que ces nouveaux enragés souffrent d’un manque de représentation et d’un projet structuré. A tort. Ce qui est en train de se formuler c’est un projet de nouvelle citoyenneté qui refuse les fables (savamment cultivées) et qui exigent du citoyen, au nom d’une sécurité aléatoire proposée par la gouvernance, l’abandon de ses libertés. Liberté de penser, d’agir, de contester. Les citoyens ne prennent plus pour argent comptant les balivernes, mille fois démenties par les faits, que le système économique qu’on leur fait subir œuvre pour le bien commun. Ils empruntent à la science le devoir d’un doute permanent, et des lumières l’exigence d’un Etat de droit impartial et non corrompu.
Le philosophe octogénaire Jürgen Habermas s’invitant porte parole des indignés européens explicite cette vision dans un réquisitoire qui n’a rien d’imprécis : il accuse les dirigeants des pays membres de l’UE « d’avoir capitulé aux marché », d’avoir « immolé les principes même du processus démocratique », considérant « que le Conseil Européen prend des décisions politiques sans avoir un mandat démocratique pour le faire » et que « ses décisions l’éloignent chaque jour un peu plus des idéaux européens ». Il n’est pas plus tendre les partis et les hommes politiques : « nos politiciens », dit-il, « sont depuis longtemps incapables de réussir autre chose que leur propre réélection, incapables d’avoir la moindre conviction ». En détaillant ses positions au journal Der Spiegel, il fustige le compromis entre le libéralisme d’Angela Merkel et l’étatisme de Nicolas Sarkosy comme étant « sur la forme et sur le fond une mise à mort du traité de Lisbonne qu’eux mêmes ont mis en place pour contrer la volonté citoyenne : Le déficit démocratique qui en découle permet au marché de décider quotidiennement du sort de nos pays et de nos citoyens au mépris des décisions citoyennes exprimées (et ignorées), elles, tous les quatre ou cinq ans ».
L’anomalie démocratique, comme Habermas identifie les instances décisionnelles européennes, devient globale ; la présidente de l’Argentine déclarait ainsi au G20 à Cannes : « Tant qu’ils continueront à se focaliser sur ce que les pays dépensent, et non sur le contrôle de ce que fait chaque banque d’investissement, ou chaque agence de notation, ou chaque mouvement des marchés, ils n’offriront aucune solution concrète et claire pour le système de régulation financière. »
Pour ainsi dire, si le front du refus au monologue du marché reste polymorphe, il ne manque ni de projet, ni de têtes pensantes (contrairement aux sbires politiques du marché qui, eux, n’ont plus rien à dire). Tout simplement ils déclinent ce refus par des actions concrètes dues à des situations concrètes : de Sanaa à Tunis, de Damas à Pékin, de New York à Athènes ou à Moscou ils se calent aux enjeux principaux : démocratie, Etat de droit, dictature du marché, lutte contre des potentats et autres ploutocrates, liberté de la presse, critique d’une presse dite libre mais inféodée au principe de la fatalité mono sémantique, etc.
Leur action polymorphe a comme premières victimes le consensus des idées reçues et cultivées par les adorateurs d’un immobilisme obsolète : il y a plus de différence entre certains mouvements fondamentalistes qu’entre eux et les mouvements laïcs. Après le péril rouge, le péril vert n’est plus ce qu’il était. Ni les chantages qui en découlaient. Je pars mais demain devient un non sens oxymore, tout comme : Je gère mieux la crise que mes opposants. Quand les peuples sont réellement interpelés ils préfèrent le changement radical, et choisissent la clarté des poètes, comme ce fut le cas en Irlande, plutôt que un gestionnaire dit « compétant ». En Grèce, les deux partis qui gouvernent sans interruption depuis la chute des colonels - et qui totalisaient plus de 80% des voix -, n’atteignent désormais même pas les 35% selon les derniers sondages. Les prestidigitateurs qui imposent des technocrates en Italie ou en Grèce au mépris des règles élémentaires de la démocratie, ceux qui truquent les élections par tropisme, ceux qui envoient des chars contre leurs propres peuples, pensent juguler l’incontrôlable, faire comme si rien n’était, continuer leur train-train vide de sens et de finalité si ce n’est leur propre intérêt bien compris. Sont-ils moins démunis de projet, de sens, de cohérence que ceux qu’ils accusent être un mouvement d’indignation sans projet ? C’est eux qui lèguent un monde ingouvernable, un monde privé de sens, un monde sans justice élémentaire et qui bafouent sans vergogne l’entendement. C’est eux qui n’ont pas de projet, de pensée, de finalité. C’est eux les damnés de la terre, pas les citoyens révoltés.
La crise de la dette est une dystopie, une architecture artificielle et sinistre, proche de la tour de Babel, faite de certitudes arrogantes, de lieux communs, et de tours de passe-passe qui occultent la crise des sens, la crise politique du vide qui navigue sur les vagues d’un cynisme qui n’a plus rien à dire pour se justifier. Les contestataires, comme en 2011, seront désormais les hommes des années à venir, rendant par leurs gestes, leurs votes et leurs actions cette dystopie ingouvernable c’est à dire lui donnant un visage.
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