- La conception française de l’intérêt général
La conception de l’intérêt général en France présente trois caractères principaux.
L’intérêt général, d’abord, est autonome, et n’est pas réductible à la collection des intérêts particuliers. Ou si l’on préfère, l’intérêt de la Nation n’est pas fait de la seule somme des intérêts de ses citoyens. On distingue ainsi en droit l’intérêt général, auquel doit satisfaire l’administration, et l’intérêt de la société, que représente le ministère public. Le trouble à l’ordre social fait l’objet du droit pénal ; la défense de l’intérêt général forme la matière du droit administratif. Intérêt collectif de la société et intérêt général (de la Nation) sont bien distincts.
Le droit commercial admet du reste que l’intérêt social
(i.e. l’intérêt de la société commerciale) est distinct de l’intérêt de
la communauté des associés ; à ce point, d’ailleurs, que l’intérêt social
peut être opposé (et préféré) à l’intérêt des associés (ou
actionnaires). Cette analyse, cependant, ploie (mais ne rompt pas)
devant la doctrine de la corporate governance (gouvernement d’entreprise). Il s’agit de restituer aux actionnaires une part de la définition de l’intérêt social, traditionnellement dévolue aux organes dirigeants.
Il existe, ensuite, un contenu unique
de l’intérêt général. L’esprit français se plaît à penser qu’il existe
en toutes choses une vérité, ou une façon convenable de procéder. Aussi
bien, tout écart entre la situation réelle et son idéal ne saurait jamais représenter qu’une altération regrettable (et même suspecte).
Sans doute les sources philosophiques d’une telle analyse peuvent-elles être dénichées dans la tradition platonicienne (le mythe de la caverne),
tout au moins telle qu’elle a pu innerver la doctrine catholique. A
l’inverse, la réforme luthérienne insiste sur la théorie des deux
royaumes et l’imperfection naturelle de l’homme (la perfection, dit-on, n’est pas de ce monde).
Ajoutons à cela que la source historique du pouvoir royal en France est
divine, et l’on conçoit que l’idéologie politique nationale accueille
favorablement le principe d’un "idéal politique". Qu’à la source théologique se substitue la raison cartésienne, ou l’idéal rousseauiste, ne change pas grand-chose à l’affaire. L’utopie a ses partisans en France ; on en regrette la fin.
L’intérêt général, enfin, est supérieur aux intérêts particuliers. Les raisons d’une telle position sont difficiles à déterminer. Comme on l’a exposé, l’intérêt général ne se limite pas à un intérêt collectif,
de sorte qu’on ne saurait affirmer que c’est la loi du nombre qui
impose cette supériorité. Peut-être faut-il voir là l’expression d’une
certaine transcendance de l’intérêt général. Une forme
d’empreinte sacrée. Toujours est-il qu’on peut en voir la trace dans la
tradition maurassienne et l’expérience du gaullisme.
Il reste que ces trois caractères imposent une certaine façon de concevoir la politique et le débat public.
- Le débat public en France
Dès lors que l’intérêt général admet une définition tout à la fois unique et idéale, et que je prétends détenir cette définition, celui qui se trouve en désaccord avec moi a nécessairement tort. Hypothèse subsidiaire : si mon interlocuteur défend une conception différente de la mienne, c’est peut-être que la définition qu’il adopte est affligée d’une faveur (coupable) faite à une catégorie d’intérêts particuliers.
Il est ainsi d’usage de prêter à la droite (lorsqu’on est de gauche) le sacrifice de l’intérêt général à l’intérêt particulier des "patrons", des agriculteurs, ou des petits commerçants. La gauche est supposée, pour sa part, défendre contre l’intérêt général celui des fonctionnaires. Ces analyses peuvent contenir une part de vérité, et une part de fantasmes, aussi ; mais elles se présentent sous la forme d’une "accusation". En effet, la politique en France ne saurait prétendre à la seule défense d’intérêts particuliers (ou "catégoriels" lorsqu’ils sont collectifs), mais doit satisfaire à la mise en oeuvre de l’intérêt général.
Effet secondaire : c’est une tendance psychologique bien naturelle que de considérer son propre intérêt comme conforme à l’intérêt général. Les fonctionnaires feront valoir que la sauvegarde de leurs intérêts est nécessaire à l’accomplissement de leur mission. Les entrepreneurs soulignent qu’ils sont les créateurs de la richesse nationale. Les agriculteurs sont en charge de nourrir la Nation - et plus récemment, de conserver le territoire. Tous considèrent qu’ils participent à l’accomplissement de l’intérêt général, quand les autres ne font que défendre un intérêt catégoriel.
Le caractère nécessairement idéal et nécessairement supérieur
de l’intérêt général a donc pour conséquence de ne supporter qu’un
débat public articulé autour de l’erreur (d’autrui) et de la raison (la
sienne). Il a également pour effet de rejeter toute défense d’un
intérêt particulier sur le seul fondement de son particularisme.
Corrélat : les syndicats de salariés ont des prétentions politiques ;
les syndicats patronaux également. On pourrait cependant se souvenir que
le principe syndical repose sur la défense d’un intérêt certes collectif, néanmoins particulier.
- Compromis politique et arbitrage
Une telle attitude invite du reste à souligner l’égoïsme de celui qui défend ses intérêts. La perspective est morale. Mais elle est également asymétrique. L’existence d’un idéal et le refus d’y sacrifier conduisent à juger autrui sans ménagement. Mieux encore, le seul recours à la négociation collective apparaît comme l’abandon vaguement coupable de la mission de l’Etat, qui devrait se mêler d’inscrire (et de subordonner) tout intérêt particulier dans la définition de l’intéret général. Autrement dit, si la défense d’un intérêt particulier est douteuse, y céder ne l’est pas moins.
En France, le compromis politique souffre ainsi d’une connotation fort négative (il n’est pas si loin de la compromission). Il traduit l’idée que l’on n’a pas été assez fort (moralement) ou puissant (politiquement) pour imposer à l’autre sa position (nécessairement idéale). Aussi bien, tout compromis se présente, non pas comme une transaction sur ses intérêts (un renoncement à l’égoïsme), mais au contraire, comme l’abandon de la pureté de l’intérêt général ; et passant, de son intégrité morale. Il est ainsi notable que les non signataires d’un accord collectif invoquent bien souvent la nécessité de ne pas perdre son âme. Le refus du compromis a donc une valeur idéologique très appréciable en France, traduisant, à sa façon, la satisfaction d’un idéal de raison. En témoignent ainsi une bonne part des arguments des adversaires du Traité constitutionnel. En témoigne encore le débat qui s’annonce sur le CPE.
Aux Etats-Unis, le compromis politique est chargé d’une valeur
positive, parce qu’il traduit l’aptitude de chacune des parties à faire
le sacrifice d’une part de ses intérêts, ceci pour un bénéfice mutuel. En
effet, dès lors qu’on a la conscience de défendre certains intérêts
particuliers (et non pas un intérêt général idéal), on peut admettre que les adversaires ont également des intérêts à faire valoir, tout aussi respectables. Au niveau politique, les dirigeants admettent qu’ils exercent principalement un rôle d’arbitrage
parmi les intérêts particuliers. Et si la dimension majoritaire les
autorise à choisir, ils doivent tenir compte des intérêts qu’ils
défavorisent et mesurer les atteintes qu’ils peuvent réaliser lors du
processus de décision. A défaut, la séparation des pouvoirs le leur
imposera (Checks and balance).
Revenons en France, pour conclure sur une hypothèse. Les craquements du modèle français sont imputés à de multiples causes, au premier rang desquelles le libéralisme (voyez-en une illustration aujourd’hui dans Libération).
La désignation d’un tel ennemi appelle au consensus et à l’union nationale. Le consensus, cependant, n’est pas une forme de compromis. Le consensus suppose la réunion de tous autour d’une idée ou d’un principe nécessaire et idéal. Il suppose ainsi qu’il n’existe pas d’intérêt lésé ; à tout le moins, que les intérêts particuliers ont cédé devant la supériorité de l’intérêt général. Le modèle correspond bien à l’esprit français. Mais il traduit aussi l’idéal (mythique ?) d’une cité sans antagonisme.
Le "modèle français" devrait faire l’objet d’une histoire des passions. On y trouverait sans doute un peu plus de compromis que de consensus. Mais peut-être est-ce là un effet de la mémoire, que de colorer hier des désirs d’aujourd’hui.
Ce texte a été préalablement publié sur diner’s room