Plutôt que d’ajouter à la philosophie les mots convenus du doute, de la sagesse ou d’un système, il conviendrait peut-être de l’investir comme on le ferait d’une forteresse, dans un assaut tumultueux et sauvage pour qu’à l’orthodoxie du discours se substitue enfin cet hétérodoxie des mots par ce qu’il faudrait désigner provisoirement comme une « poétique ».
Car les mots, plus que dans leur substantivité ou leur charge conceptuelle , disposent d’un sens générique, d’une pluralité sémantique où se décline l’ensemble des modalités de signification, non dans le resserrement d’un savoir, d’une communauté linguistique et d’un consensus de facto, mais au contraire dans la somme de leurs accidents historiques et étymologiques qui font que la langue, là où elle aspire à totaliser, ne fait qu’additionner les différences qui, individuellement ou collectivement, déterminent une pensée. Là où la langue s’exonère du code linguistique quand elle ne le transgresse pas.
Mais la pensée, fût-elle partagée par autrui - en admettant cette possibilité - ne saurait faire sens de façon universelle, voire même dans un groupe restreint et, encore moins, établir les bases d’un système lisible par tous et auquel il conviendrait d’adhérer. Pas plus d’ailleurs n’est-elle destinée à rencontrer l’autre si ce n’est dans sa formulation originelle d’une communauté linguistique qui produirait de la langue.
Là où la philosophie s’appuie sur la raison et sur ses fondamentaux - espace, temps et raisonnements téléologiques – retrouvons plutôt ce qu’énoncent l’accidentel, l’éphémère, l’inorganisé qui, heureusement, la rongent. Et, avec elle, jusque dans la vérité de cette corrosion, tout ce qu’elle nourrit en terme de société si l’on admet que ce qui ne cesse d’obséder le discours contemporain c’est bien ce rapport d’un sujet à un autre, ce dialogue défini comme constructif et qui, miraculeusement, accoucherait d’une règle commune et d’un « savoir vivre ».
Ainsi sommes-nous tellement imprégnés de cette doxa que nous peinons à envisager l’au-delà des étoiles qui se loge pourtant au cœur de notre pensée et auquel nous nous refusons. Il ne s’agit pas ici d’une quelconque mystique et encore moins d’une croyance. Tout juste de la prise en compte de cette nécessité d’incorporer à nos désirs, à nos projets donc, toutes les « parts maudites », tout ce qui se rebelle à la raison, tout ce qui échappe à nos certitudes quand nous sommes prisonniers d’une syntaxe et que, de cette prison, paradoxalement, nous devons nous soustraire par les mots. Car il ne s’agit pas de sacrifier à je ne sais quel paradis primitif mais de revendiquer un autre discours qui précéderait l’action, la réalisation d’un projet par l’inauguration d’une langue collective à fonction désirante, d’une signifiance réinventée… Folie poétique ?
Il y a en soi des mots qui s’affrontent à la langue, c’est ce que la poésie nous apprend et ce que le politique redoute tant ceux-ci sont irréductibles à tout contrôle, pulsionnels, rétifs à toute sociabilité si ce n’est en termes de désir. Les mots ne sont pas que des outils et n’ont pas vocation à transformer : ils sont aussi l’écho du corps, de son histoire, et cette résonance poétique ne peut s aliéner à une société quelconque. C’est là toute l’utopie du lettrisme, d’Artaud, du situationnisme… Tout ce que la philosophie ne peut remettre en cause tant celle-ci est asservie à la gestion de systèmes et au « culturel ». Il s’agit dès lors d’établir les fondements d’une philosophie post-culturelle quand la créativité s’est réduite à la déclinaison répétitive de dogmes au service exclusif de la consommation. Donc d’une perte, d’une érosion concomitante de la matière et du sens.
Bien sûr ne recherchons pas dans cette aspiration à un nouveau modèle de pensée le vertige bienfaiteur de l’utopie mais la seule nudité de l’impossible. Défendons l’inutile et la « gratuité » du sens face à ceux qui se laisseraient aveugler par la simplicité crue des mots. Brisons l’opacité de l’apparence. Et interrogeons plutôt ces quelques accidents lexicaux parmi tant d’autres, occultés dans la cacophonie du langage à son stade terminal : la propagande.
Investir la philosophie donc, mais là où elle se tapit, dans l’ombre de l’investissement et du rapport que celui-ci est censé procuré. De même entend-on ici l’impériosité d’une investigation, mode opératoire d’une méthode scientifique, voire policière, qui place la philosophie au centre de ce qu’elle est au-delà de ses dénégations : un instrument de domination à partir d’un outil devenu coercitif, la langue.Dans tous les cas la philosophie apparaît comme une variable d’ajustement qui n’a d’autre fonction réelle que de plier le sujet dans la commune mesure qui l’asservit en le définissant comme altérité. Non pas celle de la revendication rimbaldienne du « Je est un autre » mais de l’instrumentalisation du « Je » comme « autre » dans laquelle le sujet est soumis à un ordre, un ensemble de règles et de Lois : tout ce qu’il faut nommer « culture ».
Le versant obscur, l’impensé, l’au-delà de la philosophie n’auraient-ils donc d’autre destin qu’un retour au cri primal de l’animalité ? La barbarie à laquelle on l’associe serait-elle cette loi du plus fort énoncée comme nature hostile incompatible avec la Loi ? C’est ce que ne cesse d’affirmer la philosophie. Nietzche fut pourtant celui qui imposa cette distance vis-à-vis de la primauté de la raison, par l’irruption de la poétique comme revendication d’une force inaliénable mais en cela il ne règle en rien cette problématique d’un corps social transcendant à l’homme.
Réconcilier Nietzsche et Hegel en dépassant le système que l’un nie quand l’autre le revendique, tel serait le défi d’une philosophie à bâtir – non pas « nouvelle » mais « autre », définitivement autre dans sa forme, ses modalités et surtout dans l’élaboration d’une poétique collective. Voire dans la disparition de ses maîtres.
Certes tout ceci n’est pas nouveau. Derrida, Foucault, Deleuze, Baudrillard, Virilio, Legendre et bien d’autres se sont essayés à cet autre versant de la philosophie. Ils ont ouvert un chemin qui n’a cessé de se refermer sans qu’ils n’aient jamais défriché le versant de la poétique qui eût permis de proposer le socle d’une autre culture dans l’horizon d’une politique radicalement nouvelle – post-révolutionnaire parce qu’en rupture avec l’Histoire.
Ce n’est pas un hasard si la poésie s’est sclérosée dans la forme, a été absorbée dans sa substance puis s’est dissoute jusqu’à s’énoncer elle-même comme ornement ou archaïsme. Au pire s’est-elle refermée sur de simples slogans avant d’être récupérée dans cette esthétique généralisée de la marchandisation dont la mode, le look et la dictature de la nouveauté sont devenus la figure d’une avant-garde militarisée. Il est donc à craindre que la philosophie – toute la philosophie – ne sombre elle aussi, par ce même processus, dans cet utilitarisme qui prévaut désormais et qui aujourd’hui se revendique et se sacralise comme « culture ». La multiplication des espaces culturels marchands et le détournement de l’histoire des luttes sociales par les grandes surfaces commerciales nous en fournissent quotidiennement la preuve. Quand hier les situationnistes détournaient la publicité pour désaliéner le sujet, ce sont désormais Intermarché ou Leclerc qui, sur leurs affiches, détournent les luttes sociales, mai 68 et les revendications populaires pour accroître leurs profits, certes, mais surtout pour imprimer le sceau de leur domination sur l’Histoire et officialiser la déroute de toutes les velléités de libération de l’homme consacré désormais comme esclave heureux de la marchandise et contempteur béat de son culte..
Parions que la culture de paillettes de Frédéric Mitterrand, simple excroissance opportuniste et ornementale des années Lang, ne saura répondre à d’autre défi que celui de la circulation de l’argent défini comme création culturelle ! Mais, le pourrait-elle quand toute autre philosophie ne pourrait advenir que dans la négativité du pouvoir ? Car toute culture est dominante quand bien même elle ne cesse de proclamer sa justification critique et libératrice.
Pouvoir et négativité, poétique et politique, nature et culture, subjectivité et altérité… tels seraient les pôles de cette philosophie qu’il est urgent de mettre en œuvre pour ceux qui veulent sortir de la consumérisation de nos existences. Repensons nos mots avant de penser le monde. Pour ceux qui voudraient encore le transformer, il est urgent de dénoncer une culture et une philosophie qui n’ont peut-être que développés les germes qu’elles portaient en elles. Donc réinventons. Mieux, inventons ! Le premier geste du naufragé n’est-il pas de jeter une bouteille à la mer ?
Alors qu’importe si cet horizon demeure un mirage pourvu qu’il nous donne le désir de progresser ; qu’importe que tout ceci soit encore si lointain dans l’inconnu, ou fragmentaire ou même erroné : il suffira de secouer l’arbre de la connaissance comme un cocotier pour en faire tomber des fruits.