Kaboul et le spectre de Dien-Bien-Phu
L’histoire a tendance à se répéter, on le sait. Parmi nos vaillants lecteurs, il y en même pour se souvenir récemment de la défaite de Muong Tanh, autrement dit Dien Bien Phu, qui fit tant de tort au moral de l’armée française. On sait comment ça s’est passé : des parachutistes français, notamment ceux de Bigeard, en novembre 1953 se retrouvent fort heureux de s’être emparés de ce camp, bâti sur un ancien aérodrome japonais défendu par les Vietnamiens, et s’y installèrent, avec force matériel et armements. Malgré une configuration géographique défavorable, ils décident de rester au beau milieu de cette petite plaine, l’un des rares endroits plats de la région. Mal leur en a pris. Un général, Clément Blanc, a beau alors remettre un rapport alarmant sur le choix de l’emplacement, rien n’y fait et Bigeard s’entête : pour lui, les Vietnamiens n’ont pas les moyens de placer de l’artillerie sur les crêtes alentour. Les conclusions du rapport Blanc sont pourtant sans appel "il faut d’urgence évacuer Ðiện Biên Phủ qui est une place forte promise à la destruction". On retrouvera ce rapport saisissant bien après la défaite, que Bigeard ne digérera jamais, conscient de son entêtement et de celui de l’armée française de l’époque.
Dien Bien Phu, janvier 1954.
Pendant des mois donc, pourtant, les Vietnamiens creusent des galeries et fabriquent des passages pour acheminer à dos d’homme (ou à vélo achetés chez Manufrance !) le plus souvent des mortiers, des obusiers et des lance-grenades, puis même des Katiouchas, des canons de 105 Howizer repris aux Américains en Corée qui restent cachés pendant tout ce temps, en cours de remontage ou tout simplement camouflés. On comptera 450 km de galeries à la fin du conflit. Au bout de six mois d’efforts, ils en ont suffisamment de disposés tout autour des collines qui surplombent le camp français. La seconde force de l’organisation vietnamienne est le ravitaillement de ses troupes par le contrôle des routes de l’arrière-pays : elles sont tellement nombreuses que leur bombardement systématique par l’aviation française est impossible. On peut même dire que la bataille de Dien Bien Phu a commencé à plusieurs centaines de kilomètres de l’endroit, par cette noria de matériel et d’armement et des travaux de génie faits entièrement à la main. Sans contrôle de l’arrière-pays par les Vietnamiens, et ces routes camouflées, Dien Bien Phu n’aurait pas pu arriver. Le contrôle de la route coloniale 41 sera primordial. Un reportage de Cinq colonnes à la une de 1964 visible à l’INA le montre parfaitement.
Aidés par une météo extrêmement défavorable à l’aviation (le pays est en pleine période de mousson, les pistes de décollage sont des bourbiers), les Vietnamiens commencent à bombarder au début du mois de mars. Intensivement, avec hargne et méthode. En une seule nuit, un bataillon français est décimé : le 3e bataillon de la 13e demi-brigade de Légion étrangère n’existe plus. Toutes les nuits, où les avions français (des B-26 et des Bearcats) ne peuvent rien faire, n’étant pas équipés pour voler de nuit, les Vietnamiens bombardent. Dans la journée, ils se retranchent dans les grottes et leurs galeries, dans ce qui ne sont même pas des fortifications. Pas moyen de les en déloger. "Ce qui a été une surprise, c’est qu’on ne pouvait pas les détruire", dit un Bigeard dépité dans ce fameux magazine télévisé dix ans après les faits. Seuls des paras héroïques tenteront de le faire, au prix de lourdes pertes. Le 7 mai 1954, à 17 h 30, c’est fini : les troupes françaises se rendent, même si l’Histoire retiendra que ce n’est pas tout à fait vrai. Elles arrêtent de combattre tout simplement, faute de ravitaillement, notamment par des pilotes casse-cous américains de la CIA sous le nom de Civil Air Transport, dont un, Monson W. (Bill) Shaver, 48 missions en Indochine, qui a été décoré en 2005 de la Légion d’honneur. Elles n’avaient tout simplement plus de quoi alimenter leurs armes. Les prisonniers s’ajoutent à ceux déjà faits, on en est à plus de 11 000 dont les 2/3 mourront sur place. 3 290 squelettes vivants seulement furent récupérés des mois après par la Croix-Rouge. A l’occasion de la remise de la Légion d’honneur aux pilotes américains têtes brûlées, le conseiller du président, Jean-David Levitte expliquait ainsi le problème, reporte BNet : "from the beginning, the French forces were outnumbered and outgunned", Levitte said, adding the valley’s two airstrips could no longer be used. "Defense was thus dependent upon airdrops." Que le conseiller présidentiel évoque ainsi la défaite de Dien Bien Phu résonne fort étrangement aujourd’hui où nos troupes sont engagées dans un lointain conflit qui s’éternise, comme l’Indochine en son temps.
Kaboul, août 2008
Tous les jours, des camions provenant de Kandahar délivrent de l’essence "et du Pepsi" à la capitale, note un journaliste du Times online dans un excellent article sur la situation actuelle en Afghanistan. Il fait aussi parler les camionneurs, qui racontent que depuis plusieurs mois ils se font régulièrement attaquer à la roquette, celle des fameux RPG. L’un d’entre eux parle de 13 camions détruits sur 60 dans l’un des derniers et récents assauts survenus. Et l’auteur d’indiquer avec sarcasme que le nouvel étalon pour calculer la lente progression des talibans vers la capitale consiste à compter le nombre de camions détruits et les kilomètres qui les séparent de Kaboul. Sa conclusion est claire : les talibans commencent à couper les routes de ravitaillement de la capitale, comme l’avaient fait les hommes de Giap l’hiver 53/54. Leur objectif principal portant sur la route qui relie le Pakistan à Kaboul, via Jalalabad. Sarobi, où ont été tués les Français, est sur le trajet. Un spécialiste comme Haroun Mir, le fondateur du Afghanistan Centre for Research and Policy Studies et ancien conseiller du commandant Massoud est formel : “The Taleban’s trying to cut the main roads to Kabul to target supplies for foreign forces, just like the Mujahidin did with the Soviets. If the highways are cut even for two days, it could also create riots in the city.” La même histoire recommence donc. Les talibans eux-mêmes ne cachent pas leurs intentions : "The Taleban will surround Kabul politically and militarily to make it hard for Nato forces to receive logistic convoys”, avait prédit en 2007 le mollah Omar dans une interview au Times. Ils veulent le contrôle total de l’accès à la capitale, c’est pourquoi aussi ils ont commencé, selon notre journaliste, à s’attaquer aux ONG sur place. En les faisant fuir, ils s’assurent de leurs déplacements parmi la population locale et leur incroyable faculté à disséminer partout leur armement. Près pour l’attaque finale. "Nous avons sorti un rapport il y a deux mois qui explique que les talibans sont aux portes de Khaboul", explique Emmanuel Reinert, expert et directeur exécutif du "Senlis Council" de Londres.
Les Vietnamiens vont après 1954 impressionner l’armée française, qui va chercher à comprendre sa défaite, grâce à des gens comme Charles Lacheroy, qui va inventer le concept de "guerre révolutionnaire" à leur propos. Selon lui, le soutien des populations explique le succès vietnamien, avec une organisation forte et territoriale, qui "contrôle la circulation des habitants, organise l’hygiène, l’instruction, ainsi que l’autodéfense des populations ; et permet ainsi l’engagement des guérillas sur les arrières du Corps expéditionnaire français." Exactement ce que sont en train de faire les talibans, qui, même s’ils ne sont pas si appréciés que cela, ne passent pas pour des massacreurs, la dernière énorme bavure en date de l’armée américaine pouvant être perçue comme une véritable catastrophe en communication, mettant fin à plusieurs années d’approche des populations civiles. Selon un autre observateur du fait militaire, Louis Marlière « La guérilla, forme de guerre la plus probable et la plus efficace en Afrique, ne se gagne qu’avec l’appui total de la population », dit notre homme à propos du Rwanda. Or, la bavure incroyable du bombardement, qui s’ajoute à tous les autres, inverse la donne : les talibans sont désormais plus appréciés que les troupes d’occupation. Et bénéficient à nouveau donc de soutiens inattendus dans la population : l’arrogance et le mépris américain, les massacres sous les bombardements, le manque criant de réalisations sociales locales (mais où est donc passé l’argent de l’aide astronomique donnée au pays ?), l’absence totale de lutte contre le commerce de l’opium, plus la barrière jamais brisée de la langue auront fait tourner les têtes dans l’autre sens. Au lieu d’être pires, les Talibans deviennent supportables, et surtout davantage que les troupes de l’Otan. Kaboul coupé de son arrière-pays et s’en sera fini de la capitale : or, c’est ce qui se passe en ce moment même en Afghanistan ! La population se retourne, et l’épisode du traducteur traître raconté par Le Canard enchaîné crédible.
Les talibans, patiemment, sont en train de préparer l’assaut de Kaboul : historiquement, ce ne sera pas la première fois non plus... Les Russes y ont été piégés.... et les Anglais, en 1841 ! Une femme, l’épouse d’un général anglais, lady Florentia Sale, l’a raconté en 1843 dans A Journal of the Disasters in Afghanistan. Selon elle, le chef taliban de l’époque avait retourné toute la population avant de donner l’assaut "He also says that the moolahs have been to all the villages and laid the people under ban not to assist the English and that consequently the Mussulman population are as one man against us.” Elle y raconte aussi le massacre des troupes du général inexpérimenté Elphinstone, pendant lequel le terrible chef afghan Akbar Khan tuera 4 500 soldats anglais et 12 000 supplétifs locaux, ne laissant qu’un seul survivant, William Brydon... Avant le massacre, les gardes du corps du secrétaire d’Etat William Hay Macnaghten se sauvèrent... lors d’une entrevue avec Khan. Le corps de Macnaghten fut traîné à travers les rues de Kaboul par Khan. Aujourd’hui, à la place de Khan, on trouve un autre chef de guerre du même acabit : le terrible Gulbuddin Hekmatyar. Prêt lui aussi à trahir et à massacrer Khaboul : il l’a déjà fait en 1994, provoquant 25 000 morts. Et il est prêt à le refaire, même si Karzaï lui fait depuis deux ans les yeux doux.
Celui qui est capable de nous dire si c’est bien cela qui se trame s’appelle Pierre Schoendorffer, caporal-chef caméraman du Corps expéditionnaire français en Indochine, fait prisonnier par les Vietnamiens ce 7 mai funeste. Dans un émouvant texte au Figaro, il avait raconté et salué le terrible combat de Bréchignac, qui fera plus tard partie en 1961 du putsch d’Alger, en tant aussi que membre de l’OAS. Et visité avec Kessel "la cuvette de Kaboul". Il y est revenu récemment saluer ses amis parachutistes. Un événement particulièrement bien couvert par le service de presse des armées, qui a remis le même texte l’annonçant à toutes les autres agences... étrange rappel en l’occurrence. Car Kaboul en est une, elle aussi, de cuvette-piège. Les collines et montagnes sont simplement un peu plus loin du centre-ville, mais les alentours sont truffés de caches d’armes chez l’habitant, chose que les drones que n’avait pas Bigeard ne peuvent même pas distinguer. Les armes nouvelles ont une plus grande portée également ; Kaboul sera bientôt sous leur feu. La grande offensive pourra avoir lieu, les talibans en ont déjà montré un exemple en allant libérer plus de 1 000 prisonniers dont 350 des leurs le 14 juin dernier, en plein Kandahar, au nez et à la barbe des troupes canadiennes de l’Otan stationnées sur place. La prison de Sarposa, attaquée par deux kamikazes et une trentaine seulement de talibans démontre que le district entier de Panjwai est à entre leurs mains depuis 2006. A l’origine de l’attaque, en effet, les prisonniers et leur détention jugée arbitraire par certains qui s’étaient cousus la bouche pour montrer aux troupes de l’Otan qu’une bonne partie des enfermés étaient dans les mêmes conditions que celle des détenus de Guantanamo : détenus depuis deux ans pour certains sans espoir de l’annonce d’un quelconque procès, et parfois sans raison véritable. Encore une fois, l’arbitraire créait une tension inutile et un fort ressentiment dans la population locale. La méthode américaine (ou ici canadienne) n’est décidément pas la bonne. Gérer un pays comme on gère un ranch au Texas au début du siècle n’est pas forcément la bonne méthode. Autour de la prison, des familles venues en masse ses derniers mois ont très certainement servi de relais aux talibans, les informant sur les us et coutumes des gardiens.
La bataille des esprits dans la population est déjà perdue, un second Dien Bien Phu est bel et bien en marche à Kaboul, qui tombera pour la troisième fois donc, après 1841 et 1994. Son sort est déjà scellé.
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