L’allégorie de la mouche et de l’éléphant : le piège de la menace terroriste
Ceci est une synthèse remaniée d’un article de Yuval Noah Harari, historien et auteur de Sapiens, qui sut mieux de beaucoup d’observateurs avisés nous faire comprendre la nature de la menace terroriste[1]. Sa thèse, au fond, peut être résumée à ceci : nous sommes les artisans de notre propre défaite face au terrorisme djihadiste globalisé. Nous avons raison d’avoir peur, non pas des attaques terroristes en tant que telles, mais de nos réactions disproportionnées.
[1] https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20160331.OBS7480/la-strategie-de-la-mouche-pourquoi-le-terrorisme-est-il-efficace.html Par souci de rigueur intellectuelle, les passages cités sont en italiques.
Le défunt Michel Serres nous rappelait avec malice, qu’en France, nous avons plus de chance de périr de la chute d’un astéroïde que d’une action terroriste. Dans les écoles, personne ne songerait à élaborer des exercices de confinement en raison des caprices de la vie des astres. Or nous préférons terroriser nos enfants avec des exercices de confinement, ou, à tout le moins, instaurer une culture de la peur. Pourtant, pour chaque Européen tué dans une attaque terroriste, au moins un millier de personnes meurent d’obésité ou des maladies qui lui sont associées. Pour l’Européen moyen, McDonalds est un danger bien plus sérieux que l’État islamique.
Dans le cas du terrorisme, la peur est au cœur de l’affaire, avec une disproportion effarante entre la force effective des terroristes et la peur qu’ils parviennent à inspirer.
L’allégorie de la mouche et de l’éléphant : le terrorisme comme art du faible
Un terroriste, c’est comme une mouche qui veut détruire un magasin de porcelaine. Petite, faible, la mouche est bien incapable de déplacer ne serait-ce qu’une tasse. Alors, elle trouve un éléphant, pénètre dans son oreille, et bourdonne jusqu’à ce qu’enragé, fou de peur et de colère, ce dernier saccage la boutique. C’est ainsi, par exemple, que la mouche Al-Qaeda a amené l’éléphant américain à détruire le magasin de porcelaine du Moyen-Orient. Il utile de rappeler que Daesh est né des décombres de l’armée irakienne démantelée par les Américains en 2003.
Comme son nom l’indique, la terreur est une stratégie militaire qui vise à modifier la situation politique en répandant la peur plutôt qu’en provoquant des dommages matériels. Ceux qui l’adoptent sont presque toujours des groupes faibles, qui n’ont pas, de toute façon, la capacité d’infliger d’importants dommages matériels à leurs ennemis. […] Modifier une situation politique en recourant à la violence n’est pas chose aisée. Le premier jour de la bataille de la Somme, le 1er juillet 1916, l’armée britannique a déploré 19.000 morts et 40.000 blessés. À la fin de la bataille, en novembre, les deux camps réunis comptaient au total plus d’un million de victimes, dont 300.000 morts. Pourtant, ce carnage inimaginable ne changea quasiment pas l’équilibre des pouvoirs […]
Ce qu’espèrent pourtant les terroristes, quand bien même ils n’ébranlent qu’à peine la puissance matérielle de l’ennemi, c’est que, sous le coup de la peur et de la confusion, ce dernier réagira de façon disproportionnée et fera un mauvais usage de sa force préservée. Leur calcul est le suivant : en tournant contre eux son pouvoir massif, l’ennemi, fou de rage, déclenchera une tempête militaire et politique bien plus violente que celle qu’eux-mêmes auraient jamais pu soulever. Et au cours de ces tempêtes, ce qui n’était jamais arrivé arrive : des erreurs sont faites, des atrocités sont commises, l’opinion publique se divise, les neutres prennent position, et les équilibres politiques sont bouleversés.
Un terroriste ne raisonne pas comme un général d’armée, mais comme un metteur en scène de théâtre : c’est là un constat intuitif, qu’illustre bien, par exemple, ce que la mémoire collective a conservé des attentats du 11 Septembre. Si vous demandez aux gens ce qu’il s’est passé le 11 Septembre, ils répondront probablement que les tours jumelles du World Trade Center sont tombées sous le coup d’une attaque terroriste d’Al-Qaeda. Pourtant, en plus des attentats contre les tours, il y a eu ce jour-là deux autres attaques, notamment une attaque réussie contre le Pentagone. Comment se fait-il qu’aussi peu de gens s’en souviennent ? […] Le World Trade Center était un grand totem phallique dont l’effondrement a produit un énorme effet audiovisuel. Qui a vu les images de cet effondrement ne pourra jamais les oublier. Le terrorisme, c’est du théâtre, nous le comprenons intuitivement – et c’est pourquoi nous le jugeons à l’aune de son impact émotionnel plus que matériel. [ …]
Dans ce contexte, il est bien évident que l’extrême droite et les mouvements identitaires sont les alliés objectifs du terrorisme djihadiste puisqu’ils sont des vecteurs de cette stratégie de la peur. L’insécurité identitaire est leur fonds de commerce. D’ailleurs ils visent le même objectif : diviser la société en deux blocs identitaires irréconciliables, d’un côté l’oumma (la communauté imaginée des musulmans) et de l’autre celle des natifs « culturellement homogène », tout aussi fantasmés. Personne ne peut donc s’étonner que les djihadistes et Eric Zemmour (qui en appela quasiment à la guerre civile dans son dernier discours) s’estiment mutuellement. Pour exister, chaque belligérant a besoin de la vitalité de son ennemi. L’extrême droite, c’est en quelque sorte le papier tue-mouche qui colle aux pattes de l’éléphant, au risque de lui faire faire n’importe quoi.
La violence dans un monde sans violence ? Une petite pièce, si on la lance dans une jarre vide, suffit à faire grand bruit.
Au cours de l’époque moderne, les États centralisés ont peu à peu réduit le niveau de violence politique sur leur territoire, et depuis quelques dizaines d’années les pays occidentaux l’ont pratiquement abaissé à zéro. En Belgique, en France ou aux États-Unis, les citoyens peuvent se battre pour le contrôle des villes, des entreprises et autres organisations, et même du gouvernement lui-même sans recourir à la force brute. Le commandement de centaines de milliards d’euros, de centaines de milliers de soldats, de centaines de navires, d’avions et de missiles nucléaires passe ainsi d’un groupe d’hommes politiques à un autre sans que l’on ait à tirer un seul coup de feu. Les gens se sont vite habitués à cette façon de faire, qu’ils considèrent désormais comme leur droit le plus naturel. […] C’est ce qui explique le succès des mises en scène terroristes. L’État a créé un immense espace vide de violence politique – un espace qui agit comme une caisse de résonance […] Tuer trente personnes en Belgique attire bien plus d’attention que tuer des centaines de personnes au Nigeria ou en Iraq. Paradoxalement, donc, c’est parce qu’ils ont réussi à contenir la violence politique que les États modernes sont particulièrement vulnérables face au terrorisme. L’État a tant martelé qu’il ne tolérerait pas de violence politique à l’intérieur de ses frontières qu’il est maintenant contraint de considérer tout acte de terrorisme comme intolérable.
Préserver la légitimité de l’Etat : le piège se referme
[…] Au Moyen Âge, la violence politique était omniprésente dans l’espace public. La capacité à user de violence était de fait le ticket d’entrée dans le jeu politique ; qui en était privé n’avait pas voix au chapitre. [ …] Le terrorisme n’avait aucune place dans un tel monde. Les terroristes savent parfaitement bien que, dans une confrontation militaire, ils ont peu de chance de l’emporter. Pour atteindre leur but, ils lancent à nos États un défi tout aussi impossible : prouver qu’ils peuvent protéger tous leurs citoyens de la violence politique, partout et à tout moment. S’ils ont souvent du mal à supporter ces provocations, c’est parce que la légitimité de l’État moderne se fonde sur la promesse de protéger l’espace public de toute violence politique. Un régime peut survivre à de terribles catastrophes, voire s’en laver les mains, du moment que sa légitimité ne repose pas sur le fait de les éviter. Inversement, un problème mineur peut provoquer la chute d’un régime, s’il est perçu comme sapant sa légitimité. [ …].
Afin de soulager ces peurs, l’État est amené à répondre au théâtre de la terreur par un théâtre de la sécurité. […] On aboutit ainsi à un paradoxe tragique, les gouvernements successifs, face à leur impuissance à éradiquer totalement les attentats terroristes, s’obligent à mettre en scène à domicile une toute-puissance fictive et symbolique. Ce faisant ils se piègent eux-mêmes : en mobilisant l’armée dans les lieux publics, en médiatisant la moindre de leur action spectaculaire, ils mettent en scène leur impuissance puisque les gens voient bien que cela ne suffit pas. D’autre part, ils instaurent partout une culture de la peur, objectif premier des terroristes par définition. Avec les soldats dans les rues, les exercices de confinement dans les écoles, ils rassurent certes une partie de la population qui a peur mais effraie celle, qui de façon plus rationnelle, n’a pas peur ou ne veut pas avoir peur. La peur devient alors virale.
Comment lutter contre le terrorisme ?
Pour réussir, la lutte devrait être menée sur trois fronts. Les gouvernements, d’abord, devraient se concentrer sur une action discrète contre les réseaux terroristes. La réponse la plus efficace au terrorisme repose sans doute sur de bons services secrets et sur une action discrète contre les réseaux financiers qui alimentent le terrorisme. Mais ça, les gens ne peuvent pas le voir à la télévision. À l’instar des terroristes, ceux qui les combattent devraient aussi penser en metteurs en scène plutôt qu’en généraux.
Les médias, ensuite, devraient relativiser les événements et éviter de basculer dans l’hystérie. Or malheureusement, les médias ne font souvent que fournir cette publicité gratuitement : ils ne parlent que des attaques terroristes, de façon obsessionnelle, et exagèrent largement le danger, parce que de tels articles sensationnels font vendre les journaux, bien mieux que les papiers sur le réchauffement climatique.
Il est permis d’aller plus loin que Yuval Noah Harari dans ce domaine. En poussant la logique de la caisse de résonnance jusqu’au bout, il ne peut y avoir de terrorisme moderne globalisé sans l’action des grands médias aux mains des puissances de l’argent. La politique du buzz et plus généralement, le système de captation de l’attention du capitalisme tardif donnent toute sa puissance au terrorisme. Dans la France gaullienne, les attentats terroristes de l’OAS du FLN ne pouvaient affecter l’ordre social car les médias sous contrôle de l’Etat avaient le monopole du récit. Beaucoup oublient aussi que le terrorisme moderne en occident est né à la fin du XIXème siècle conjointement avec l’avènement de la presse libre qui créa un climat de psychose, face aux attentats anarchistes. Bien entendu, il est aujourd’hui inconcevable de ne pas informer sur les attentats commis. Mais les grands médias, même les mieux intentionnés et les moins cyniques, sont prisonniers de leur modèle économique. Il est donc urgent de mettre au pas le capitalisme financier qui vampirise nos peurs.
Le troisième front, enfin, est celui de notre imagination à tous. Les terroristes tiennent notre imagination captive, par médias interposés, et l’utilisent contre nous. Sans cesse, nous rejouons les attaques terroristes dans notre petit théâtre mental, nous repassant en boucle les attaques du 11 Septembre ou les attentats de Bruxelles. Pour cent personnes tuées, cent millions s’imaginent désormais qu’il y a un terroriste tapi derrière chaque arbre. Il en va de la responsabilité de chaque citoyen et de chaque citoyenne de libérer son imagination, et de se rappeler quelles sont les vraies dimensions de la menace. C’est notre propre terreur intérieure qui incite les médias à traiter obsessionnellement du terrorisme et le gouvernement à réagir de façon démesurée.
Je rajouterai un quatrième front : se débarrasser de nos logiques assurantielles. La plupart des mesures anti-terroristes prises par nos responsables à tous les échelons visent essentiellement à se préserver de toute poursuite et d’accusation de laxisme. Nonobstant toutes les mesures élémentaires de sécurité, nous assistons ainsi à une surenchère de mesures dont nous savons pertinemment au fond de nous-mêmes qu’elles ne sont pas de nature à nous protéger. C’est un vecteur important de cette culture de la peur voulu par les terroristes.
C’est nous seuls qui nous détruisons nous-mêmes, si nous surréagissons et donnons les mauvaises réponses à leurs provocations. Si l’on veut combattre le terrorisme efficacement, il faut prendre conscience que rien de ce que les terroristes font ne peut vraiment nous détruire.
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