L’étonnante origine d’une centenaire : La Vache qui rit
Voilà qui ne nous rajeunit pas : La Vache qui rit® fête ses 100 ans en ce 16 avril 2021. Créée par Léon Bel, elle a pourtant toujours le regard vif malgré son âge avancé, et son succès auprès des gamins ne s’est jamais démenti. Ce que peu de gens savent, c’est que l’histoire de La Vache qui rit plonge ses racines dans les champs de bataille de la Grande guerre et l’écho du fracas des combats…
Dans les années qui suivent la guerre de 14-18, les pouvoirs publics constatent chez les Français des carences en calcium préjudiciables à leur santé, et notamment au développement des enfants et des adolescents. Cela conduit les responsables politiques à inciter la population à consommer des produits laitiers pour lutter contre les conséquences de ces carences. C’est alors que germe dans l’esprit de Léon Bel, un industriel jurassien établi à Lons-le-Saunier (Jura), l’idée de créer, en recyclant les excédents de comté et d’emmental, un fromage économique, facile à transporter et à conserver.
Or, il se trouve que, non loin de là, à Dôle où ils se sont installés en 1917, des fromagers suisses – les frères Gottfried, Émile et Otto Graf – ont inventé un nouveau procédé de fonte des fromages qui semble adapté au projet de Léon Bel*. Grâce à cette innovation, notre homme réussit à mettre au point un fromage à pâte molle. Bingo ! le nouveau produit répond parfaitement aux objectifs poursuivis par les pouvoirs publics et au cahier des charges que s’était fixé le fromager. Dès 1919, la nouvelle pâte est commercialisée, sous le nom de Fromage moderne, dans des boîtes en métal ornées d’une vache en pied au faciès hilare que Léon Bel a lui-même dessinée.
Le 16 avril 1921, l’industriel dépose, à l’Office National de la Propriété Industrielle (ancêtre de l’INPI), la marque La Vache qui rit et un dessin représentant « une vache en pied avec une expression hilare », celle-là même qu’il utilisait sur les emballages du Fromage moderne. Ce dessin, qui contribuera largement au lancement réussi puis au succès durable du produit, l’industriel comtois le doit à un dessinateur dont il s’est inspiré : le talentueux Benjamin Rabier dont les caricatures sont régulièrement publiées dans la revue satirique L’Assiette au Beurre.
Car la Vache existait déjà : Léon Bel l’avait rencontrée durant la Grande guerre sur les champs de bataille. Affecté au Train (la logistique de l’armée), dans le régiment RVF B.70, une unité spécialisée dans le « Ravitaillement en Viande Fraîche » des troupes, l’industriel avait été fort amusé par le dessin d’une vache hilare. À l’initiative de l’État-Major, celle-ci, née de l’imagination de… Benjamin Rabier, était en 1916 venu orner, en guise d’insigne de reconnaissance du RVF, les flancs des autobus de ravitaillement réquisitionnés** en août 1914.
La vache au sourire moqueur avait très vite été adoptée par les troupes en mal de divertissement. Mieux : les soldats français, portés à la franche rigolade pour se remonter le moral entre deux épisodes de combat, l’avaient surnommée Wachkyrie. Une manière amusante et, disons le mot, vacharde de railler les Walkyries, ces héroïnes guerrières de la mythologie germanique adulées par l’ennemi teuton. La guerre finie, la Wachkyrie n’a pas disparu : on la retrouve sous la forme d’un fox-trot dont la partition, éditée en 1919 par le chanteur Clapson, est illustrée par le fameux dessin de Rabier.
Vache qui rit versus Vache sérieuse
En 1922, La Vache qui rit n’a pas encore trouvé son véritable look : elle est toujours en pied et son pelage, tantôt blanc, tantôt marron, manque de séduction. Conscient de ses limites créatives, Léon Bel décide de renoncer à son propre dessin déposé à l’ONPI. Á l’issue d’une consultation lancée auprès de plusieurs dessinateurs, il choisit un nouveau dessin de... Benjamin Rabier et, après en avoir acheté les droits, l’envoie à l’imprimeur Pierre Vercasson auquel il demande de collaborer pour améliorer ce qui peut l’être en donnant à l’animal un aspect plus original.
C’est alors que l’inventif Pierre Vercasson, particulièrement inspiré, habille la vache d’une superbe robe rouge et, sur une suggestion de l’épouse de Léon Bel, la dote de pendentifs d’oreilles : des boîtes de fromage dont l’illustration est mise en abyme. Une idée de génie. Homme d’affaires avisé, il en dépose le dessin à l’ONPI, sous l’appellation « vache rouge », à son propre nom pour faire valoir sa part de création. Il en résulte un procès, gagné par Pierre Vercasson en 1923. Le fromager est contraint de verser un dédommagement substantiel à l’imprimeur. Mais la voie est désormais totalement libre, et Léon Bel définitivement propriétaire du dessin qui va assurer la prospérité des Fromageries Bel.
Le reste relève de l’histoire d’un produit industriel qui, très vite, trouve son public et le fidélise en dépit de la concurrence industrielle et de quelques tentatives d’imitation, parfois plaisantes à l’image de La Vache sérieuse, naguère commercialisée par la Société Grosjean. Celle-ci s’appuie sur un slogan amusant : « Le rire est le propre de l’homme. Le sérieux est celui de la vache ! ». Bien joué, mais insuffisant : en 1959, La Vache Sérieuse se retrouve « Gros-Jean comme devant », vaincue par sa désinvolte rivale, et contrainte par la justice à un changement de nom synonyme de retour dans l’anonymat. L’année suivante, La Vache qui rit renforce encore son succès dans le public avec la création des petits cubes apéritifs destinés à accompagner le Pastis ou le Martini ; emballés dans l’aluminium, ils prendront en 1976 le nom d’Apéricubes.
Née en Franche-Comté, La Vache qui rit ne s’est pas contentée de faire admirer ses boucles d’oreille en France ni apprécier la qualité de sa pâte à tartiner par nos seuls compatriotes. Progressivement, elle a conquis la planète entière, d’abord sous la direction de Léon Bel, puis celle de son gendre Robert Fiévet. Au fil du temps, l’on a vu naître de nombreuses appellations locales, de The Laughing Cow à Die lachende Kuh en passant par La Vaca que ríe ou Krowka Smieszka et, parmi d’autres dénominations beaucoup plus exotiques, Gülen Inek en Turquie ou Con Bò Cười au Vietnam. De nos jours, ce fromage à tartiner est produit dans une douzaine de lieux sur la planète et distribué dans 136 pays !
Toujours coquette, La Vache qui rit a évolué avec le temps, rognant ses cornes ici, lustrant sa robe là, se faisant liposucer une année et botoxer une autre, toutes ces retouches étant destinées à maintenir au top son image de star des étals de fromagerie. Cela lui a valu des dizaines de visuels différents dont bien peu de tyrosémiophiles – les collectionneurs d’étiquettes de fromage – peuvent se vanter de posséder la collection complète. Et ce n’est assurément pas fini : La Vache qui rit a encore de longues et belles années devant elle, de quoi égayer de nouveaux étals du regard toujours moqueur de la belle jurassienne aux boucles d’oreilles.
Reste la question qui taraude l’humanité depuis un siècle : pourquoi La Vache qui rit rit-elle ?
* Les frères Graf ont été les véritables inventeurs du fromage fondu à pâte molle popularisé par La Vache qui rit. Ils ont eux-mêmes produit un fromage de ce type dénommé La Tartinette.
** Pour pallier le manque de camions, l’État-Major de l’armée a réquisitionné le 1er août 1914 l’ensemble des autobus de la Compagnie Général des Omnibus de Paris, soit 1045 véhicules dont la majorité a été affectée au ravitaillement des troupes.
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