Antiesclavagisme et Colonialisme
« Et voilà comme on écrit l’histoire ; puis fiez-vous à Messieurs les savants » Voltaire
Un auteur perspicace Paul Valéry (1861-1945) a dénoncé, dans « Regards sur l’Histoire », cette discipline scolaire reproduite dans les colonnes des journaux ou servant de cadre aux scénarios cinématographiques, comme de la chimie mentale ; une sorte de laboratoire où l’on forge des êtres artificiels, et que l’on utilise comme des excitants ou des alcools pour créer une ivresse. Ce serait une forme d’idolâtrie que renverserait l’unité de la raison humaine soucieuse de cohérence, de saine logique et avant tout d’apaisement.
C’est pourquoi de nombreux jeunes gens se détournent de cette demi-science, car pour être historien il faut mesurer et aussi interpréter, ce que Voltaire, qui créa l’expression, nommait « la philosophie de l’Histoire ». Mais l’on ne rencontre que des prédicateurs qui enseignent une histoire comme on énoncerait les règles d’une langue. On « écrit l’Histoire » et on la redit sans avoir été forcément un témoin, et même ce dernier peut s’abuser et prendre ce qui lui est suggéré d’avouer pour ce qu’il a vu.
Je prendrai l’exemple de l’histoire de l’esclavage : on entend parler de la traite négrière ou du commerce du « bois d’ébène », pour désigner la servitude des Africains, substituée au travail forcé des Indiens succombant sous les tâches des premiers envahisseurs basques et autres. Il y a une question de mesure et d’honnêteté à en parler : la responsabilité des esclavagistes n’est pas en cause. Celle des Africains qui vendirent leurs compatriotes doit l’être ; c’est ce que pensait Voltaire. Il a raison, comme sur de nombreux points. « Un peuple qui trafique de ses enfants est encore plus condamnable que l’acheteur ». Comparez avec l’attitude du Japon qui a toujours refusé un maître étranger, fût-il religieux, et mérita de ceux qui le convoitaient l’épithète de cruel que démentira toujours la finesse de son art !
D’après certaines estimations le chiffre des Noirs déportés serait autour de 12 millions pendant quatre siècles, dont plus de la moitié, soit 7 millions pour le dix-huitième, le soi-disant « siècle des Lumières ». Les pertes pendant la traversée auraient été de 20%. Ce qui fait une perte en hommes de 2 millions cinq cent mille. D’autres chiffres sont donnés qui avoisinent une centaine de millions, mais ils sont polémiques et contredisent la raison même. « Qui veut trop prouver, ne prouve rien ».
Cependant une chose est à remarquer : de toutes les puissances maritimes de l’époque, l’Espagne seule n’a jamais participé à la traite des Noirs. Il est intéressant de voir comment l’Église s’est conduite et je remercie de ces indications l’érudit bruxellois Pierre Moreau, amateur de la Revue des Chercheurs et des Curieux, qui les a publiés dans un cahier catholique qu’il éditait, à tirage limité.
Prenons quelques Papes. Enea Silvio Piccolomini ou Aeneus Sylvius, Pie II (1405-1464). Soulignons, comme l’école de la Nouvelle Chronologie du professeur Anatoli Fomenko le ferait remarquer, qu’il porte le nom d’Enée fondateur de Rome, chose étrange pour le 210ème pape ! En parlant de la servitude imposée aux Noirs, ce Pape condamne dans une lettre ce « crime énorme » (magnum scelus) et ordonne des interdictions religieuses -ce qu’on appelle des « censures ecclésiastiques » - à l’endroit des « scélérats qui enlèvent des néophytes (nouveaux convertis) pour les faire esclaves. »
Il ne visait donc, direz-vous, que des chrétiens réduits en esclavage. Mais certains Papes sont allés plus loin. Alexandre Farnese devenu Paul III (1468-1534), dans une bulle du 2 juin 1537, prononce la condamnation absolue de la servitude « des hommes de toute race, et non seulement de ceux qui se sont convertis au christianisme, mais encore de ceux qui vivent en dehors de la foi chrétienne ». Ils devront « jouir de leur liberté, rester maîtres d’eux-mêmes, et il ne sera permis à personne de les réduire en esclavage ».
La liste des Papes qui condamnent l’esclavage est longue. Urbain VIII en 1639, le pape Benoît XIV (Bull. Benedicti XIV, const. 38, t.I. pp. 123-125), plus récemment Grégoire XVI en 1839 (Acta Gregorii Papae XVI, 1901,t.II, pp.387 et sq.), Pie IX ( voir Pillolet, Les missions catholiques françaises au XIXème siècle, tome V, Afrique, 1902, p.478), enfin Léon XIII en 1888 (voir Leonis XIII Acta, t.VIII, pp. 169-192 ; tome X, 1891, pp.192-196 ; ibidem,pp.312-318.)
Une attention portée aux mouvements de la colonisation africaine fait ressortir que c’est une campagne systématique contre l’esclavage qui a justifié l’œuvre dite civilisatrice définissant moralement et juridiquement la colonisation, émanation des Droits de l’Homme, en termes laïques.
Celui qui mena cette campagne en vraie croisade fut le cardinal français et archevêque d’Alger et de Carthage, directeur aussi des Écoles d’Orient, Christian Lavigerie. A Bruxelles, à la cathédrale Saints Michel et Gudule, ce prélat fit un sermon pro-colonial, le 15 août 1889, qu’on dirait maintenant islamophobe, à propos de l’esclavage dans le Haut-Congo.
Ce qui lui valut une réponse très pertinente de l’ambassadeur grec de l’Empire ottoman ; homme remarquable, chrétien orthodoxe, de la célèbre famille des Caratheodory de Constantinople (son fils Constantin, né à Berlin, sera un mathématicien allemand de grand talent par application de la géométrie notamment à la thermodynamique en 1909, et est décédé à Munich).
Cet Alexandre Caratheodory, ministre de Turquie, avait soutenu une thèse de droit à l’Université de Paris « De l’erreur en matière civile d’après le droit romain et le code napoléon » (1860). Il avait donc autorité pour réfuter Lavigerie sur le terrain juridique, mais ce dernier traita, moins en homme d’Église qu’en auxiliaire du colonialisme cet homme qui ne vivait pas dans la sphère coloniale laïco-ecclésiastique, la seule capable aux yeux du Cardinal de comprendre la situation de l’Islam, son danger pour l’œuvre à accomplir.
Le Cardinal Lavigerie, dans une lettre au quotidien libéral l’Indépendance Belge qui avait publié la protestation diplomatique turque faite au nom de la communauté musulmane, répondit insolemment au diplomate grec de l’Empire en récusant toute interprétation du Coran faite par un Chrétien, alors que lui-même s’autorisait de proférer des accusations ouvertes contre l’Islam : « Sachez que, depuis plus d’un demi-siècle, et pendant que nos regards étaient fixés sur d’autres contrées, le mahométisme envahissait, peu à peu, sans bruit et avec une persévérance qui ne s’est pas lassée, la moitié de l’Afrique ».
C’est une déclaration de guerre. Nous passons de la réprobation de la servitude imposée par les négriers, et de leur punition, à une croisade plus générale contre les Musulmans. La citation précédente, comme la suivante sont extraites d’une Conférence bruxelloise sur le sujet. Lavigerie aggrave l’accusation : « Mais je ne puis m’empêcher de dire aujourd’hui, parmi les erreurs si funestes à l’Afrique, la plus triste est celle qui enseigne, avec l’Islam, que l’humanité forme comme deux races distinctes : l’une, celle des croyants, destinée à commander, l’autre, celle des infidèles, comme ils l’appellent destinée à la servir. Or, dans cette dernière, les Noirs (les nègres, selon une expression alors non péjorative) tiennent pour eux le dernier rang, le rang même des animaux. Parvenus par leurs conquêtes jusqu’au centre d’un continent peuplé de noirs, les musulmans se sont donc mis à l’œuvre que justifient leurs doctrines. De proche en proche, les bandes esclavagistes créées par eux, ont avancé dans l’intérieur, venant du Maroc, du pays des Touaregs, de la Tunisie, sur Tombouctou et les contrées qui entourent le Niger, de l’Égypte et de Zanzibar sur la région des lacs, et enfin, aujourd’hui, jusqu’au delà du Haut-Congo, et presque aux confins des possessions anglaises et des colonies du Cap ».
L’Angleterre et la France étaient les deux puissances coloniales, et les États-Unis n’avaient pas encore occupé les Philippines qui les feraient entrer en conflit avec les Moros musulmans dans le sud du pays ! Restait l’Allemagne ! A cette époque, déjà, les relations s’amélioraient entre l’Allemagne et tous les pays musulmans, et dans les révoltes de Fez le 16 avril 1912, les Allemands résidents seront épargnés par les Marocains soulevés. Cette sympathie était si forte que onze ans après le sermon de Lavigerie, l’Empereur et Roi de Prusse Guillaume II - dont l’épouse donnerait le nom à des œuvres charitables à Jérusalem, en particulier à une école pour jeunes filles arabes - restaurerait à ses frais, à Damas, le tombeau de Saladin et déclarerait dans le toast porté au maire de Damas qui le recevait, le 8 novembre 1898, qu’il se considérait comme le protecteur « du sultan et des trois cent millions de musulmans épars dans le monde ».
C’est ce qui permet d’apprécier cette phrase de Christian Lavigerie : « C’est de l’Afrique qui devient allemande, que sont parties, depuis des années, que partent encore maintenant les bandes des musulmans pourvoyeurs de bétail humain » (Documents sur la fondation de l’œuvre antiesclavagiste par le cardinal Lavigerie, Saint Cloud, 1889, page 202.) Pareille islamophobie avait donc justifié une démarche diplomatique officielle de protestation turque ottomane au près du Roi des Belges. Cet antiesclavagisme islamophobe justifiait tous les excès de la colonisation, lesquels réunis ne pouvaient atteindre un tel degré de noirceur que celui présenté médiatiquement.
« En février 1888, le cardinal Lavigerie avait fait entendre au Pape une plainte émouvante dans une lettre sur l’esclavage : « Quatre cent mille hommes en sont victimes. En vingt-cinq années, qui paraissent la moyenne de la vie africaine, cela fait dix millions. »
« Le 15 août » explique le journaliste et plus tard réfugié de la collaboration germano-belge en Argentine, Pierre Daye en évoquant ce que nous avons plus haut présenté comme un appel à la croisade antiesclavagiste « le cardinal vint à Bruxelles. Il eut une entrevue avec le Roi, puis parla à l’église de Sainte-Gudule. Sous les voûtes de pierre grise, du haut de la chaire Renaissance, toute couverte de sculptures et au pied de laquelle étaient rangés des nègres en uniforme, le cardinal à la barbe blanchissante, vêtu d’écarlate, sut faire pleurer la foule... L’effet produit fut immense ; le ministre de Turquie, Caratheodory Effendi, crut nécessaire de protester officiellement contre ces paroles hostiles à l’Islam. » (p.308)
Le roi des Belges Léopold II réunit une Conférence Antiesclavagiste Internationale qui s’ouvrit le 18 novembre 1889. « Dix-sept puissances avaient envoyé des délégués. La Conférence s’était tracée pour programme d’étude la suppression graduelle de la traite des noirs et de la clôture immédiate des marchés alimentés par cette source, ainsi que de la répression du commerce des spiritueux et des armes à feu. La Conférence allait durer très longtemps, avec des interruptions. En fait, elle se prolongea jusqu’au 2 avril 1892 » ( voir Pierre Daye, « Léopold II », Fayard, Paris, 576pp., p.316).
Elle proposait l’abolition de la traite négrière, cependant que le travail forcé allait ensuite prendre des proportions extrêmes dans la colonie congolaise, propriété du Roi.
Il faut toujours manipuler l’histoire comme des produits chimiques en laboratoire, avec précaution !