L’impasse nationaliste (2)
J’ai tenté de montrer, dans un précédent article, en quoi le nationalisme est un leurre. Qu’il repose sur des principes républicains ou sur des bases ethniques, il a tendance à gommer les conflits sociaux au profit d’une identité nationale fantasmatique. Est-ce à dire que la nation soit une pure et simple illusion, et qu’il faille désormais enfermer la politique dans un cadre supra- ou infra-national ? Rien n’est moins sûr, comme on va le voir.

L’esprit de clocher
Si la nation peut encore nous intéresser, c’est parce qu’elle nous fait sortir de la cellule familiale, de la tribu, du village, bref : des petites communautés unies par des liens matrimoniaux ou amicaux. La nation, contrairement à l’image qu’en ont souvent les gens d’extrême droite, n’est pas une grande famille. Sans doute présente-t-elle un minimum d’homogénéité culturelle, sans quoi aucune vie commune ne serait possible. Mais elle regroupe des gens qui ont des modes de vie, des conditions de travail, des opinions, des origines bien différentes. Ce rassemblement ne s’est d’ailleurs pas fait spontanément : il est le résultat d’une longue violence étatique, l’aboutissement d’un processus douloureux, souvent sanglant, de centralisation du pouvoir et de normalisation juridique et culturelle. Il ne s’agit donc pas de mythifier l’histoire de la nation. Mais puisqu’il y a, de fait, une relative unité nationale, puisqu’il existe une langue, un territoire et des institutions communes, pourquoi ne pas en profiter pour mettre en place une vie politique digne de ce nom ?
Puisque les membres d’une même nation ne sont pas unis spontanément, puisqu’ils ne sont pas liés par le sang ni par l’amitié, il faut bien qu’ils trouvent un terrain d’entente politique. Autrement dit, il faut qu’ils débattent, argumentent, tâchent de trouver une solution rationnelle aux conflits qui les divisent. Ainsi, quand elle n’est pas mythifiée, quand elle n’est pas perçue comme une grande famille unie par un amour fusionnel, la nation peut être particulièrement adaptée à la vie démocratique.
Il faut donc, me semble-t-il, résister à la tentation du repli sur de petites communautés (villages, groupes d’amis, quartiers, etc.). L’esprit de clocher doit être dépassé, d’une part pour éviter les conflits stériles entre petits groupes, d’autre part pour empêcher ceux qui gouvernent le pays de faire ce qu’ils veulent. Car si la plupart des gens se désintéressent de la politique nationale, alors pourquoi les représentants de l’État se priveraient-ils d’utiliser les richesses matérielles et humaines du pays à leur profit et au détriment de l’intérêt commun ? La nation ne peut devenir une véritable communauté démocratique que si les citoyens se l’approprient, évitant ainsi l’esprit de clocher sans pour autant tomber dans un jacobinisme étroit.
Grandeur et limites de l’internationalisme
Je viens de critiquer l’esprit de clocher, parce qu’il engendre des conflits stériles et détourne les gens des problèmes politiques globaux. Mais ne pourrait-on pas dire la même chose du nationalisme ? Quand il est étriqué et arrogant, le nationalisme conduit à des conflits particulièrement meurtriers, comme la première guerre mondiale. Mais même lorsqu’il est sans chauvinisme ni sentiment de supériorité, l’attachement à la nation n’est-il pas une dangereuse illusion ?
Comme on le sait, aucune nation n’est homogène d’un point de vue culturel, social et économique. Même lorsqu’elle est très unifiée sur le plan ethnique, une nation est traversée par des oppositions de classes. Pour dire les choses de manière très simplifiée, voire simpliste, on peut distinguer aujourd’hui deux grands groupes : il y a d’une part une hyperbourgeoisie, de l’autre la masse des citoyens ordinaires. Le premier groupe est composé de gens très riches, très influents et très bien dotés sur le plan culturel. Peu nombreux, très mobiles, ils peuvent facilement se rencontrer et élaborer des stratégies pour conserver ou accroître leur pouvoir face à la masse des citoyens ordinaires. Or, comme chacun sait, ces gens n’appartiennent pas nécessairement à la même nation. Ils forment une « élite » mondialisée, et à ce titre voyagent beaucoup. Souvent d’ailleurs, ils ont fait leur scolarité et leurs études à l’étranger (écoles internationales, Harvard, etc.). Aussi ont-ils bien plus que des intérêts en commun : le sentiment d’appartenir à une élite mondiale. Peut-être sont ils les seuls, depuis le déclin de la classe ouvrière, à avoir une claire conscience de classe. Très révélateur, à ce titre, est le célèbre mot du financier Warren Buffett (homme le plus riche du monde en 2008) : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène cette guerre, et nous sommes en train de la gagner » (Source : bakchich.info).
Tout cela est une réalité. Nul besoin de faire intervenir un invraisemblable complot judéo-maçonnique pour le savoir. Il suffit de voir comment les multinationales ou les grands groupes financiers font valoir leurs intérêts auprès d’institutions supranationales comme l’Union européenne, l’OMC ou le FMI – et je ne parle même pas d’officines plus secrètes comme la Trilatérale ou le groupe Bilderberg.
Face à cette internationale des ultrariches, ne serait-il pas judicieux de reprendre le mot d’ordre de Marx et Engels : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » ? Cela ne serait pas mal, en effet, mais c’est difficilement réalisable. Contrairement aux grands bourgeois qui dirigent le monde, les gens pauvres ou ordinaires sont trop nombreux, trop peu mobiles, trop embarrassés par des problèmes linguistiques pour former une organisation internationale efficace. Si la IIIème Internationale a joué un rôle non négligeable dans l’histoire, c’est parce qu’elle bénéficiait de l’appui de plusieurs États (Union soviétique, bien sûr, mais pas seulement). C’est aussi parce que les communistes jouaient un grand rôle dans la vie politique de certains pays – en Italie et en France, notamment. Autrement dit, l’Internationale était efficace parce qu’elle était solidement implantée dans quelques États-nations.
Aujourd’hui qu’elle n’existe plus, le mot d’internationalisme a-t-il encore un sens ? Oui, à condition de lui donner une définition modeste et réaliste. L’internationalisme, ce peut être d’abord une coopération entre États, comme on peut le voir actuellement en Amérique du sud, où certains peuples s’unissent pour échapper à l’hégémonie états-unienne. L’internationalisme, ce peut être aussi le refus d’un nationalisme chauvin et agressif. En 1914, les partis socialistes européens ont renié leur internationalisme pour rejoindre l’Union sacrée et cautionner la grande boucherie qui marqua le début du long déclin de l’Europe. Aujourd’hui, me semble-t-il, il est possible d’éviter ce genre d’erreur malgré la propagande des gouvernements et des médias. Enfin, l’idée internationaliste peut s’incarner dans une certaine mesure lorsque un peuple s’inspire d’un autre. L’exemple des actuelles révolutions arabes est assez frappant à cet égard. Autant qu’on puisse le savoir, ces mouvements ont été en grande partie spontanés. Il n’y a pas eu, en tout cas, une organisation arabe supranationale pour les orchestrer. Mais ils ont montré qu’une insurrection peut déborder largement les frontières d’un État, par l’effet d’une identification d’un peuple à un autre peuple.
Pour une conception non romantique de la nation
Comme on vient de le voir, l’idée internationaliste, n’est pas tout à fait vaine, mais elle peine à se concrétiser. Aussi les amis de la démocratie ont-ils tout intérêt à s’investir prioritairement dans la nation dont ils font partie. Cela ne veut pas dire qu’ils doivent adhérer à une quelconque mystique de l’ethnie ou du sang, ni s’ « enraciner » comme une plante dans un terroir ou une « identité nationale ». Il s’agit plutôt de prendre au sérieux ce que signifie le mot « politique ». La politique est profondément ambiguë : elle est à la fois l’art du vivre ensemble, et la continuation de la guerre par d’autres moyens (pour reprendre en l’inversant la célèbre formule de Clausewitz). C’est dire qu’elle est l’art du débat et du compromis. Quand les rapports de force sont par trop inégaux – comme c’est le cas aujourd’hui, bien souvent – le compromis qui en découle est parfaitement inique : les catégories sociales dominantes écrasent de tout leur poids les catégories défavorisées. Mais il est des époques où les rapports de force deviennent plus équilibrés. Alors, les mots de république et de nation peuvent acquérir un sens concret. Le compromis n’est plus simplement un accord imposé par les dominants : il va dans l’intérêt général.
C’est ce qui s’est passé, en 1944, lorsque le Conseil National de la Résistance a élaboré un programme pour reconstruire la France sur des bases saines. Rappelons à ce propos que ce programme social et politique a été explicitement attaqué par Denis Kessler en 2007, alors qu’il était vice-président du Medef : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! » (Source : lucky.blog.lemonde.fr)
Autrement dit, la grande bourgeoisie ne peut plus supporter qu’il reste quelque chose du compromis historique qui a été fait à l’époque entre socialisme et capitalisme, alors qu’une bonne partie de la droite était discréditée par sa collaboration avec les nazis et que les communistes avaient un poids politique considérable. Contre cet assaut de la bourgeoisie la plus puissante et la plus arrogante, tout ami de la démocratie devrait au contraire être favorable à une défense du programme du CNR, et à un nouveau compromis raisonnable entre les forces sociales.
Ainsi, l’unité nationale devrait davantage être un mariage de raison qu’un mariage d’amour. Cela peut paraître peu exaltant. Pourtant, si l’on y réfléchit, cette conception de la politique débouche sur des résultats concrets, et à ce titre elle est beaucoup plus intéressante que le mirage d’une nation sans luttes de classe, soudée par le patriotisme, par une phraséologie républicaine, ou par des caractéristiques ethniques. Cette nation romantique peut paraître séduisante. Mais tôt ou tard, elle s’avère n’être qu’un leurre. Lorsqu’on prétend réconcilier toutes les classes dans une grande fraternité, cela se fait toujours au détriment des classes populaires, et très souvent au détriment de boucs émissaires (étrangers, ethnies minoritaires, etc.). Au bout du compte, l’enthousiasme nationaliste finit par retomber et la gueule de bois est à la mesure de l’ivresse qui l’a précédée.
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