L’incompétence
L'incompétence nous envahit, elle sape notre morale et notre économie, la santé de ceux qui l'acceptent au quotidien ; elle fabrique du gaspillage et du laid. Est-ce le symptôme d'une grave maladie ? L'effet secondaire de l'ordonnance néo-libérale ? Ou la pente délibérée induite par l'éviction des peuples ? C'est un mal sournois, diffus, qui répugne à dire son nom.
L'incompétence est curieusement tabou ; je dirais même protégée, ce qui me paraît paradoxal dans un monde sans plus de protections.
L'incompétence, c'est être à la mauvaise place. Cela est d'autant plus cruel que nous vivons dans une société où dorénavant ne subsistent plus que des emplois. Il y a des trous, il faut les boucher, on ne peut presque plus parler de fonction ! Puisque les gens sont placés, déplacés, comme des pions sur un échiquier, il y a effectivement plus de chances de se tromper que lorsque les gens se plaçaient tout seuls.
L'incompétence, c'est mal faire son travail. On voit que selon le travail en question, elle peut toucher très loin dans ce que le droit ne peut entendre. Or le droit est le seul recours tant il est rare qu'un incompétent admette son incompétence !
Nous avons tous eu affaire à l'incompétence d'un artisan ; la plupart du temps, celle-ci n'est que le fruit de la pression qui s'exerce sur lui, ou qu'il fait lui- même peser, dans le but d'une plus grande rentabilité. En tant qu'entrepreneur, il peut embaucher des ouvriers pas suffisamment qualifiés, ou préférer la sous-traitance, obligé ça et là d'accepter le plus de chantiers possibles. L'incompétence c'est aussi ne pas savoir gérer une affaire, et la couler. On en a de multiples exemples, bien au delà de quelques officines ! L'incompétence peut envoyer des centaines d'ouvriers au chômage. Le fin du fin aujourd'hui est néanmoins de parvenir au même résultat grâce à une compétence exceptionnelle ! Alors que cela devrait en être le nec plus ultra, au sens littéral.
L'incompétence, même ponctuelle, d'un médecin, d'un vétérinaire, d'un garagiste... non seulement n'est pas réprimandée, mais on la paye.
Il fut un temps où l'on parlait d'un « travail de professionnel » pour qualifier un travail bien fait ; il semble qu'aujourd'hui les choses se soient inversées et qu'on ne puisse plus dire que : « on est jamais aussi bien servi que par soi-même » ! Si votre maison s'écroule, vous avez des chances d'obtenir gain de cause en justice ; mais si votre cheminée fume, ce n'est même pas la peine d'essayer !
Un artisan qui envoie ainsi un de ses ouvriers sur un chantier, est responsable de ce chantier, or, si cet ouvrier fait mal son boulot, il ne peut en aucun cas le virer : sa responsabilité tient toute entière dans le choix de celui-ci. Choisir ses collaborateurs est un art peu partagé ; ne pas choisir ses employés, prendre « les moins chers » est beaucoup plus courant ! (les moins chers ne sont pas tous incompétents, mais mal payés, ils peuvent devenir boudeurs !)
Mais l'incompétence va bien au delà .
Dans la fonction publique, celle-ci est inenvisageable ; quelqu'un qui, par ses points et son ancienneté, se voit promu à un poste est légitimé du point de vue de l'Administration. Qu'il y soit compétent ou non n'intervient pas dans sa paye ni même dans son avancement ultérieur et pourtant, il arrive qu'un cadre A, après des années de bons et loyaux services, se voit avancé dans une administration dont il ne connaît rien ; il deviendra chef d'une équipe compétente et travailleuse et, selon son caractère fuira ses responsabilités en les déléguant – et c'est, dans ce cas ce qu'il a de mieux à faire certainement- ou bien voudra se convaincre de son pouvoir en harcelant celui, ou celle qui directement sous ses ordres lui est infiniment supérieur.Terriblement mal dans sa peau, il n'aura bien sûr pas le courage de demander à revenir à son ancien grade dans le domaine qu'il connaît ; on ne peut lui demander la patience d'attendre qu'un poste s'y libère . Combien de congés maladie, de dépressions imposées aux secrétaires, aux sous-fifres qui subissent un tel chef ? Le problème est occulté ; sa solution est bloquée. On fait avec, comme avec une fatalité.
Je suis loin de tout lire et de tout savoir, mais cette question ne semble pas être posée ou, si elle l'est, n'est pas rendue publique !
Être à la mauvaise place, c'est inconfortable ou douloureux, c'est inefficace donc ça coûte cher ! si on admet que toutes les places ont leur importance dans la bonne marche des services publics, il n'est pas honteux d'être un bon second et de s'avérer piètre premier. Quant à la paye, elle peut suivre son bonhomme de chemin tout au long d'une carrière sans pour autant déménager les gens d'un bout à l'autre de la France ou de les propulser dans une mission qu'ils ne sauront pas remplir convenablement.
Il faut bien se connaître pour s'admettre et le monde actuel n'incite pas à s'admettre second !
Il est bien entendu que le problème est complexe ; on ne peut guère imaginer sans dérives graves, une police de la compétence ou, pire, une délation ; un professeur peut être mal noté par son inspecteur, peut voir sa carrière ralentie, mais je ne sache pas que l'on puisse dire à quelqu'un qu'il n'est pas à sa place derrière un bureau. Et pourtant ! On ne va pas aborder la sélection des profs car on y passerait la nuit !
Je pense que toute question mérite d'être posée, tout problème mérite qu'on tente d'y trouver une solution et, certes, ce que j'évoque ici ne concerne pas la majorité... mais on y vient.
Le capitalisme a tenu jusqu'ici grâce au bon travail de ses exploités. Ce bon travail n'était pas fait tant pour satisfaire le patron et remplir ses poches que pour avoir, soi, petit du peuple, une dignité. Cela nous était inculqué non pas comme des leçons à réciter par cœur, mais c'était dans l'air du temps. Les choses étant ce qu'elles sont, les puissants étant les puissants, les petits étant les petits, le seul sens de la vie de ces derniers tenait tout entier dans cette honnêteté. Celui-ci était entretenu par un patronat paternaliste qui flattait ou pouvait flatter le bon ouvrier. Dans le service à la personne, on gardait les bonnes qui étaient bonnes ! Et ceux-là trouvaient dans cette inégalité, leur bonheur de gré ou de force même si leur gré était de force, sans qu'ils le décodent ou sans qu'ils puissent y changer quoique ce soit.
Quand j'étais jeune, nous étions jusqu'à quarante par classe ; personne n'avait l'idée de changer ce fait- qui était, il est vrai conjoncturel-, l'instituteur qui n'était pas professeur des écoles, faisait son boulot et, je dois dire, pas toujours dans la facilité. Le service public était alors un sacerdoce, accepté et même désiré. Je ne suis pas en train de dire que c'était bien, juste que, quelles que fussent les conditions, les gens s'efforçaient de faire bien leur boulot parce que leur boulot était une mission dont il avait la charge et pour laquelle ils s'étaient engagés. Et l'engagement voulait encore dire quelque chose. L'honneur était en jeu, l'incompétence rare.
Dans tout les domaines, le talent joue son rôle : tout le monde n'a pas la bosse du commerce et celle-ci n'implique pas, bien entendu, seulement la capacité de faire des calculs, des bilans et des opérations ; le contact humain y est primordial. Or, il s'est avéré que des petits malins scrutèrent les éléments flagrants de réussite, dans les ventes à domicile notamment, et en firent un programme de BTS. On a tous eu à notre porte des petits margoulins qui voulaient nous vendre une encyclopédie ou nous faire adhérer à un club de livres. Les jeunes qui se pointaient avaient visiblement appris leurs leçons et tout compris des « trucs ». Cela suffit parfois, ou suffit tout court puisque l'on persiste, mais la compétence en ce domaine n'est devenue qu'un rôle à jouer, posséder une capacité de se référer mentalement à la case apprise correspondante à la réaction du futur pigeon. Il ne s'agit plus de séduire et d'entourlouper- toute chose que l'on peut ne pas apprécier par ailleurs- mais de terroriser, de culpabiliser, de contraindre ! Si le résultat est le même, le chemin est beaucoup moins plaisant !
En tous métiers on a retiré l'aspect humain pour ne garder que l'aspect efficace ; c'est pourtant un tort puisqu'il n'y a d'efficace que l'aspect humain ; la course au chiffre est bien gentille mais la volonté de son règne ne semble pas être une carotte suffisante, bien au contraire c'est le coup de bâton qui est redouté ; mais la peur de ne pas gagner n'a jamais fait gagner.
Si bien qu'il semble que l'on en soit rendu à un stade ou l'employé – au sens large- n'a plus comme satisfaction que cette carotte aussi difficile à atteindre que l'horizon ! Partant comme le Capitaine Haddock dans sa quête du yéti au Tibet, en début de carrière, la petite main du capitalisme moderne, se dégoûte vite, travaille aussi mal que possible, portant son attention vers la limite à ne pas franchir ; le boulot devient un mauvais moment à passer, on s'en accommode parce que de nécessaire, il est devenu privilège. Mais le travail devenu rare n'est pas une raison suffisante pour qu'on le fasse avec goût... peut-être que le travail demandé aujourd'hui est foncièrement antinomique de toute aspiration !
Cette épidémie a si bien pris, dans un pays où de plus en plus de gens sont au chômage, ou de plus en plus en plus de jeunes sortent de l'école sans véritable savoir ou savoir-faire, qu'elle a envahi toutes les professions. Bientôt, le capitalisme ne pourra plus tourner en comptant sur la bonne volontés de ses obligés ; et, au fond, c'est peut-être une bonne chose, en attendant, on n'y trouve guère de satisfactions !
Il y a aussi une autre raison que j'avais évoquée dans mon article sur le tourisme : un pays qui base son économie sur des emplois de service ne concourt pas à élever la fierté de ses travailleurs ; le service était le fait des esclaves dans toutes les société esclavagistes, services et boulots peu qualifiés et bien sûr pas valorisés.
Dans tous les domaines, de l'agriculture à l'enseignement, des soins au commerce, les conditions sont telles que la compétence ne sera bientôt plus une perle mais une anomalie alors qu' elle fut la norme.
Mais la gangrène a pris aussi beaucoup plus haut !
En politique l'incompétence est de rigueur, soit par ignorance des dossiers, soit par manque d'idées et pour ceux qui connaissent les dossiers et qui ont des idées, si elles ne sont pas dans la ligne, c'est le silence ou les entraves qui empêchent ; les ministres, les députés préférés, sont ceux soumis aux diktats du parti, pour les autres c'est la castration, la stérilisation obligatoire ! Mais cela ne dérange personne : la farce de Nicole Bricq dont le courage a été durement sacqué et que l'on place dans un petit placard aux buts exactement contraires à son premier ministère ( quelle déception que cette femme ait accepté ce poste !) en est une parfaite illustration. La seule compétence requise est de savoir bien faire semblant !
Il fallait impérativement se défaire de ces fameux complexes : l'incompétence notoire venait de se revendiquer. Il n'est même plus besoin de détourner les yeux d'un air gêné quand on est pris en flagrant délit de mensonge, d'abus de pouvoir ou de bien sociaux, d'ignorance crasse, l'incompétence est devenue normale, évidente et la malhonnêteté un péché mignon. Les gens semblent ne plus être trop rancuniers et leur mémoire, au fil des abus, s'emmêle les crayons, se fatigue, se tait ou se dissipe ! Plus le monde se rétrécit dans la poigne des puissants, plus les problèmes surgissent, nombreux, complexes et urgents mais le travail sur ces dossiers est rendu caduque s'il n'a pas été avorté, car il semble plus judicieux de laisser en l'état, ne pas approfondir ni résoudre. « Je vais réquisitionner les logements vides » Oui ? On attend...
La compétence qui est sous tendue par le désir du travail bien fait, condition nécessaire à la dignité humaine est en train de disparaître, massivement. Les gens haut placés se contentent de leurs royalties et du temps court de leur gloire, ayant perdu jusqu'à la conscience d'autres satisfactions, mais les petites gens n'ont plus rien pour compenser leur pauvreté ; les classes intermédiaires sont malades, ce qui fait la joie des laboratoires pharmaceutiques et le trou de la sécu.
Le paradoxe tient dans le fait que la compétence réelle n'est pas l'application d'une recette mais bien une autonomie dans le travail, or il n'est plus question nulle part d'autoriser cette autonomie qui est trop dangereuse, trop subversive ; on fait tenir, de plus en plus mal il est vrai, une société sur des brimades, des interdits non-dits, des bâtons mis dans les roues des hommes de bonne volonté.
Et l'incompétence qui était un handicap, parfois même une honte si on avait raté quelque chose, devient la norme . On ne demande de résultats ( en fait, on ne demande plus guère que du chiffre) qu'aux individus formatés pour ce faire, aux asservis volontaires ou non ; il s'agit juste de les fabriquer en nombre suffisant pour que la machine tourne : les autres étant devenus des gêneurs, les piéger dans l'impuissance est la meilleure tactique trouvée.
Dans son livre « l'Enseignement de l'ignorance », Jean-Claude Michéa nous montre très bien la régression d'une école qui n'instruit plus ni n'enseigne plus rien.
(Au moment de boucler cet article, je tombe sur un autre qui se demande si l' E N A n'est pas une fabrique d'incompétents !)
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