« L’Instituteur » , un sketch hilarant de Jean Dell, pour retrouver la raison dans l’Éducation nationale, si possible...
On soigne le mal par le mal. « Similia similibus curantur », disaient les Romains : les choses semblables sont soignées par des choses semblables. Quand on se heurte, en effet, à une conduite absurde, il est vain de vouloir convaincre en analysant méthodiquement par raisonnement les éléments contradictoires qui la caractérisent. Il vaut souvent mieux entrer dans le jeu de l’absurdité et en exagérer la pratique sans la dénaturer pour tenter de stimuler dans les esprits une révolte salutaire qui les ramène à la raison.
Tel est le mécanisme sur lequel repose l’hilarant sketch de Jean Dell, L’Instituteur, qu’un lecteur a eu la bonne idée de déposer en commentaire après un article récemment publié sur Agoravox, « Il y a des gifles qui se perdent : le professeur et le droit de correction ».
L’ironie à la façon de Montesquieu
Cette méthode, qui pousse l’absurdité jusqu’à son terme ultime, emprunte son efficacité à la technique de certains arts martiaux : il s’agit d’user de la force de l’adversaire pour la retourner contre lui-même. Montesquieu l’a pratiquée avec maestria quand il lui était apparu qu’il ne servait à rien d’argumenter rationnellement pour démontrer la sauvagerie « de l’esclavage des nègres » dans L’Esprit des lois (1748). Il a préféré réunir en bouquet les arguments des négriers, tous plus absurdes ou cyniques les uns que les autres pour en faire exploser l’odieuse inanité.
Le procédé de l’ironie, poussé parfois jusqu’au sarcasme, permet de dire le contraire de ce qu’on pense en laissant des indices pour le faire deviner : l’indice est ici une accumulation insensée de contradictions livrées dans une parodie de l’idéologie négrière.
Jean Dell pratique la même ironie dans une même parodie. Mais c’est celle du cours d’un instituteur : il baisse la voix pour ne pas déranger un élève qui téléphone ; il autorise un autre à fumer ; il admet que Saïgon se situe sur les bords de la Loire ; il concède que le « s » en français n’est pas la marque du pluriel. Et la moindre de ses velléités, pour contenir le flot des absurdités qui le submerge, est aussitôt sanctionnée par la police et la justice : l’avocat s’entremet entre lui et l’élève et la police arrête l’instituteur pour avoir osé réveiller une élève qui dormait en pleine classe : elle le poursuit pour tapage nocturne !
Le spasme libératoire du rire
Mais la différence entre Montesquieu et Jean Dell est que le premier ne fait pas rire quand le second soulève l’hilarité. L’ironie de l’un et de l’autre ne s’appuient pas sur le même comique : celui de Montesquieu reste très fin tandis que Jean Dell fonce tête baissée dans la farce. Pourquoi se gêner quand l’absurdité est à son comble ? Autant s’y vautrer soi-même à plaisir ! La différence entre les deux comiques est, en effet, une affaire de calibre dans la distorsion perçue entre ce qui est et ce qui devrait être. Jean Dell renverse carrément le monde et le fait marcher sur la tête : le chaos devient l’ordre. Le chaos du caprice individuel et de l’ignorance des élèves et de leurs parents s’oppose à l’ordre de la règle socialisatrice et du savoir que l’instituteur a la mission de transmettre.
Le sketch saisit le moment où ce chaos et cet ordre sont aux prises et où, le premier commençant à l’emporter sur le second, on approche de l’instant de l’irréversibilité : l’instituteur est en état de survivance. Il en est à négocier ce qui n’est pas négociable en croyant sauver son existence alors qu’il se résigne à sa disparition : ni le savoir scientifique ni la règle socialisatrice ne peuvent, en effet, souffrir de compromis. Et les forces de l’ordre social se sont déjà rangées au service du chaos : elles sanctionnent toute transgression de son désordre par l’ordre. L’instituteur qui résiste encore un peu ou si peu, est arrêté, traduit en justice et condamné.
Il faudrait que ce sketch de Jean Dell pénètre dans tous les foyers de France. Attention ! Ce sont les deux acteurs de cette tragique comédie qui sont ensemble fustigés, le chaos social comme l’ordre social qui se couche devant lui. Voilà, en tout cas comme dit Raoul dans Les Tontons flingueurs ce qui s’appelle rédiger pour « les dingues » « une ordonnance et une sévère » qui ne « correctionne plus » mais « éparpille aux quatre coins de Paris façon puzzle », « dynamite », « disperse », « ventile ». Et même, plus que la barbarie du caprice et de l’ignorance individuels, c’est surtout l’institution qui y est dénoncée : par sa démission, elle est tenue pour responsable d’une situation absurde qui conduit un professeur à n’être plus qu’un pantin que n’habite même plus la volonté personnelle de défendre sa propre dignité. Paul Villach
Voici le lien qui permet d’écouter le sketch de Jean Dell
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