L’origine de notre République
« La République », « Les valeurs de la République », « L'école républicaine », autant d'expressions, de formules, qui, parsemées dans une déclamation, drapent immédiatement l'orateur de vertus universelles, et dont l'invocation ne nécessite pas plus d’éclaircissements que celle d'une sainte écriture, dont il serait inconvenant de vouloir justifier l'incontestabilité. Or, bien que l'exercice soit à la limite du blasphème, il est intéressant de se pencher sur l'origine de ce régime politique particulier, et de comprendre les motivations de ses promoteurs.
Notre cinquième République est l'héritière en droite ligne de la troisième, Vichy et l'occupation étant le seul intermède non-républicain de l'histoire contemporaine. L'histoire commence donc en 1870, fin catastrophique du règne de Napoléon III, grand bienfaiteur de la bourgeoisie, qui prospère considérablement sous son règne. Contrôle et censure étatique de la presse, brutalité policière, justice arbitraire sont en vigueur. Tandis que la bonne société est assidue des bordels et s'adonne aux orgies, la police des mœurs rafle les filles du peuple sur les trottoirs pour suspicion d'immoralité. Paris, « capitale de la fête et des plaisirs », autrement dit, de la prostitution et de la syphilis. La misère du peuple met la vertu des jeunes filles à bon tarif, pour la plus grande satisfaction du bourgeois. A une époque où l’impôt sur le revenu n'existe pas, c'est la masse du peuple qui doit remplir les caisses de l'Etat, et la commande publique qui fait la fortune des hautes classes. Le travail des enfants est généralisé, l'exploitation du peuple est totale.
Cependant, beaucoup s'inquiètent de l'archaïsme du régime et de ses méthodes de contrôle de la populace. L'Eglise catholique concordataire, qui est aux esprits ce que la matraque est aux corps, n'est plus un instrument efficace. La déchristianisation, déjà notoire au milieu du siècle, a énormément progressé dans le peuple. Le discours du curé : « si vous n'obéissez pas à l'agent de police, si vous ne payez pas vos taxes, vous irez en enfer » ne fait plus peur à grand monde. L'autre matraque des esprits, la presse, n'est guère plus satisfaisante. La débilité des flagorneries issues du bureau officiel de censure ne trompe pas les ouvriers, qui, de plus, font circuler des brochures et des tracts appelants à l'organisation des ouvriers, à la grève, voire à l'insurrection.
C'est pourquoi de nombreux intellectuels bourgeois réclament la modernisation des outils de contrôle des masses, et l'on voit émerger, en plus des trois courants politiques classiques, bonapartistes, légitimistes et orléanistes, un courant moderniste et réformateur, les républicains. Parmi eux, un intellectuel réellement brillant, dont je ne dirais pas qu'il est oublié puisque c'est le cas de tous : Charles Dupont-White. Avocat, économiste, et déjà en 1848, membre de la commission chargée de préparer la seconde république. Il est frappant de constater que ses analyses politiques et économiques sont très proches de Marx et Engels, mais contrairement à eux, il n'a aucune empathie envers la classe ouvrière, et la considère inféodée aux hautes classes de par la Nature même. Il sera, nous le verrons plus tard, un des meilleurs avocats de la République contre la monarchie.
En 1870, donc, le régime impérial s'effondre, suite à l'abdication de l'empereur, capturé par les prussiens, dans la guerre qu'il avait lui même déclaré, pour de pures raisons de politique intérieure. Un nervi du régime en faillite prend alors la décision insensée de distribuer des armes, sans distinction de classe sociale, à la population parisienne (la garde nationale) alors que les prussiens s'approchent de la ville. La bourgeoisie est prise de panique, beaucoup fuient. La vacance du pouvoir, dans une ville d'ouvriers en armes, est inacceptable. Une poignée d'avocats véreux, dont Jules Ferry, républicain de longue date, décident de s'en saisir au plus vite, afin, non pas d'organiser la résistance aux prussiens, mais bien la « défense sociale » de Paris. La République du quatre septembre est proclamée. La situation est grave, car les prussiens ne disposent pas d'assez de troupes pour effectuer un siège sérieux, une victoire militaire des ouvriers en armes aurait des conséquences psychologiques funestes pour la domination de l'élite. Il faut retenir l'ardeur des parisiens, expliquer qu'on ne peut pas traverser les lignes prussiennes, mandater des généraux "connaissant leur affaire", pour donner le temps aux prussiens se renforcer. Puis le temps passant, expliquer que les provisions sont épuisées, tandis que les commerçants vendent les denrées au compte-goutte et à prix d'or. Les chiens, les chats, les rats, les animaux du zoo de Vincennes, tout est consommé, à mesure que la famine s'installe. Les profits sont formidables, les commerçants peuvent tout acheter contre un œuf ou un morceau de pain. Les bourgeois, eux, ripaillent double, organisent des concours du plus gros mangeur, trouvent un intérêt renouvelé à la gastronomie, alors qu'ils rient de la peur qu'ils avaient éprouvé lors de la distribution des armes au bas peuple. Enfin, Ferry doit, après 5 mois de siège, appeler le peuple à cet amer constat, les prussiens ont gagné. Il va falloir capituler, c'est-à-dire : rendre les armes.
Or les commerçants ont fait des stocks, et voyant disparaître l'aubaine que constituait le siège, se dépêchent d'essayer de les écouler. Le peuple de Paris, sidéré, voit soudain sortir des hangars et des caves des quantités énormes de denrées, et comprennent alors qu'on les a affamé volontairement. C'est le point de départ d'une autre histoire, celle de la Commune de Paris, l'insurrection contre les traîtres et usurpateurs de la République du quatre septembre.
Ferry, menteur professionnel de par sa double qualité d'avocat et d'homme politique, évoquera, dans sa déposition à la commission d'enquête parlementaire sur les événements de la commune, qu'une « folie du siège » avait atteint les parisiens et que « Cinq mois de cette existence toute nouvelle, le travail interrompu, tous les esprits tournés vers la guerre, et cette lutte de cinq mois, aboutissant à une immense déception ; une population tout entière tombant du sommet des illusions les plus immenses que jamais population ait conçues, dans une réalité qu'il avait été malheureusement impossible de lui révéler à l'avance ».
Vient alors un autre personnage qui lui aussi sera grand zélateur de la République : Adolphe Thiers. Chargé par le "gouvernement", en fait l'assemblée parlementaire du second empire, replié à Versailles, de mettre fin à l'insurrection. Il sera l'organisateur du siège de Paris par l'armée "française", autorisée par les prussiens victorieux à se réorganiser pour donner l'assaut à Paris, en échange de l'Alsace-Moselle. Il trompera habilement les communards en faisant semblant de vouloir négocier, pour gagner le temps nécessaire au rassemblement des troupes, et mobilisera la presse de province, qui déversera un torrent de propagande littéralement délirante sur les « communeux mangeurs d'enfants » afin de convaincre les français, qui ignoraient les circonstances de la révolte, y compris la troupe, qu'aucune brutalité envers eux ne serait imméritée ou disproportionnée. Le massacre eut lieu (des dizaines de millier de morts), le prolétariat parisien, fusillé en masse, fût vaincu, et l'ordre bourgeois fût rétabli.
La situation est alors assez confuse. Cette "République" victorieuse du prolétariat est née d'une sorte de coup d'état, et le parlement qu'elle a élu à la hâte sous supervision prussienne se compose presque entièrement de "monarchistes" des diverses tendances. Commence alors le travail des républicains, minoritaires, pour convaincre le reste de "l'élite" de se joindre à eux. A cet effet, Dupont-White, présenté plus haut, en excellent politologue, rédige plusieurs ouvrages vantant les qualités de la République, et dissipant les craintes autour d'un sujet fondamental : le suffrage "universel" (en fait masculin). Voici un florilège de citations tirées de La République conservatrice (1872) et de Politique actuelle (1875).
« La question est de savoir comment les minorités riches vont se défendre contre une majorité souveraine et pauvre. »
« Vous estimez peut-être que l'alliance du pouvoir et des grands est nécessaire pour sauver l'état social. Mais cette alliance n'est assurée qu'à une condition, qui est la nomination du pouvoir exécutif par les grands. L'hérédité de ce pouvoir non seulement n'y suffirait pas, mais irait contre ce but, cette nécessité. »
« Il faut pourtant ouvrir les yeux. Une chose nouvelle et énorme, comme le suffrage universel, doit tout renouveler autour de soi. Cette force du nombre, érigé en souverain, si vous la considérez en elle-même, si vous la livrez à elle seule, est une force vaine, sans malfaisance pratique et sérieuse. Le nombre ignore absolument la besogne officielle qu'on lui propose. Où l'aurait-il apprise ? Comment pourrait-il la deviner ?
En cet état, le nombre ne saura pas prendre et exercer la souveraineté qui lui est offerte par le suffrage universel. Les classes supérieures demeureront maîtresses du gouvernement, directrices de la société. C'est la loi du monde, et, comme elles y font tout science, agriculture, industrie, choses d'art et d'esprit elles feront la politique aussi bien que le reste elles continueront à garder cette suprématie universelle. Ce n'est pas une explosion démocratique, ce n'est pas même une démocratie rédigée et organisée en articles de constitution qui va porter la main sur cette souveraineté naturelle. »
« De bons esprits, en tout cas des hommes peu alarmants, sont arrivés l'un après l'autre à cette conviction, que la souveraineté des classes supérieures est la seule chose fondamentale en matière politique, que ces classes peuvent être souveraines sous le nom de République tout aussi bien que sous l'invocation monarchique, que s'il s'agissait uniquement de trouver les institutions organiques de ce droit naturel, l'entreprise ne passerait pas nos forces. A ce compte, la République serait le gouvernement direct des hautes classes : direct est le mot, toute complication de roi disparaissant ; et l'on verrait pour la première fois dans notre histoire la vraie, la pure légitimité, c'est-à-dire le gouvernement aux mains de l'aristocratie. »
« Aussi bien, je crois lire dans notre histoire la plus récente, que la République excelle aux répressions, c'est-à-dire au maintien de l'ordre, de la paix publique, de la stabilité : autant de vertus nouvelles qui se sont révélées en cette forme de gouvernement. »
« Une dynastie hésitera quelquefois devant les répressions. A cette fin, rien ne vaut la république, qui a la force de tous, le nom et la responsabilité de tous, c'est-à-dire de personne, par où elle est faite, comme pas un gouvernement, pour mettre le pied sur les rébellions. »
Dupont-White, et plus généralement le camp de Thiers et des partisans de la République, surent convaincre leurs collègues du parlement, qui officialiseront définitivement la République en 1875.
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