L’unité du mental et du physique : le cognitif
Nous avons vu ici que le domaine du mental comporte trois volets correspondant à ce qui est de l’ordre de la connaissance, des affects et de la volition sous toutes ses formes (conscientes et inconscientes). Mais encore faudrait-il savoir qu’est-ce que la pensée ou la représentation ? Qu’est-ce que l’émotion ou le sentiment ? Qu’est-ce que le désir, l’intention ou la volonté ? Comment tout cela s’articule-t-il pour former l’unité du mental ? Et surtout, comment cela vient-il s’incarner dans notre corps physique ? Une réponse claire et intelligible sera proposée pour chacune de ces questions à partir du modèle cyclique de l’habitude sur lequel est basée l’approche synthétique de la psychologie présentée ici.
Introduction
Quand un homme tente de séduire une femme, est-ce sa biologie (gènes, hormones, neurones, etc.) qui détermine son comportement, le mental n’étant alors qu’une fiction, un simple reflet, un « fantôme dans la machine » corporelle ? Ou, ne serait-ce pas, au contraire, le mental (représentations, sentiments, désirs, etc.) qui anime le corps ? Mais dans ce cas, par quel mécanisme l’esprit exercerait-il son emprise sur le corps ?
Ce vieux et fameux questionnement sur la relation corps / esprit découle de la position dualiste, tout aussi ancienne, qui distingue d’un côté le monde de la matière et de l’autre, le monde de l’esprit.
Dans ce qui suit, il devrait apparaître que cette interrogation est vaine. Il s’agit d’un faux-problème né du geste fondateur de la pensée philosophique qui consiste à tailler à volonté dans l’unité du monde pour ensuite se demander comment il se fait que les différentes parties artificiellement distinguées et séparées se trouvent malgré tout reliées ou réunies.
Par exemple, lorsque des philosophes se demandent le plus sérieusement du monde comment il se fait qu’en apercevant une mule un individu puisse penser qu’il s’agit d’un cheval, ils mobilisent le double présupposé qu’en tant que sujet pensant, cet individu est tout à la fois (a) complètement à part ou détaché de sa réalité environnante et (b) complètement soumis à cette même réalité qui vient s’imprimer dans son esprit via une perception (supposément directe mais dorénavant incompréhensible) des choses. [1]
Nous ne procéderons pas ainsi. Nous considérerons que le mental n’est pas distinct et radicalement opposé à la matière mais qu’au contraire, les deux forment une unité indissociable, exactement comme il n’est pas de matière qui n’ait une forme quelle qu’elle soit.
Autrement dit, la psychologie synthétique proposée ici n’est pas dualiste. Elle est moniste (du latin et du grec mono qui veut dire un, unique, seul etc.) au sens où ce qui est postulé est un univers où les seules « choses » qui « existent » sont des processus cycliques dont la dynamique naturelle (logique) de reproduction est non seulement la source du biologique mais est aussi, par hypothèse, toujours-déjà porteuse des dimensions caractéristiques du psychologique.
Tout l’enjeu de cet article sera de dégager et cerner suffisamment les dimensions en question pour aider à comprendre comment elles peuvent se trouver instanciées (réalisées) dans des processus physiques.
Nous avons vu précédemment qu’une lecture psychologique des cycles de nature physique est déjà possible à partir du simple fait de leur reproduction puisqu’ ils peuvent être perçus comme autant d’habitudes qui, par leur propension à se répéter, permettent à toute chose de « persévérer dans son être » comme disait Spinoza.
Ce qu’il nous faut voir à présent, c’est… :
- en quoi une habitude, quelle que soit l’activité à laquelle elle correspond, est inévitablement porteuse des trois dimensions du mental…
- de sorte que nous devrions pouvoir repérer ces dernières dans le cycle physique au travers duquel ladite habitude se manifeste ou s’incarne.
Pour ce faire, prenons un exemple concret et considérons un naturaliste, disons un chasseur de papillons, qui s’adonne à son activité favorite (une habitude) et qui « aperçoit un spécimen, le reconnaît, le chasse, l’attrape puis se réjouit de sa capture » [2]. Comment le mental se manifeste-t-il au cours de cette activité ?
De la triunité du mental
Constatons d’abord que dès que nous nous mettons dans la disposition de les rechercher, nous percevons très aisément les différents aspects du mental qui apparaissent ici dans une succession parfaitement logique. Le mental du chasseur est, en effet, tour à tour occupé par… :
- d’une part, la représentation en mémoire du spécimen comme la connaissance de sa présence dans le territoire de chasse, ce qui lui permet d’anticiper sa perception et de se préparer à sa reconnaissance. Tout ceci (en italique) relève du cognitif.
- D’autre part, la valeur du spécimen, c’est-à-dire, ce qui le rend désirable et incite à se lancer à sa poursuite en produisant des efforts soutenus jusqu’à la réalisation de l’objectif : sa capture. Tout ceci, qui contribue à l’orientation et la canalisation de l’action, appartient au domaine du conatif. [3]
- Enfin, la satisfaction (le plaisir) suscitée par la capture du spécimen. Il s’agit d’une émotion positive (une réjouissance) qui appartient tout naturellement au domaine affectif. On peut imaginer que s’il en était venu à échouer, notre naturaliste aurait éprouvé une émotion négative, une frustration, une peine donc.
Avec beaucoup de clairvoyance, McDougall [4], à qui je dois cet exemple, a su pointer le fait que, bien qu’ils semblent se manifester tour à tour, ces différents aspects sont tous continûment présents au cours de l’activité. Ainsi écrivait-il : « quand nous appliquons l’un de ces trois adjectifs [cognitif, conatif, affectif] à n’importe quel phase d’un processus mental, nous signifions simplement que l’aspect évoqué est le plus proéminent des trois à ce moment précis. » [5]
Il est peu contestable qu’un chasseur qui se trouve dans la phase cognitive correspondant au moment où il repère le spécimen est d’ores et déjà engagé dans l’effort : il est aux aguets, complètement mobilisé, prêt pour l’action. Le registre conatif est donc pleinement présent. Ce chasseur est aussi probablement excité à la vue du spécimen, il « salive » en anticipant la satisfaction que lui apportera sa capture. Le registre affectif est donc lui aussi activé. Toutefois, il est clair que ce qui saute aux yeux de l’observateur et caractérise ce moment, c’est l’acte clé que constitue la reconnaissance du spécimen. C’est pourquoi (a) nous jugeons volontiers que cette phase relève du cognitif mais (b) force est d’admettre que McDougall a vu juste : les trois aspects du mental sont bel et bien présents alors même que nous prêtons seulement attention à celui qui domine.
Notre premier objectif étant atteint puisque nous pouvons à présent toucher du doigt l’unité fonctionelle du mental, passons à la question bien plus délicate de savoir comment faire tenir tout cela dans un cycle de nature physique [6].
A priori, on pourrait se sentir démuni face à un tel objectif. Mais nous savons qu’il est réalisable, au moins en partie, car nous disposons déjà d’un très sérieux élément de réponse concernant le cognitif, sous le rapport du concept de forme.
Le cognitif comme reconnaissance de forme
Nous allons défendre ici l’idée que le cognitif vient à s’incarner ou s’ « inscrire corporellement » [7] (cf. auss la notion d’embodiment) au travers des processus de reconnaissance de forme instanciés au niveau physique.
Il est en effet apparu dans l’article Théorie de la mimesis générale II que des processus de reconnaissance de forme — l’essence même du cognitif — étaient à l’œuvre dans la dynamique d’accrochage (purement mécanique) de ces cycles physiquement réalisés que l’on nomme aussi oscillateurs et qui sont absolument omniprésents dans l’Univers étant donné qu’on les retrouve partout, dans tous les domaines et les champs divers et variés de la physique, de la chimie, de la biologie, etc.
Lorsque ces cycles ou ces oscillateurs sont « semblables » sous quelque rapport, ils interagissent d’une manière qui les porte à s’accrocher, c’est-à-dire, à entrer dans une résonance qui les amènera à se solidariser et donc à se stabiliser l’un l’autre. C’est ce que font par exemple les cordes d’une guitare lorsqu’il se trouve qu’elles produisent la même note : en faire vibrer une amène l’autre à faire de même : elle entre en résonance. Tout se passe comme si elles réalisaient cet acte cognitif par excellence qu’est le fait de se reconnaître comme semblables, c’est-à-dire ici le fait pour ces deux cordes de se « reconnaître » l’une l’autre comme ayant la même fréquence fondamentale. Cette « reconnaissance » les amène à « marcher de concert », à faire équipe en somme. Comme dit l’adage : « qui se ressemble s’assemble ».
De la même manière, ces oscillateurs particuliers que sont les horloges et les montres mécaniques tendent à s’accrocher [8] mais cela se réalisera d’autant plus facilement qu’elles seront du même modèle.
La chimie, la biochimie ou la physiologie regorgent elles aussi de mécanismes de reconnaissance de forme de type clé-serrure instanciés au niveau moléculaire comme lorsque, par exemple, des composés chimiques se « reconnaissent » et réagissent l’un avec l’autre, lorsqu’une enzyme « reconnaît » sa cible et catalyse sa transformation ou, enfin, lorsqu’une hormone telle que l’acétylcholine vient se « logger » dans la structure réceptrice de la membrane cellulaire d’un neurone pour contribuer à sa dépolarisation et à l’émission d’un potentiel d’action (cf. l’illustration ci-dessous).
Il semble donc très possible que, aussi élémentaires qu’ils soient, des processus physiques (chimiques ou biologiques) soient capables d’opérer une véritable reconnaissance de forme.
La chose pourrait nous paraître assez évidente car c’est précisément ce que réalise le fameux symbolon, cette pierre brisée en deux dont les fragments — lorsqu’ils se trouvent à nouveau réunis et viennent à s’ajuster — permettent à ceux qui en étaient porteurs de se reconnaître comme rassemblés, solidaires, uns. Telle est, en effet, la signification originaire du symbole.
Il existe donc au niveau moléculaire, au niveau du minéral une reconnaissance de forme (une assimilation) que l’on peut considérer comme l’essence même de ce symbolique dont les sciences cognitives ont voulu faire leur alpha et leur oméga [9].
Il n’y a ainsi, au final, rien de surprenant à ce que le grand psychologue suisse Jean Piaget [10] ait adopté un modèle du fonctionnement mental conçu comme un cycle physico-chimique, c’est-à-dire, comme un enchaînement de réactions chimiques entre des composés (A, B, C, etc.) qui « attendent » le réactif correspondant (A’, B’, C’, etc.) pour passer à l’étape suivante, exactement comme la serrure attend sa clé pour se mettre en mouvement (cf. illustration ci-dessous.)
Ce cycle réalise donc à chaque étape de son parcours une assimilation, c’est-à-dire, une « reconnaissance en acte » du réactif correspondant qui est ainsi « perçu » par l’organisation cyclique.
Notons bien qu’il s’agit seulement d’une généralisation abstraite sur le versant physico-chimique de la réaction circulaire baldwinienne qui rend compte des comportements répétifs (comme le cri du bébé) et que nous avons déjà évoquée ici en tant que modèle d’une unité psychologique élémentaire articulant (une) perception et (une) action :
Le lecteur attentif observera que nous avons accompli tout ce chemin pour déboucher au final sur un (bon vieux) modèle du cycle assimilateur qui satisfaisait déjà, au moins partiellement, l’objectif initial car, alors même qu’il s’agit par construction d’un cycle physico-chimique, il sert à incarner l’habitude sur son versant cognitif.
Notre avancée prudente était toutefois nécessaire car il ne s’agit pas seulement de constater que le cycle assimilateur piagétien « inscrit » la cognition dans le plan physique. Il nous faut aussi comprendre que nous ne saurions nous en satisfaire puisque la réalisation physique des deux autres volets du mental reste encore mystérieuse.
Le cycle assimilateur ne pourra être notre modèle du fonctionnement cognitif que si le conatif et l’affectif y trouvent aussi leur place, c’est-à-dire, s’il peut offrir un modèle complet du mental.
Nous allons donc tenter d’avancer de ce côté en commençant non par le conatif, qui est le plus énigmatique des aspects du mental, mais par l’affectif qui est à peine moins obscur mais qui présente tout de même l’avantage d’avoir connu une réflexion sur la nature des émotions quasi permanente depuis la fin du XIXe.
Comment repérer ou situer l’affectif dans un cycle physico-chimique, tel sera le problème que nous tenterons de résoudre dans le prochain article.
La route est longue encore mais une étape clé vient d’être franchie. Nous avons pu, en effet, assigner le mental au domaine physique ce qui n’est quand même pas anodin car l’usage veut qu’ils soient toujours bien distingués voire opposés.
Cette unité du mental et de la matière n’est pas univoque. Il ne s’agit pas nécessairement, il ne s’agit même pas du tout d’une pure naturalisation susceptible de contribuer au désenchantement du monde par réduction du mental au physique.
Tout au contraire, il importe d’observer que soudainement la matière, le monde physique prennent une autre allure : ils se révèlent, par nature, cognitifs grâce aux mille manières au travers desquelles peut s’opérer ce que nous appelons la reconnaissance de forme.
Nous verrons prochainement en quoi on peut aussi les considérer comme affectifs et conatifs de sorte que le mental et le physique seraient au final une seule et même chose.
Il semblerait donc que nous voilà en route vers un réenchantement du monde.
L’idée n’est pas pour me déplaire.
* *
*
PS : Pour ceux qui découvrent ce fil de réflexion, je rappelle que sa visée première (énoncée ici et là) est d’évoquer le fait psychologique de la manière la plus simple possible de manière à mettre chacun en position de se l’approprier et de s’inscrire dans une démarche réflexive et même savante pour contribuer ad libitum à une science citoyenne qui nous fait cruellement défaut et dont l’avènement serait même urgent tant notre technoscience s’est dégagée de tout contrôle citoyen et produit des effets délétères de grande ampleur visibles sur toute la planète.
De cette visée de simplicité vient le caractère direct et plutôt épuré — d’aucuns diront schématique ou simpliste — de mon propos. Tout cela est assumé de sorte que ceux qui pensent que j’aurais dû évoquer tel auteur ou tel aspect de la question seront toujours bienvenus s’ils veulent bien m’en faire part. Les commentaires n’en seront que plus riches !
[1] Bien que fondateur de la pensée occidentale, ce présupposé est doublement pathologique car non seulement le sujet est arraché à son milieu mais, de surcroît, il s’y trouve soumis, c’est-à-dire, dépouillé de tout pouvoir d’influence. Il devient ainsi inconcevable pour le philosophe que la perception puisse être construite et donc, mal construite (lorsque je prends une mule pour le cheval qu’elle n’est pas). Il a fallu attendre la psychologie du XIXe puis la neuropsychologie de la fin du XXe siècle pour comprendre que, comme disait Taine « la perception est un hallucination vraie » et certainement pas une « photographie » du réel.
[2] Mc Dougall (1923:266) tr. auct.
[3] Comme il y a là matière à une définition originale de la conation, notion qui est restée jusqu’à présent extrêmement nébuleuse, je la formule explicitement comme l’idée que : « la conation correspond à l’ensemble des facteurs et processus mentaux qui contribuent à l’orientation et à la canalisation de l’action vers son but. » (© Luc-Laurent Salvador 2013). Je m’empresse de préciser que la canalisation n’est jamais qu’une orientation réalisée de manière continuelle, comme lorsque l’on conduit ou dirige un véhicule, un orchestre ou soi-même.
[4] Cf. McDougall (1923) Outlines of Psychology. Il reste un des très rares psychologues à avoir tenté de penser les phénomènes psychologiques dans leur unité, c’est-à-dire, dans leur triple aspect cognitif, affectif et conatif plutôt que de les réduire à l’un ou l’autre comme le font encore actuellement la plupart des chercheurs.
[5] Mc Dougall (1923:266) tr. auct.
[6] J’écris « physique » plutôt que « matériel » car je ne veux pas exclure ces phénomènes cycliques par excellence qu’on dit « ondulatoires ».
[7] Pour employer la formulation utilisée par Varela, Rosch et Thompson (1993) dans leur livre « L’Inscription Corporelle de l’Esprit ». Je la trouve maladroite car le terme « inscription » renvoie à un processus scriptural qui est ici hors de propos. Par conséquent, je ne l’utiliserai pas.
[8] Ce qui est bien « naturel » puisque ces mécanismes sont d’emblée conçus pour « battre » sur le même rythme.
[9] Sans jamais soupçonner à quel point la justesse de cette perspective anéantissait du même coup leur prétention à se situer au-dessus des processus dits sub-symboliques. Le cognitif est enraciné dans le sub-symbolique ou il n’est pas.
[10] Un de mes maîtres à penser et inspirateur direct de la psychologie synthétique que je m’efforce de présenter ici.
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