L’universalité des droits de l’Homme en question
Des commentaires reçus à la suite de la publication de précédents articles m’inquiètent. Il me semblait alors (cf. « Refonder le politique sur les droits de l’Homme ») nécessaire de resituer philosophiquement et politiquement les droits de l’Homme, afin de démontrer qu’ils pouvaient irriguer les politiques tant nationales qu’internationales d’un gouvernement. J’affirmais que nos dirigeants méprisaient trop ce qui devait pourtant rester le fondement du politique.
Or il s’avère que de nombreux citoyens s’interrogent aujourd’hui sur la pertinence des droits de l’Homme, et en particulier de leur dimension universelle. Ils ne seraient que l’expression culturelle d’une région particulière (« l’Europe ») valables à un moment particulier (« la modernité »). Je voudrais montrer dans cet article dans quelle mesure cette relativisation des droits de l’Homme porte en elle un germe de catastrophe et doit donc être surmontée.
Genèse de la déclaration universelle des droits de l’Homme
En 1948, alors que le monde sortait ravagé par la barbarie, l’universalité des droits fondamentaux ne faisait pas de doutes. La fragilité de l’Homme en avait rappelé la valeur. C’est ainsi dans le cadre de l’Organisation des Nations Unies que s’est négociée la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Il est intéressant de se rappeler à se titre que les auteurs du projet de texte en sont certes Eleanor Roosevelt (Etats-Unis), René Cassin (France) et John Peters Humphrey (Canada) – des occidentaux – mais également le chinois Zhang Pengjun et le libanais Charles Habib Malik.
En 1948, seuls 58 Etats (contre 192 en 2008) constituaient l’ONU. Cependant, ces 58 Etats représentaient déjà des idéologies (dans le contexte de la guerre froide), des systèmes politiques, des religions et des traditions et des un niveaux de développement très hétérogènes. Les auteurs de la Déclaration ne pouvaient, y compris du fait de leur propre origine, que tenir compte de cette diversité culturelle pour s’approcher de ce unit l’humanité pour exprimer une vision collective d’un monde plus équitable et plus juste.
Cette tâche très complexe - de la première réunion de la Commission des droits de l’Homme (composée de pays de toutes les régions du monde) à l’adoption par l’Assemblée générale des 58 Etats - aura pris deux ans. A l’issue de ces travaux, l’Assemblée générale aura examiné de manière approfondie le texte. Certains Etats se déclaraient opposés aux dispositions reconnaissant l’égalité des droits des hommes et des femmes et le droit de changer de conviction religieuse, alors que d’autres critiquaient l’inclusion des droits économiques, sociaux et culturels. Après un grand débat (plus de 1400 votes sur les différents articles), le texte a été finalement adopté à l’unanimité.
Par la suite, tous les autres pactes et conventions majeurs[1] auront été élaborés et adoptés de la même manière. Chaque Etat aura eu le choix ensuite de ratifier ou non le texte et donc de lui le transposer directement en droit national. Il est difficile d’arguer dans ces conditions que l’Occident a imposé un système de valeurs particulier. Affirmer cela, c’est faire le jeu de gouvernants qui souhaitent exploiter leurs populations et les maintenir ainsi sous leur contrôle. C’est oublier que le mouvement de décolonisation, qui a conduit l’ONU à multiplier par 4 le nombre de ses membres, a revendiqué l’égale dignité des peuples. C’est oublier qu’à des milliers de kilomètres aussi un peuple peut contester la politique menée par ses dirigeants. La forme - violente ou non, radicale ou réformiste - dépendra des canaux d’expression disponibles et de la capacité effective (politique, économique…) des citoyens à agir sur la conduite des affaires publiques.
La simple constatation historique ou l’affirmation péremptoire du risque que représenterait l’oubli de la dimension universelle des droits fondamentaux doit cependant être dépassée. Retrouver un principe fondateur des droits de l’Homme, c’est répondre, d’une part, par l’universel aux tenants d’une vision relativiste des droits de l’Homme et, d’autre part, par le vécu concret à l’accusation d’abstraction dont ils sont la cible.
A la recherche d’un principe fondateur : l’indignation
Comme le montre Axel Honneth dans « La société du mépris », s’il n’existe pas de morale donnée a priori, il existe une faculté universelle d’indignation. Et c’est par l’indignation concrète que l’Homme se reconnaît et reconnaît à l’autre une dignité et peut élaborer un système de protection des droits.
En effet, les droits de l’Homme visent à protéger l’égale dignité des individus, quelque soit le groupe auquel ils appartiennent (cf. notre précédent article ” Refonder le politique sur les droits de l’homme I : pourquoi les droits de l’Homme ? ” ). La dignité humaine repose sur le fait que l’être humain dispose d’un pouvoir sur lui-même et son environnement et surtout d’une certaine conscience de ce pouvoir. Dès lors, respecter les droits de l’Homme, c’est permettre à chacun d’actualiser son potentiel proprement humain. L’indignation naît de la négation de la capacité en tant que vécu concret de l’individu. Cette indignation fondatrice permet d’élaborer non une morale (un « bien » et un « mal »), mais un cadre (les droits de l’Homme) qui doit donner les moyens (politiques et économiques) à l’individu de se réaliser en adoptant le mode de vie, respectueux d’autrui, qui lui convient.
Cette démonstration vise à dépasser les écueils de l’abstraction et de l’imposition d’un système de valeurs particulier. L’indignation ancre tout d’abord la revendication des droits dans la réalité quotidienne de chacun. La définition fonctionnelle et souple de la dignité humaine permet dans un second temps de réfuter la critique relativiste en soulignant la nécessaire protection des capacités des individus qui doivent pouvoir, en conscience, suivre tel dogme religieux ou promouvoir telle idéologie politique aussi longtemps qu’ils ne nuisent pas à leurs semblables.
Droits de l’Homme et diplomatie : des limites à la promotion des droits de l’Homme
Il serait par conséquent paradoxal de souhaiter imposer le respect des droits de l’Homme par la force à un peuple qui n’en a pas exprimé le souhait. Les droits fondamentaux sont bien des droits et non des devoirs. Nous avons le droit de nous exprimer mais en aucun cas le devoir de le faire. Comme l’aurait certainement défendu John Stuart Mill [2], la guerre menée en Irak par le gouvernement néo-conservateur américain est injustifiable du point de vue des droits de l’Homme. Elle constitue une atteinte à la dignité des irakiens en ce qu’elle suppose que ceux-ci ne sont pas capables de prendre en main leur destin. Les seuls motifs d’intervention légitimes du point de vue de la dignité humaine sont ceux qui sont définies par l’ONU sous le concept de « Responsabilité de protéger »[3] : génocide, les crimes de guerre, le nettoyage ethnique et les crimes contre l’humanité. Dans ces situations limites, nous assistons à l’annihilation définitive de toutes les capacités de l’être humain à défendre sa dignité.
En revanche, les actions d’assistance à l’éducation peuvent être développées, les contacts et les échanges entre les populations favorisés (et non imposés), dans la mesure où ceux-ci permettent aux protagonistes de s’enrichir mutuellement et développer leur conscience du monde et de leur pouvoir. L’effort de soutien, à leur demande, à des organisations de la société civile revendiquant plus d’espace de liberté au sein d’un régime politique fermé doit également être accru.
En dernier lieu, c’est le politique qui doit être capable, grâce au processus de délibération démocratique cher à Habermas, de créer la dynamique commune d’engagement. Encore faut-il que chacun ait les moyens « objectifs » (éducation, sécurité physique et matérielle) et « subjectifs » (reconnaissance et estime de soi, enthousiasme) pour participer effectivement à la délibération.
La reconnaissance de la dignité universelle contre le rejet de l’autre
Ce court article vise à encourager à repenser l’humanité « une dans la diversité ». La contestation de l’universalité des droits de l’Homme devrait nous faire craindre le retour d’une nouvelle forme de racisme déguisée sous la forme d’essentialisme culturel. L’oubli de l’histoire et la remise en cause, indirectement, de l’unité de l’humanité – sans nier la diversité de ses manifestations – risque de conduire, dans un contexte de crise économique mondial qui ne manquera pas de faire resurgir les égoïsmes nationaux, à une fragmentation et un repli sur soi, préludes de catastrophes.
La crise actuelle, montre déjà des signes (retour d’un protectionnisme désordonné, efforts de relance non concertés) qui ne peuvent que conforter cette tendance morbide. En l’absence de projet commun fédérateur, les risques d’éclatement sont contenus en germe à l’intérieur de nos sociétés mêmes (cf. notre précédent article « des politiques de la diversité contre les droits de l’Homme ? » ). Il est urgent de réagir avant que le basculement du monde ne nous y oblige.
[1] cf. le site du Haut commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies : www.ohchr.org
[2] cf. notamment De la liberté (1859)
[3] cf. le rapport Evans-Sahnoun (2005) sur la question.
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