La diabolisation
La diabolisation : derrière ce mot, souvent utilisé par l’extrême droite pour dénoncer le traitement qu’elle subit, se cache un véritable système de pensée qui empêche toute pensée rationnelle.
Il y avait pas mal
de monde (sur le marché à midi...) et je remontai l’avenue en me frayant
un chemin avec mes coudes, pour aller au café où je vais souvent après
le jogging. Sur le passage piéton, les petits vieux discutaient entre
eux. L’un d’eux, sans me regarder, me tendit un tract que je pris.
C’était un tract de la LCR.
« Contre les violences faites aux femmes : une loi-cadre ! », disait le titre.
Une fois au bar, je me penchai dessus.
Quelques extraits mémorables :
« Une femme tuée par son conjoint tous les quatre jours, une femme sur dix victime de violences conjugales, 50 000 viols par an, 11% des femmes victimes d’agressions sexuelles au cours de leur vie, dans tous les milieux sociaux... Ca ne peut plus durer ! [...] Nous ne laisserons ni Nicolas Sarkozy, ni Ségolène Royal instrumentaliser la question des violences sexistes pour y apporter des réponses sécuritaires. [...] Il n’y a pas d’égalité possible tant que les femmes sont harcelées, insultées, violées, battues ou menacées de l’être. »
Le tract dit aussi que « les
femmes sont harcelées, insultées... », au lieu de parler d’une fraction
d’entre elles. Les statistiques fournies au début montraient en quoi
seulement une partie des femmes étaient victimes de violences ; plus
tard, elles sont contredites par l’affirmation « les femmes
sont harcelées, insultées, violées »... Comme s’il arrivait à toutes les
femmes d’être victimes de violences, et que toutes subissaient le même
traitement terrible. Il généralise hâtivement une affirmation qui ne
concerne qu’une partie de la gent féminine. On remarquera le
« forcing » de l’argumentation du tract. Il aurait pu dire « des femmes », mais a préféré dire « les femmes ». C’est révélateur.
Le tract affirme que toutes les femmes sont victimes de violences
conjugales, par son expression portant dessus. Il contredit les
statistiques qu’il a amenées au début. Et en plus, ceux qui l’ont écrit
ne s’en sont probablement pas aperçu, alors que cela saute aux yeux.
Sans oublier l’assimilation de Sarkozy à Royal. Le tract dit que les
deux vont apporter « des réponses sécuritaires », sans les dissocier en
aucune façon. Il y a un amalgame entre les deux.
Un peu plus loin, j’ai vu un
tract rouge et noir collé sur un poteau, qui disait :
« Le Pen, Sarkozy, Royal, bouffons du capital ! Combat - une alternative communiste et antilibérale »
Malheureusement, j’ai remarqué cette tendance à l’amalgame dans beaucoup de camps différents.
Les communistes font un amalgame entre les trois
candidats, tout en les diabolisant. Dans leurs argumentaires, le mot
« sécuritaire » est presque injurieux, comme le mot « racisme » chez
les militants de SOS Racisme. Ils le plaquent sur leurs adversaires et
les diabolisent à partir de cette opinion - qui est d’ailleurs très
simpliste. En assimilant leurs différents adversaires à une même chose,
désignée comme ennemie et diabolisée, ils les imaginent ensemble et en
tirent des conclusions simplistes. De plus, cela leur fournit un
prétexte parfait pour les détester.
Que signifie "diaboliser" ? Selon Wikipédia, c’est "le
procédé consistant à donner une forte connotation négative à une idée,
un groupe ou un individu, de sorte que sa seule évocation suscite une
réaction de rejet."
Lorsqu’on diabolise quelque chose, on arrête toute argumentation
rationnelle sur la chose diabolisée. On la considère comme
l’incarnation du mal et on s’appuie sur sa haine de la chose diabolisée
pour penser. Bien évidemment, un tel point de vue obscurcit tout
jugement et pousse vers des conclusions fausses.
En diabolisant
quelqu’un ou quelque chose, on ne pense plus à son sujet ; on le hait.
On voit tout à travers les verres teintés des commissaires politiques
ou des curés puritains. On ne peut même plus peser le pour et le contre
ou essayer de trouver les caractéristiques de la chose en question : on
la voit comme étant horrible et inhumaine, et on s’arrête là. On ne
verra plus ce qui est bon à prendre en elle, mais seulement ce qui est
mauvais. Et même si on voit le bon, on trouvera un argument, logique ou
fallacieux, pour le considérer comme mauvais, incorrect...
La
diabolisation réduit toute pensée. En détestant quelque chose à ce
point, on est manipulable à merci par quelqu’un d’autre qui se dit
contre cette chose.
Avec la diabolisation, il n’y a plus de pensée
rationnelle ; il n’y a que de la passion négative. On peut lier la
passion et la raison, j’en parlerai plus tard, mais ici la passion se
fait passer pour la raison et empiète sur celle-ci.
Les communistes
ne sont pas les seuls concernés. Beaucoup de sympathisants de gauche pro-PS
diabolisent Sarkozy en l’assimilant à Le Pen, « la bête immonde ». Ils
n’ont aucun argument valable contre lui, et ne prennent pas la peine
d’en chercher. Pour eux, il n’y a pas besoin d’argumenter contre Le
Pen, parce que c’est un méchant et qu’en disant ça on a
tout dit. Par extension, toutes les thèses de Le Pen ne sont pas belles
(diabolisées, donc récusées sans argument) et celles de Sarkozy aussi.
La logique n’a plus aucun poids sur ceux qui se laissent entraîner à la
diabolisation.
Je suis étudiant en philosophie à Paris IV. Au premier semestre, un maître de
conférences nous a donné un cours sur le libéralisme. Il en a
parlé en long, en large et en travers. Comment le libéralisme était
apparu suite à la réflexion de quelques auteurs anglais, sur la
monarchie constitutionnelle, avant de s’étendre à d’autres pays,
d’autres auteurs... Le libéralisme a combattu contre l’absolutisme,
l’esclavage, la noblesse des castes, et même contre le totalitarisme
moderne - qui s’est d’ailleurs développé en réaction à
lui. Aujourd’hui, il est souvent confondu avec le néolibéralisme,
c’est-à-dire la mondialisation débridée et la toute-puissance de
l’économie face au politique. Mais nous savons ce qu’est le libéralisme
par rapport au néolibéralisme. Et pourtant, quand je discute avec
certains étudiants qui votent UNEF-ID, et qui ont suivi ce cours sur le
libéralisme, ils se disent toujours antilibéraux.
Pourquoi ?
Parce que, dans leur esprit, le libéralisme est toujours synonyme de
pauvreté, de secteur économique débridé et de crises sociales. Le professeur a pourtant expliqué en quoi le libéralisme historique (Locke,
Montesquieu, Tocqueville...) se distinguait singulièrement, en majorité,
de ce schéma. Seul Mandeville (et, dans une mesure réduite, Adam Smith)
s’y est rallié. La prise d’importance de Hayek et d’autres néolibéraux
ne date que des années soixante-dix. Dès lors, le libéralisme a fléchi
le genou devant le néolibéralisme. Tout cela, le professeur l’a très bien
expliqué. Pourtant, ces étudiants de gauche font toujours l’amalgame entre
libéralisme et néolibéralisme.
Mais la diabolisation n’existe pas qu’à gauche. On
la trouve aussi à droite. J’ai pas mal de cyber-connaissances qui se
réclament de Le Pen ou de De Villiers. Certains d’entre eux font un
amalgame entre l’UMP, le PS et d’autres courants politiques plus ou
moins anti-FN. Ils parlent de l’UMPS, des socialo-communistes... Alors
que ces partis soutiennent des propositions, des idées très
différentes. Inutile de dire que les mêmes personnes sont viscéralement
hostiles à Sarkozy ou à Royal. Elles les ont diabolisées.
Où est la
réflexion là-dedans ? Nulle part. Tout l’argumentaire consiste à dire
que l’adversaire est méchant, vilain et pas beau, et même qu’il est
tout petit (c’est sérieux ! Regardez comment certains argumentent
contre Sarkozy...). Il n’y a plus de réflexion sur le mécanisme des
partis, leur histoire, leurs idées, leur importance : il n’y a plus
qu’une conception dualiste de la politique. Le FN et l’UMP sont
mauvais, le PS et la LCR sont bonnes, disent certains.
La
diabolisation se trouve presque partout. Je dis presque, car j’ai eu
aussi des contacts avec des sympathisants de l’UMP. Or, je ne les ai
pas vus diaboliser qui que ce soit. Ils étaient opposés au PS,
évidemment, mais argumentaient toujours contre lui. Ils ne disaient
jamais « Royal est une s... », mais « Royal va encourager
l’assistanat en mettant le SMIC à 1500 €. Et puis, combien cela va-t-il
coûter ? On hypothèque l’avenir de la France en creusant la dette, pour
de l’assistanat en plus. »
Il y a quand même une différence notable.
Sans
doute y a-t-il, au sein des sympathisants UMP, des gens dont l’esprit
est corrompu et qui plaquent leurs jugements de valeur sur le monde.
Néanmoins, je n’en ai jamais vu. Peut-être que mon expérience politique
est incomplète, c’est tout à fait possible. Je parle en toute
objectivité - en tout cas, je m’y efforce.
Cela dit, ce que je disais sur la diabolisation
concerne tout le monde. Il est facile de s’y laisser entraîner. Le
problème, c’est qu’elle réduit considérablement la pensée. A force de
voir les choses à travers des verres teintés et de prendre ses
jugements de valeurs pour la réalité, on finit par ne plus pouvoir s’en
débarrasser.
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