La disparition du monde ouvrier et ses conséquences

Le monde ouvrier dans le sens historique et social de l’expression était le pourvoyeur de voix pour les partis de gauche, puis inéluctablement diverses raisons ont œuvré à son effritement, voire sa disparition. Il existe toujours des ouvriers mais plus de monde ouvrier à proprement parler et ainsi qu’on le concevait il y a encore quelques décennies.
Sans aborder toutes les différentes causes profondes de ces désagrégations, il est possible toutefois d’en dégager certaines qui apparaissent comme essentielles.
Revenons aux mutations sociales. En effet, même si des accords de Grenelle négociés en catimini ont apporté certains avantages non négligeables aux sorts des travailleurs ou peut-être à cause de tout cela, à la suite de cette révolution en partie intellectuelle sous prétexte de redonner un semblant de qualification soi-disant plus acceptable et plus dans l’air du temps à diverses professions, on a alors appelé celles-ci : Technicien de machin, Technicien de truc, Agent de truc, Agent de machin et ainsi de suite ; même le traditionnel facteur est devenu le préposé. L’honneur des travailleurs s’en est senti revigoré, minimisant de fait des avantages sociaux et des salaires encore insuffisamment revalorisés.
Pourtant, il n’y avait pas de quoi pavoiser, puisqu’on avait subitement oublié que le terme ouvrier vient d’œuvre, donc celui qui conçoit ou exécute une œuvre. Et que l’ouvrage ainsi effectué porte un nom simple : celui qui tourne une pièce métallique est un tourneur, celui qui fond de la fonte est un fondeur et celui qui balaie est un balayeur, sans que ces qualificatifs ne soient péjoratifs. Au contraire, c’est la dénomination, vraie, du travail réalisé auquel, quelle que soit la tâche, on doit la même considération et respect. A la suite de quoi, sans que cela paraisse, déjà ces appellations subliminales avaient déstabilisé la cohésion du monde ouvrier.
Certes, on aura toujours du mal à encenser les grands patrons d’antan, car ce fut après de dures tractations dont ils tentaient d’atténuer l’âpreté par un paternalisme bon enfant, puis devant leurs intransigeances qu’il aura fallu des grèves innombrables et longues pour permettre aux travailleurs de conquérir quelques avantages ; ils ont donc le plus souvent privilégié l’enrichissement de leurs patrimoines aux dépens de la qualité de vie de leurs ouvriers. Mais, pour beaucoup, ils étaient les descendants de ces nouveaux patrons qu’avait façonnés la révolution industrielle de la fin du XIXe siècle - particulièrement dans l’industrie lourde et le textile - et portaient en héritage un certain savoir-faire, connaissaient leur métier, perpétuant le sens de l’œuvre qu’avaient légué leurs ancêtres, en quelque sorte des hommes de l’art. D’ailleurs, certains se complaisaient à se faire appeler, par exemple, « maître de forge ». Pour ces raisons, malgré une primauté en direction de leurs bas de laine, on les vit réinjecter des capitaux dans les entreprises, favoriser la technologie et la recherche, ne passant pas nécessairement au premier plan la rentabilité d’un quelconque cours boursier.
Seulement voilà, dans les années 70, la société de consommation est en pleine expansion. Pour satisfaire les besoins des populations, les industriels durent augmenter les capacités de production des entreprises, par-là même, les agrandir, voire les moderniser à outrance – entre parenthèse, si la robotisation réduisit les accidents corporels, elle engendra chez les travailleurs d’autres sortes d’accidents du travail, liés en particulier au stress et autres traumatismes psychiques et qui sont de plus en plus exacerbés. Un besoin de capitaux importants se fit sentir. Pressés par l’explosion du marché, et devant une alternative alléchante permettant de s’enrichir encore davantage, ils vont oublier allègrement le traditionalisme industriel de la vieille Europe et s’inspirer des capitalistes américains en faisant appel à des investisseurs. Le pas était franchi, un siècle de savoir-faire finissait entre les mains de financiers qui n’en avaient cure, seuls les dividendes de l’argent investi allaient devenir primordiaux. Et qui de plus vont emmener le capitalisme dans les rouages infernaux d’une spéculation sans foi ni loi.
Cependant, la mutation ne se fit pas brutalement, les investisseurs ont joué, dans un premier temps, le jeu de la croissance du pays dans lequel ils avaient investi. Puis, peu à peu, la mondialisation aidant, concrétisée en 1995 par la mise en place définitive de l’OMC (une forme similaire existait depuis 1947) ils ont été chercher où il était possible d’engranger dans un temps record le maximum de profits.
Aussi, le rapport à la politique a évolué rapidement et notre pays est devenu un pays de service, avec en prime, une vocation touristique aléatoire.
C’est en partie à travers toutes ces thématiques nouvelles que Le Pen va piocher, ainsi que les néo-populistes de la droite, afin de récupérer des électeurs déstabilisés et qui sont prêts à concevoir qu’une solution extrême comme celle qu’il propose va régler leurs problèmes. Le score réalisé par Marie-Perrine Le Pen lors des dernières législatives en est le meilleur exemple. Même si elle n’a pas confirmé aux municipales, c’est probablement chez Sarkozy qu’une partie de ces gens déstabilisés se sont tournés. Aussi, tant mieux si d’autres ont réfléchi et sont revenus vers la vraie gauche (il s’agit naturellement des partis que les biens-pensants classeront à l’extrême gauche) où sont les valeurs de leur passé, mais cela demande une confirmation.
Par ailleurs, j’ai bien peur pour l’avenir du Parti communiste qui ayant du mal à cerner véritablement la disparition de la classe ouvrière et qui aurait dû sentir que les prémices d’une montée d’opposition à ultralibéralisme venait d’ailleurs, du plus profond du peuple et ceci en dehors des partis politiques traditionnels.
On peut déjà poser une réflexion, en effet, je pense que l’on peut faire un distinguo entre le monde ouvrier et la classe ouvrière telle qu’elle était encore au début des années 70. Avec la disparition des grands centres industriels et miniers, ceux du textile, les chantiers navals, etc., l’éclatement d’une certaine classe ouvrière bien structurée est indéniable. Mais, si le monde ouvrier dans sa capacité a augmenté, il est beaucoup plus difficile de fédérer des exploités épars, comme des employés de petites unités de restauration, des ouvriers de moyennes entreprises du bâtiment, voire des employés de banque disséminés au gré des agences, persuader et faire comprendre à une opératrice de saisie d’une mutuelle, par exemple, qu’elle fait partie de la classe ouvrière, donc cette diversité est un frein à une cohésion revendicatrice. Pour ne rien arranger, comme on sent de plus en plus l’abandon d’une véritable culture politique au profit d’une sorte de média-show articulé autour du concept de la pensée unique, on assiste à des effets revendicatifs sporadiques, souvent de castes, qui sans une réflexion idéologique ne resteront que du coup par coup et ne permettront que peu d’avancées sociales profondes.
Certes, dans l’état actuelle des choses, l’urgence de se regrouper, de définir une stratégie de combat pour mettre fin à l’hégémonie du capitalisme est nécessaire, mais néanmoins doit rester que de circonstance. En effet, il serait dangereux pour la diversité de la gauche qu’elle perde ses particularismes de pensée, ceux qui se veulent de Marx, ceux qui préfèrent Trotsky, Jaurès, Fourrier, etc., car on pourrait se retrouver dans le même cas de figure que le Parti socialiste qui à force de motions et de consensus a fini par sombrer dans l’uniformité de la pensée unique pour devenir une sorte d’assistance sociale du capitalisme...
Non, unissons-nous le temps de la lutte, mais gardons des formes de pensées différentes afin d’avoir toujours à l’esprit beaucoup d’ouverture permettant de mieux appréhender l’avenir.
Donc rien n’empêche ce que l’on doit remettre au goût du jour, le débat idéologique, et alors pourquoi ne pas rouvrir les ouvrages de Marx, Trotsky, Marcusse, Proudhon, etc. et tenter de faire sortir de ces réflexions philosophiques un enseignement pour notre société moderne.
Pour cela, il faut créer une dynamique intellectuelle pour combattre ce qui à mon avis est le plus grand risque, celui de la pensée unique !
16 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON