La fraternité en peine
Fraternité, ce mot bien connu, à première vue, attire notre attention. Il a été pendant longtemps inscrit sur nos francs avec cette célèbre devise : « Liberté, égalité, fraternité ». Il représente aussi une valeur chrétienne essentielle.
La fraternité en panne ?
Au début du film d’Andrew Niccol Lord of War on voit Nicolas Cage jouant le rôle d’un grand trafiquant d’armes dire ceci : "On estime à environ 550 millions le nombre d’armes à feu actuellement en circulation. Autrement dit, il y a un homme sur douze qui est armé sur cette planète. La seule question c’est : comment armer les onze autres ?", et il nous regarde avec un léger petit sourire, crachant la fumée de son cigare.
Voilà qui nous met dans l’ambiance ! C’est le commandement nouveau de l’homme depuis l’origine des temps :"Armez-vous les uns les autres"... pour mieux vous protéger !
Il a suffi à l’homme de remplacer cette simple lettre i ("Aimez-vous les uns les autres") par cette lettre r ("Armez-vous les uns les autres") et de changer le destin de l’humanité, par la même occasion le commandement divin. La fraternité s’est perdue au profit d’une fratricide guerre de l’humanité. La guerre forme un corps d’armes spécifique : la politique est sa tête, et la technique ses bras !
Cette fraternité désirée révèle en son contraire la capacité du mal au sein de l’humanité. Ce qui se passe au Liban depuis juillet 2006 est très révélateur. J’y vois là, dans ce lieu, la manifestation de ce que nous refusons et voyons toujours en action : oppositions égoïstes, pouvoirs débilitants, mensonge, souffrance des peuples, haine... guerre sur guerre, loi du talion cyclique et en double sens...On est loin des aspirations tant présentes dans les coeurs et dans les testes sacrés : paix et justice. Deux mots qui ont la forme d’une cloche en carton et qui voudraient retentir, pour reprendre cette image d’un ami.
La fraternité en potentiel
La fraternité est un lien qui s’impose, car elle est un fait naturel. La famille nous est donnée comme telle. Ainsi par le lien du sang, la fraternité nous est imposée. Pour Levinas[1], la fraternité nous devance. Ce lien moral qui nous relie aux autres nous précède toujours.
La fraternité est un lien qui classifie. On est l’aîné, le benjamin ou le cadet. On est parfois le mal-aimé de la famille, ou le chouchou. Cela crée et compose une sorte de hiérarchie familiale.
La fraternité est aussi un lien qui mobilise. Mobilité dans la famille, qui permet à chacun de se forger une identité autour de l’unicité de la figure du parent. La figure parentale fait l’unité de la fratrie. Et même dans le christianisme, le Père céleste et son Fils forment cette unité au sein de la famille spirituelle chrétienne. Curieusement, dans la famille se joue une étonnante relation de l’un au multiple : d’un côté, elle présente une fratrie au visage unifiant grâce aux affinités familiales ( l’air de famille), et de l’autre côté, elle fait aussi de la fraternité une figure d’altercation et de division. La concurrence, la jalousie, les complexes d’infériorité et de supériorité sont inévitables.
Le lien fraternel n’est pas un lien fusionnel, et c’est là sa force, grâce à cette mécanique de rivalité. Elle nous emmène dans ce qu’Etienne Guillot[2] appelle la "dialectique de l’amour et de la loi". La parabole du fils prodigue dans l’évangile est assez démonstratif : le fils indigne reçu par le Père va provoquer chez l’aîné, le fils fidèle, la frustration, le ressentiment et la colère. La question de la justice se pose ici à partir de la question de l’amour. L’aîné réclame justice parce qu’il est affectivement très impliqué, et que la question de la préférence est là, sous-jacente et gênante. Il veut passer de l’amour à la loi. La réponse du Père, désarmante au plus haut point, l’invite à passer au-delà de la loi, de passer de la loi à l’amour, dépassant le calcul du mérite.
La fraternité dérange notre amour-propre. Elle s’est constituée grâce à la présence des parents et vibre jusque dans les profondeurs des liens de notre humanité.
La fraternité en peine
L’humanité serait-elle une fraternité de fait ? La fraternité commande et me met en dette face au prochain. Cette dette devient énorme et fait porter à l’humanité les stigmates formés par l’oubli des réparations envers l’autre et le refus de se responsabiliser face à cet essentiel lien d’humanité. La guerre est un signe fort de cette dette. Pour Hobbes, les hommes sont animés par trois passions essentielles, la fierté, la méfiance et la rivalité. Cette pensée l’amène à dire que la guerre est une composante anthropologique incontournable de l’état de nature. Au contraire, chez Rousseau ou Locke par exemple, l’état de guerre n’est pas premier, car les hommes possèdent une certaine prédisposition à l’allocentrisme. On ne peut que constater là toute la tension entre la fraternité et son contraire, manifestée par la guerre, et tout ce que cela comporte de signifiant politique. Cela n’est pas étonnant, puisque la dimension anthropologique du discours philosophique revêt une place capitale dans une perspective éthique et politique.
Pourtant cette fraternité a un air de famille, et pour reprendre la pensée de E. Lévinas, cet air est visible quelque part dans le visage, non pas comme un objet que l’on dévisage et dont on ferait l’expérience. Ne pas dévisager, mais envisager. Il s’agit de rencontrer la personne, mais sans le contexte qui la définit (travailleur, professeur, étudiant, policier, ou une manière de s’habiller, de se présenter...). Le visage ne renvoie pas à un contexte, mais il fait sens à lui tout seul. Le visage parle, il est langage entier. Ce qui émane de lui parle et l’identifie tel quel, à lui-même et à l’autre, et non ce qu’il renvoie à nos yeux, à notre perception. Cette réflexion[3] sur le visage est intéressante car elle invite chacun à ne pas identifier l’autre avec ce que la vue peut en saisir. Bien des événements seraient changés, si cela était vécu ainsi.
La fraternité actuelle est en peine, presqu’en panne. Que faire ? Comment passer de cette fraternité qui brouille les rapports humains (par exemple, les communautarismes reposant sur un principe de séparation), qui met la société en crise pour le meilleur et le pire, vers une fraternité élargie et réconciliatrice ?
La fraternité en progrès ?
Une fraternité qui unit les peuples dans une amitié
cosmopolite est-elle possible ? Je ne sais que dire. Nous pourrions l’entrevoir ! Que puis-je espérer ?
L’humanité actuelle, en peine de fraternité, devrait abdiquer pour s’engager dans cette voie du respect concret, de la paix concrète. En fait, nous la voyons manifestée par des hommes et des femmes, mais ils sont éparpillés, ici et là, formant de petits réseaux fraternels, sans formation de communautarismes exigus, mais proposant une ouverture paisible et motivante. Il y a eu des grandes figures qui ont vécu dans ce sens et qui ont perdu leur vie pour cela. On peut penser au Christ, à Martin Luther King, Gandhi. A d’autres encore. Il s’agit de retrouver cette fraternité qui transforme celle de notre humanité déstructurée, défigurée et souvent déshumanisée. Retrouver cette réelle fraternité humaine, et pour le chrétien que je suis, je dirais qu’elle est le miroir de celle du Christ. En commençant par l’individu transformé qui passe la flamme à l’autre afin de couvrir, si c’est encore possible, l’humanité par effet de boule de neige... et tout ceci en fraternité d’action !
« L’ami aime en tout temps, Et dans le malheur il se
montre un frère. »
Proverbes
Christian Pradel
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