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Accueil du site > Tribune Libre > La mémoire, l’émotion, l’enjeu...

La mémoire, l’émotion, l’enjeu...

Henri Guaino, conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, s’en prend aux enseignants des lycées qui refusent de lire la lettre de Guy Môquet. Il les qualifie de corporatistes tout en leur reprochant de « prendre en otage un moment d’émotion collective ». Cela, précise-t-il, pour des raisons qui n’ont rien à voir « avec le contenu de la lettre ni avec leur devoir de professeur ou leurs scrupules d’historiens ». Il y a dans cette posture des reproches qui interpellent par bien des aspects. Le moindre est de s’interroger sur ce que cette lettre représente en dehors de son apport historique et éducatif peu particulier.


L’on notera certes que les propos d’Henri Guaino trouvent matière à s’étonner, à s’indigner, voire à regretter que la fibre nationaliste ne soit pas le pain quotidien des enseignants. Mais en réalité il faut voir là encore l’aveu d’un système posant l’émotion comme un facteur de cohésion nationale. Tant pour endoctriner des étudiants que pour agir sur l’opinion en général, l’émotion comme la mémoire ont constitué de précieux recours aux régimes totalitaires. De quoi en effet évoquer des moments nombreux de l’Histoire où des discours hystériques transformaient les hommes en chair à canon. En tout cas, le pouvoir actuel semble bien avoir besoin de donner un tantinet d’enthousiasme à la France et un tantinet d’humanité à son image. Cette lettre, cette mémoire et cette émotion, tout indique qu’on tente de les détourner.

Les mots qui viennent aussitôt à l’esprit pour qualifier cette posture sont propagande et attitude politicienne. Mais ce sont eux justement que l’on voit prendre place dans les coups de gueule des officiels Henri Gaino et Xavier Darcos. Quelque chose leur échappe et visiblement ils entendent le rétablir. Peut-être est-ce là l’essentiel de leurs rôles. Ils se mettent dans la peau de la nation. Et, comme des mal-aimés, montrent qu’alors même qu’ils sont dignes, leurs efforts sont vus à l’aune des partis pris - et, par là, sabotés. Indignité tout à fait à sa place ! Ainsi peuvent-ils dégager leurs discours de l’individuel et du particulier, lui conférant un ton de légitimité absolue. Or ce n’est là que paravents : ces mots, il convient de les appréhender comme une obstruction aux discours cantonnant déjà la droite au pouvoir dans une position condamnable.

Les propos d’Henri Guaino sont à lire tout à fait à rebours : son ton de colère semble vouloir dire qu’il a trouvé la formule qui lui donne raison sur la rébellion des enseignants et en même temps sur les détracteurs de tous bords. En squattant la nation et en donnant l’air de l’intégrer sans réserve en soi, il vole au secours du pouvoir dont il est la plume, la parole incarnée et la figure idéologique. L’offensive, par médias interposés, de BHL si elle pratique la duplicité (dédouanant et tirant d’affaire Nicolas Sarkozy), a au moins permis de montrer jusqu’où le langage du conseiller spécial à l’Elysée peut être truffé de non-dits, de mépris et de fourberie. Le paradoxe d’un tel homme politique est en effet de prêcher le messianisme sans en être méritant d’aucune sorte.

Il y a là qui interpelle par un côté méphistophélique. L’on fait semblant. L’on se montre triste et même très peiné. L’on joue avec les mots en leur faisant dire tout et n’importe quoi. H. Guaino s’interroge sur « ce que doivent être [...] l’éthique et les devoirs d’un professeur dont la nation a payé les études, dont la nation paye les salaires et auxquels la nation confie ses enfants ». Les enseignants... ces traîtres à la nation... ces monstres ! Les mots sont, on le constate ici, d’un autre temps, voire d’une dureté qu’il serait difficile de ne pas associer à la langue d’un caudillo. C’est la langue de bois par ailleurs dans tous ses états et ses désordres, elle se pare de respect et de dignité, mais pour laisser tout le champ à l’arrogance. La France ainsi a franchement des allures de République bananière. Derrière le mot nation, et l’égard de façade, que de servitudes se profilent et que de libertés on entend prohiber ! Henri Guaino use d’un langage paternaliste, en outre culpabilisant, qui vise sévèrement à faire rougir de honte. Les enseignants, pense-t-il d’ailleurs, doivent beaucoup à cette nation ! Lui, il le comprend fort bien : il n’est pas n’importe lequel des Français et son amour pour la France ne souffre d’aucun défaut... Or, voilà... il y a malentendu ! Et il faut bien s’entendre sur le sens que l’on doit prêter aux mots.

La nation manière Henri Guaino ? Les professeurs ne se reconnaissent pas en elle. Et pour cause, elle n’inspire guère confiance. Elle a des tas de choses à se reprocher et comme telle paraît rattrapée par un sentiment de faute. Elle pratique le détournement de la mémoire tant elle est moralement en faillite et qu’elle a besoin de se refaire la face. La vraie nation, elle, est au-dessus des petitesses, ne monnayant rien pour être respectée. Elle est capable de faire sereinement son autocritique. Elle ne s’embarrasse nullement devant les questions humanitaires parce qu’elle en fait sa priorité et son souci permanent.

L’on se demanderait à juste titre d’où est venu l’intérêt de Nicolas Sarkozy ou de Henri Guaino pour un jeune Résistant, par ailleurs communiste, fusillé par les nazis en 1941. L’on se demanderait s’il pouvait exister un lien - si secret et si infime soit-il - qui rapprocherait Guy Môquet d’une UMP s’enfonçant dans les contrées de l’intolérance et de l’intolérable. Mais l’on se demanderait encore plus comment, après un discours comme celui de Dakar, on peut trouver des affinités avec Guy Môquet. N’est-ce pas passer d’un pôle à son opposé ? N’est-ce pas faire semblant ? N’est-ce pas manquer de repères ? Lire la lettre de Guy Môquet aux lycéens, pourquoi pas ? En faire un devoir et lui donner un caractère solennel est une ingérence et un geste liberticide. Cela est une autre histoire et l’éducateur digne de ce nom doit refuser de l’enseigner. Honnêtement, cela équivaut, de par « l’émotion » dont la lettre est censée porter, à dédouaner la seule UMP, à lui faire une virginité.

Laide est sans conteste l’image aujourd’hui du pouvoir en place qui a besoin de liftings. Car, sinon, pourquoi aller chercher des valeurs humaines sur des contrées plutôt communistes. L’esprit d’ouverture du chef de l’Etat ? Surtout pas ! En vérité, l’enjeu est, d’une part, de ratisser large et, de l’autre, de minimiser le chaos dans lequel la politique sarkozyste n’a de cesse d’engouffrer son monde. Tout en prônant un discours de non-repentance, soi-disant pour ne pas s’interdire « d’être fiers » de la France, Nicolas Sarkozy, certes en homme « déculpabilisé », engage son pays dans la voie du chauvinisme, sans un rien de bonne apparence. Quand ce discours ose prôner la haine de la repentance, non seulement il fait table rase du passé colonial et de la critique de ce passé, mais il fait table rase du passé vichyste antisémite et interdit la mémoire. Cet écart, certains ne lui tiendront pas rigueur de le provoquer. Il est le fait toujours est-il des incohérences que lui aura fait accomplir son opportunisme. Chasser sur les terres du FN mène forcément à l’absurde.

Bref, ce serait contrevenir à l’esprit même de la lettre de Guy Môquet que de s’inscrire dans les perspectives inhumaines de l’actuelle UMP. Les professeurs - refusant d’avoir d’autres yeux que les leurs pour voir - ont tout simplement fait acte de maturité et d’indépendance. Autant laisser en effet les lycéens et leur candeur en dehors des calculs machiavéliques. Le devoir d’un éducateur est très certainement de dispenser un enseignement qui permette aux apprenants de déjouer les impostures de quelque sorte qu’elles soient. Le refus des enseignants d’assigner un piètre rôle à cette lettre est bien le signe finalement d’une conscience demeurée intacte.


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5 réactions à cet article    


  • Leila Leila 24 octobre 2007 10:28

    Merci à MSZ pour ce bel article, qu’il faut lire lentement. Il m’aide et peut aider d’autres lecteurs à mieux comprendre ce qui se passe en France depuis que Sarkozy est à l’Elysée. C’est très inquiétant.

    J’ai voulu réagir parce qu’il n’y a pas encore de commentaires, ce que je trouve injuste. Mais je n’ai rien à ajouter. Je suis d’accord sur tout.


    • Mohammed-Salah ZELICHE M-S. ZELICHE 24 octobre 2007 18:45

      Merci Leila pour cet encouragement.

      S’il n’y a pas de réactions sur ce fil c’est pour cette simple raison : Agoravox ne l’a mis en ligne que vers 14 heures hier.

      Alors que d’autres articles sur le même sujet était bien en haut, bien en vue dans la page d’accueil, le mien est placé tout au fond. Je l’ai pourtant soumis au comité de lecture avant hier en matinée. Il aurait pu prendre place parmi les premiers. C’est comme un sportif qu’on met en course alors que le peloton était déjà loin. Mais bon... c’est une façon de parler. Il ne s’agit pas de course avec les autres rédacteurs. Non, rien de tout cela. Mais il est bien regrettable qu’après avoir mis beaucoup de soin à rédiger un article il ne soit pas reçu comme on l’escomptait. Cela, d’autant plus que mon avant-dernier texte a dû attendre plusieurs jours.

      Ceci dit, je ne me plains pas . En tout cas, pas vraiment.

      Cordialement.


    • 5A3N5D 24 octobre 2007 11:07

      «  »« Le 22 octobre 2007, le président de la République commémorera le souvenir de Guy Môquet »«  »(circulaire du ministre de l’Education Nationale aux enseignants.)

      Très bien. Qu’il aille dans la carrière de Chateaubriand où fut fusillé son symbole...


      • ddacoudre ddacoudre 24 octobre 2007 23:41

        Bonjour zeliche.

        Juste avant de lire ton article je venais de rédiger un commentaire à celui de marsipulani « Guy Môquet et les tueurs communistes ».

        Je le terminais en disant ceci : « Mais compte tenu des faits historiques ou symboliques autour de Môquet, je n’entrevois pas clairement la raison de cette référence au passé par cette lecture, s’il n’est pas expliqué dans le même temps les raisons présentes qui nécessitent un tel rappel, car ce rappel n’est pas anodin ».

        J’ai donc apprécié la lecture de ton article qui tente d’apporter une réponse.

        Il y a effectivement une certaine antinomie entre les idées développées durant la campagne électorale donc j’avais d’ailleurs relevé le caractère vichyssois et populiste chez les deux candidats. Ils répondaient ainsi à une évolution de l’électorat dans ce sens, Patrosso explique bien ce glissement dans son article « le naufrage du paquebot ou la fin du lepénisme » du 15 octobre auquel j’ai fais un commentaire.

        Ce glissement de l’électorat sur lequel surfaient les deux candidats et sur lequel c’est fait élire le président, ne peuvent pas s’accommoder de la symbolique de Môquet, il est à l’opposé des idéaux de Môquet.

        Je ne pense pas que ce soit pour se refaire un lifting. Le devoir de mémoire se fait au travers de fêtes nationales symboliques et au travers de l’apprentissage de l’histoire commentée et de la philo pour l’essentiel, plus ce qui peut être apporté par les uns et les autres ponctuellement au sein de notre activité sociale.

        Je ne pense pas que les raisons invoquées dans la lettre aux enseignants soient la juste raison. Si l’on s’en tient à l’histoire de Môquet, elle s’oppose à celle du président, elle avait un sens direct pour De Gaulle au moment de la nécessaire réconciliation des français au sortir de la guerre, pas pour Sarkozy.

        Or Sarkozy a démontré avec ses conseillés qu’ils ne faisaient rien au hasard. L’on peut donc supputer que dans le long terme il y aura des situations qui exigeront de tels sacrifices, sinon pourquoi rappeler à des enfants et des ados qu’il est patriotique de savoir donner sa vie pour son pays, même jeune.

        Est-ce l’usage de l’affect dont il est grand utilisateur y est dans ce choix, autour de l’ambiance générale du traitement émotionnel de l’information, certainement comme tu l’expliques.

        Mais l’enjeu ?

        Puisque Môquet est mort victime de la monté du populisme qui a favorisé le pétainisme, même si je crois qu’a cette période difficile ce qui l’ont désigné n’en pensaient pas moins servir la France en désignant les mauvais français.

        La clairvoyance c’est quand l’on vit les situations qu’il faut l’avoir pour saisir là où l’on reproduit les mêmes comportements avec d’autres paradigmes.

        Si la symbolique Môquet appartient au peuple et que rien n’interdit un président de l’utiliser quand ont analyse l’histoire Môquet et celle politique de Sarkozy on ne peut y voir à ce titre qu’un affront à l’instrumentalisation de la mémoire de Môquet, faute d’en saisir la profonde raison.

        Cordialement.


        • Mohammed-Salah ZELICHE M-S. ZELICHE 25 octobre 2007 03:10

          @ddacoudre

          Merci pour ces précisions fort bien justifiées.

          Votre point de vue rejoint le mien dans la mesure où il y a lieu vraiment de s’interroger sur cette référence au passé - d’ailleurs étrange de prime abord. Dans la mesure où il est facile de l’associer à de multiples raisons. Telle, par exemple, celle qui a permis la migration des électeurs - de gauche comme de droite extrême - vers un parti et une politique qui ont fait de la xénophobie leur cheval de bataille le plus apprécié.

          L’émotion : c’est ce qu’il y a de plus efficace pour drainer les opinions et les foules. Et les propagandistes en savent un peu plus que nous tous. Il suffit de s’y préparer ou de profiter des opportunités qui se présentent.

          Je me demande justement si l’embrasement des banlieues (oct. 2005) n’était pas provoqué. Si cela ne visait pas à réhabiliter le discours xénophobe, voire à lui donner une légitimité et un sens - à moins de deux ans des présidentielles.

          Vous dites : « je ne pense pas que ce soit pour se refaire un lifting ». Evidemment que non. Je ne le pense pas moi-même. C’est une façon de parler. Même si l’éthique et l’esthétique sont liées et jouent un rôle des plus importants. Mais il y a pire que ça et... et plus grave. Ce qui se dessine au loin ressemble bien à une guerre. Appelons les choses par leurs noms. Et ni vous ni moi ne sommes seuls à le supposer. Il y a tout lieu donc de parler comme vous le faites de « situations qui exigeront des sacrifices ». Ou d’apprentissage aux jeunes à « savoir donner leur vie pour leur pays ».

          Il y a des retours en effet à des attitudes que l’on a cru définitivement enterrées. L’Histoire se refait, plutôt récidive. Vichy, L’Italie de Mussolini, et j’en passe... ce n’est pas si inenvisageable que certains l’affirment. Il suffit de presque rien pour que le monde chavire encore et encore dans le chaos. Par exemple : l’ambition folle d’un chef d’Etat. Un populiste sans scrupules comme on en voit aujourd’hui. Un fanatique. Un terroriste dans l’âme...

          Vous n’avez qu’à voir dans quel monde nous vivons, comment les hommes renie les valeurs universels et retournent si vite les vestes. Et puis ce ne sont pas les prétextes qui manquent aujourd’hui : regardez ce qui se passe, ce qui se trame, ce qui se prépare à l’échelle mondiale.

          Rien que pour cela on peut vouloir attiser le nationalisme. La lettre de Guy Môquet ne saurait être en dehors de tout cela. Ce n’est qu’un détail dans la stratégie mais non sans consistance. Dans une peinture un moindre coup de pinceau peut en fausser l’harmonie, défigurer l’ensemble et saboter la valeur.

          Quand on tient compte de tous les motifs et qu’on fasse le lien, il n’y a pas de raison pour ne pas aboutir à cette conclusion.

          Cordialement.

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