La métamorphose du politique
Notre époque est travaillée par un paradoxe étrange : la politique est omniprésente, c’est un sujet qui est sur toutes les lèvres, elle occupe une large partie des médias ; et pourtant on ne cesse d’évoquer périodiquement son impuissance voire sa fin prochaine. La politique serait atteinte d’une maladie de langueur : « elle n’en finit pas de finir » dit Myriam Revault d’Allonnes. L’intérêt pour la chose politique est extrêmement vif et s’exprime dans des formes de plus en plus variées, mais la déception ou la défiance sont aussi, et en même temps, au rendez-vous. Jamais on n’a autant évoqué la politique dans les livres, les journaux, les radios et les télévisions. Mais qu’en est-il du politique. Comment penser le politique aujourd’hui ? Quelle en est sa nature ? Cette question prend un tour particulier au moment où nos sociétés en pleine mutation découvrent leurs incertitudes, leur complexité et l’opacité de leur devenir. Et corrélativement, il est vrai que chacun ressent l’impression singulière d’une transformation silencieuse de cette entité mystérieuse qu’est le politique. Une mutation silencieuse mais qui n’en n’est pas moins profonde et prodigieusement lourde de conséquences. À tel point qu’il faudrait plutôt parler de métamorphose pour évoquer cette transformation d’une entité en une autre, à l’œuvre dans un processus organique de destruction et de reconstruction. Le phénomène est en phase d’accomplissement ; il est partiellement occulté par le charivari de la politique, mais il se produit sous nos yeux et nous ne savons pas encore le déchiffrer. Cette métamorphose vient de très loin ; peut-être depuis que l’homme vivant en société existe. Le politique n’a cessé de se métamorphoser, par étapes, tout au long des siècles. Nous sommes aujourd’hui les témoins - inconscients, aveugles et sourds - d’une des étapes les plus importantes de cette métamorphose. Nous en sommes aussi, à notre insu, les acteurs primordiaux.
Notre époque découvre en effet, et en un même moment, la fragmentation des identités, l’imprévisibilité de toute chose, la fragilité des sociétés, le caprice des hommes et des climats, la mutation fulgurante des technologies qui profilent de nouvelles dimensions de l’espèce. Le paradigme de la complexité révèle désormais l’approfondissement du fossé qui se creuse entre l’art politique traditionnel et la réalité du monde ; tandis que le politique demeure invisible, comme absent. Gouverner a toujours consisté à simplifier, à synthétiser les diversités dans une majorité, à tirer un fil de la pelote des multiples. Chacun sent confusément que le politique doit intégrer le complexe ; que sa métamorphose consiste désormais à abandonner ses certitudes et ses visions monolithiques, à envisager les limites de ce qu’il peut faire et ne pas faire. Face aux sociétés nouvelles qui viennent, celles du savoir et de l’intelligence, mais aussi - et en même temps - celles de la brutalité et de la barbarie, les fondements historiques et sociaux du politique se délitent. Le politique est pris dans le moment crucial de sa métamorphose, la déconstruction, étape dans laquelle il semble prisonnier et mis en échec. Quant à la politique, elle donne l’impression d’arriver au bout de sa course. « La politique apparaît à la fois pour nous comme une sorte de résidu gênant, qu’il faudrait idéalement éliminer, et comme une dimension tragiquement manquante, une grandeur qui fait cruellement défaut. » écrit Pierre Rosanvallon.
L’inconscience de ses acteurs de la nécessité de se ressaisir contribue à favoriser l’émergence de pratiques qui ne sont rien d’autre que des fuites devant la réalité. La plus courante est celle de l’enfermement dans une caste : celle de l’élite dirigeante. Cette caste protège dans sa forteresse les symboles du pouvoir politique. Elle possède sa langue - de bois -, ses codes de connivence, ses coutumes de cour et ses grands prêtres économico-médiatiques. Dans l’enfermement de son Versailles, elle s’éloigne progressivement du peuple et de ses représentants, et s’offusque de n’être point comprise ; d’être alternativement si mal-aimée. L’autre fuite est celle des populismes de toutes natures, dont le jeu pervers est de traduire la réalité complexe en simplifications abusives ; ils jouent avec le feu des passions, indifférents aux conséquences qui creuseront, à nouveau, dans notre XXIe siècle tout neuf, le lit des vieilles tentations totalitaires. Malgré cette funeste perspective, les hommes politiques admettent difficilement que leurs jours sont comptés. Le philosophe catalan Daniel Innerarity nous alerte pourtant : « La politique et ses institutions accueillent tranquillement les mauvais présages au sujet de leur avenir, comme si elles jouissaient d’une immunité théorique et pratique. Mais leur expulsion d’un tel paradis est imminente. »
Nous en sommes là aujourd’hui. Où est le politique ? Est-il dissimulé dans nos sociétés ? Est-il tapi dans les profondeurs d’un inconscient collectif ? Exerce-t-il toujours sa fonction prééminente, mais de manière implicite ? En réalité, le politique est claquemuré dans un statut équivoque qu’il est difficile de cerner précisément. En rester là, c’est contribuer assurément à la confusion qui porte à incompréhension, déliaison et rejet du politique. C’est rester aveugle au fait que, en ce moment même, le politique se dissout dans sa société-chrysalide et renaît par un processus de métamorphose en force suprême d’agrégation des communautés humaines. Dans cette renaissance, le politique se débarrasse, comme des peaux d’une mue, de ses attributs fonctionnels d’organisation concrète de la société ; c’est là le rôle de la politique. Doté de nouvelles ailes, le politique métamorphosé va construire la cohérence dans la complexité et donner aux acteurs sociaux les moyens d’avoir prise sur eux-mêmes.
Cette métamorphose crée une ligne de fracture entre deux expressions et surtout deux pratiques du politique. Elle met à jour une distinction fondamentale ; c’est elle qui articule la charnière entre ce que nous appellerons homme politique « héroïque » et homme politique « post-héroïque ». Le politique héroïque est celui qui éprouve la nécessité d’arborer le statut prééminent du politique, cette forme ancienne certes symbolique mais héritée en droite ligne du religieux, se plaçant comme opérateur d’une unité surplombante et forcée. Le politique post-héroïque, au contraire, réinvestit le politique en garant de l’être ensemble, en « opérateur d’une unification sous-jacente qui autorise les divisions de la société en surface. Il est le facteur de cohésion grâce auquel la contradiction peut être laissée libre et se manifester. » (Marcel Gauchet). Le politique post-héroïque n’est plus le grand ordonnateur, le pilote suprême ; mais sa fonction n’est pas réduite, bien au contraire ; elle se situe désormais, dans le contexte de nos sociétés complexes, sur un autre registre.
La métamorphose est encore peu visible, en tout cas, elle est inouïe. Car, dans l’esprit de la plupart de nos contemporains, la politique est définie comme un art : celui qui consiste à gouverner une partie significative de la réalité sociale dans l’océan des relations humaines et des imaginaires. Gouverner est alors volontiers conçu comme l’exercice consistant à piloter habilement un mobile doté d’une mécanique sophistiquée et rassurante. Le pilote est le leader, le chef, le guide ; c’est lui qui sait la route, la carte des vents et des marées, qui connaît les secrets des portulans. C’est sur lui que se focalisèrent d’abord les regards des citoyens puis les myriades d’yeux électroniques des caméras de télévision. Auréolé de lumière et de pouvoir, le politique est un héros qui montre la voie et trace la route. Or rien n’est plus faux que cette métaphore qui ne produit aujourd’hui que confusion et amertume. L’image repose, de fait, sur une illusion : celle d’accoler l’idée de gouverner à des processus qui ne se laissent plus gouverner. La naïveté du politique - ou son cynisme - est de laisser croire que son action peut s’appliquer à une réalité aussi peu gouvernable qu’une société d’hommes disparates et à un monde aussi complexe que celui dans lequel nous évoluons désormais tant bien que mal. Dans ces conditions, penser que gouverner une société complexe se réduit au même art que celui de conduire un groupe ou de piloter un véhicule s’analyse alors au mieux comme une ingénuité, au pire comme une imposture.
L’homme politique moderne n’a pourtant plus d’autre choix d’une part, que celui d’admettre le lien intime de son destin à sa capacité à penser et comprendre la complexité comme un paradigme de nos sociétés, comme le pivot central émergent de la métamorphose du politique ; et mettre en œuvre, sans délai, un nouvel art de gouverner. Il lui appartient, d’autre part, de reconnaître que le politique, dans sa métamorphose, a changé de nature ; que le politique doit plus que jamais être compris comme un processus réflexif permettant aux collectivités de se repérer entre elles et dans une temporalité, une histoire, afin qu’elles aient la capacité de nourrir l’ambition de maîtriser leur devenir.
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