La prison de verre
Nos "données personnelles" ne nous appartiennent plus. Elles sont devenues une « ressource brute gratuite » que nous livrons à chaque instant de notre « vie numérique » à des intérêts très privés. Pour ces derniers, elles constituent une rente - une véritable « mine d’or » à ciel ouvert exploitée gra-tui-te-ment... Dans notre société d’exposition permanente, rappelle le philosophe franco-américain Bernard E. Harcourt, « nous sommes vus, observés et surveillés comme si nous étions dans un pavillon en verre-miroir » - et nous y prenons même plaisir...
Aujourd’hui, le moindre de nos gestes au quotidien, de nos mouvements de clavier à nos achats « en ligne » génère une hallucinante accumulation de données susceptibles d’être exploitées par d’autres intérêts que les nôtres. Ces données constituent notre « identité virtuelle », un « moi numérique » amplifié à chaque clic, soumis à une surveillance électronique constante qui supplante graduellement notre identité sociale de citoyen et de sujet privé. Notre frénésie à « surfer » et envoyer messages, videos ou autres « partages » de « fichiers » nous surexpose, nous fait pister et profiler dans tous les aspects de notre vie par un « conglomérat de services de surveillance » souligne le philosophe Bernard E. Harcourt. Mais qui veut vraiment le savoir ? Le « plaisir » ( ?) compulsif que nous prenons à cette mise à nu numérique fait oublier les précautions les plus élémentaires...
Aujourd’hui, plus moyen de remplir une formalité administrative ou d’acheter un billet de train ou d’autobus sans devoir le faire « en ligne » - et donc devoir tout livrer de soi... Nous nous exposons, nous nous affichons en permanence en alimentant un flux numérique ininterrompu – nous vivons dans une société de surveillance et d’exposition permanente comme dans une cage en verre, rappelle Bernard E. Harcourt : « c’est ainsi que la surveillance fonctionne aujourd’hui dans les démocraties libérales : avec des désirs simples, aménagés et recommandés pour nous, comme l’envie de jouer à un jeu vidéo préféré, poster sur Facebook une vidéo virale, instagrammer un selfie, tweeter une conférence, consulter la météo, vérifier ses messages, skyper avec notre amoureux (se), envoyer une émoticône sur Messenger. Nous avons le réflexe de nous quantifier, de surveiller nos constantes, nos variations et nos changements physiques. Et, ce faisant, nous nous exposons. »
Mise à nu et servitude volontaires
Non seulement nous survivons de plus en plus mal sous une surveillance et une coercition constantes mais nous nous exposons de nous-mêmes, sans même y être contraints le moins du monde : « Chacun de nous travaille à s’exposer et à partager nos informations personnelles. Le secteur de la sécurité nous a, de fait, délégué ce travail, et ce à un prix dérisoire : le programme Prism ne coûte que 20 millions de dollars par an, ce qui n’est rien pour un programme de surveillance de cette ampleur. »
Aurions-nous vraiment besoin de "ça" ? C’est-à-dire d’être connectés en permanence à nos gadgets électroniques dont nous devenons les esclaves sans en avoir le moindre besoin, comme des moules sans rocher ou des naufragés sans île, en suscitant cette quantité de traces numériques susceptibles d’une exploitation mal intentionnée ? Avons-nous besoin de nous mettre ainsi à nu, juste pour « jouir » ( ?) d’un illusoire rayonnement numérique ?
Est-ce bien nous qui les tenons bien en mains, nos gadgets, ou bien seraient-ce eux qui nous tiennent ?
Avons-nous vraiment besoin de nous mettre à la merci d’une « oligarchie voyeuriste » et tentaculaire (NSA, Google, Facebook, Netflix, Amazon, Skype, Microsoft, Target, etc.) qui tire le plus grand « profit » de notre frénétique inconséquence et de notre incontinence exhibitionniste ?
Nous avons bel et bien consenti à laisser notre « réalité » se réduire à un « fait techniquement produit » par l’appareillage de notre système technique... La « révolution numérique » est sociale et prend les populations dans sa nasse logicielle en une vertigineuse convergence de toutes les formes de surveillance. Les « algorithmes de prédiction » permettant d’établir des profils de « suspects » à partir de la masse de big data nous font entrer dans la sphère inconnue d’une justice et d’une police « par anticipation »...
Le « numérique » (du latin numerus, « relatif aux nombres ») semble bel et bien avoir gobé « l’éthique » toute crue derrière les écrans aveuglants de nos calculs d’optimisation permanents... L’humain est-il soluble dans sa calculabilité et sa prévisibilité ?
La surconsommation numériste forcée avalerait-elle toute réalité humaine dans un devenir computationnel sans avenir ?
« Pour vivre heureux, vivons cachés » dit le dicton. Bien loin de nous préserver, nous persistons à nous dépouiller de nos données pour « moins que rien », alors que l’information est « l’une des premières ressources de la société occidentale contemporaine ».
Devrions-nous, au nom de ceux qui n’ont « rien à cacher », accepter de « devenir des marchandises » et des variables d'ajustement de cette économie numérique en accélération permanente et abdiquer tout contrôle sur la diffusion de nos petits secrets ?
Non seulement nous renonçons à notre vie privée mais nous consentons à nous dissocier de notre densité humaine et charnelle pour nous laisser « dématérialiser » dans une trame numérique faite de gadgets électroniques qu’il suffirait de ne pas acheter pour qu’ils ne se vendent pas : « Nous nous sommes construits un pavillon de verre réfléchissant : nous nous exposons au regard des autres et adhérons à la transparence virtuelle avec un plaisir d’exhibitionniste »...
Le « plaisir » (! !!) est bien le moteur de cette frénésie exhibitionniste et attentatoire à nos libertés les plus élémentaires : « Notre société d’exposition n’est plus une simple société orwellienne ou panoptique : elle est désormais alimentée par nos désirs, nos instincts et notre jouissance »...
Si le Big Brother de Georges Orwell (1903-1950) exerçait un pouvoir oppressif anéantissant le désir et criminalisant la jouissance, le pouvoir de notre société d’exposition s’exerce sur nous à partir de nos désirs en mode gadgetophile et résolument séducteur : « Si ce modèle économique faustien fonctionne, c’est parce que les plateformes puisent directement dans notre société hédonique et déclenchent en nous des circuits de récompense puissants. »
Mais est-il temps encore d’échapper à l’hydre numérique et de reprendre le contrôle de nos « vraies vies » de « vrais gens » ?
Comment ne plus donner ses... données ?
Professeur de droit et de philosophie politique à Columbia University (New York) et avocat de condamnés à mort en Alabama, Bernard E. Harcourt rappelle que « l’émergence de la société d’exposition s’est accompagnée d’une érosion graduelle de valeurs analogiques autrefois très prisées comme celles de la vie privée, de l’autonomie, d’un certain anonymat, de la confidentialité,de la dignité, d’une chambre à soi,du droit à la tranquilité »...
Le directeur d’études à l’EHESS (Paris) invite à se poser la question : « et si notre société d’exposition était devenue une institution totalitaire ? Se pourrait-il que certains se considèrent comme les prisonniers virtuels de l’exposition numérique, comme des cibles potentielles et des suspects, tandis que d’autres, en raison de leur situation privilégiée ou pour d’autres raisons, se sentent protégés par la surveillance numérique ? »
Si, fondamentalement, cette « nouvelle économie numérique » fonctionne grâce à notre désir, il faudrait pouvoir remplacer ce « modèle » si performant par un autre, tout aussi « stimulant » mais plus respectueux de nos libertés fondamentales. Pour échapper à cette mise sous écrou numérique, il faudrait pouvoir rompre avec cet envoûtement fatal qui fait de nous nos propres indics. Il faudrait pouvoir sortir de ce "cercle numérique du plaisir" en cessant de nourrir les nouvelles technologies avec nos pulsions libidinales et narcissiques, avec nos désirs à jamais inassouvis de toute-puissance infantile. Mais nous aimons tant être « aimés », désirés (?) et nous aimons tant compter nos légions de « followers », nous avons trop besoin d’exister en public ...
Il n’est pas sûr que les « sujets numériques » de nos technopoles ultraconnectées puissent considérer l’instauration d’un « droit de propriété » sur leurs données comme une réponse à la hauteur de l’enjeu. Il n’est pas davantage assuré que la création d’un espace commun en association non marchande « stimule » la réflexion des dits « sujets numériques » pour une entrée en résistance contre les dérives d’un totalitarisme marchand, sécuritaire et punitif. Mais il faudra bien commencer par « l’acte de nous considérer comme un nous ». En sommes-nous encore capables dans notre "réalité" aussi optionnelle que notre "Etat de droit" ? Il y avait une vie avant « le numérique », il y en aura une après... Cette ère reste à construire après l'affaissement de nos défenses immuntaires, en bien plus stimulant encore et avec la joie en plus – celle d’être revenus de si loin pour accomplir enfin une humanité digne d’être vécue selon un art de la reliance véritable. Faut-il avoir déjà dépensé son avenir en pure perte pour en revenir à la grâce de l'instant nu éclairé par les âges incalculables ?
Bernard E. Harcourt, La Société d’exposition – Désir et désobéissance à l’ère numérique, Seuil, 330 p., 23 €
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