La répartition - tellement privilégiée par Thomas Piketty - n’est qu’un jeu de dupes
Évidemment, même si Thomas Piketty se fâchait tout rouge contre le mode capitaliste de production, il n'est pas certain que celui-ci aurait à s'effrayer outre mesure. En effet, il aurait toutes les chances, même en cherchant bien, de ne pas trouver chez ce jeune professeur d'économie le soupçon d'un début de contestation véritable. Il y verrait, par contre, une masse assez impressionnante d'enfantillages. À commencer par celui-ci :
« [...] si la propriété du capital était répartie de façon rigoureusement égalitaire et si chaque salarié recevait une part égale des profits en complément de son salaire, la question du partage profits/ salaires n'intéresserait (presque) personne. » (Idem, page 73.)
C'est en effet que nous nous trouverions en régime socialiste... non pas au sens d'un Mitterrand ou d'un Hollande, ni même d'un Blum, mais de Karl Marx soi-même. Et Thomas Piketty ne paraît pas comprendre que, dans ce cas, il n'y a plus appropriation privée des moyens de production et d'échange. Ce qui est évidemment plus facile à dire qu'à faire... C'est pourquoi ce "si" ne fera peur à personne.
La suite immédiate est tout aussi ébouriffante :
« Si le partage capital-travail suscite tant de conflits, c'est d'abord et avant tout du fait de l'extrême concentration de la propriété du capital. » (Idem, page 73.)
Des "conflits" agissant tout juste dans la sphère de la répartition... C'est-à-dire : de tout petits conflits qui n'engagent pas à grand-chose. Rien qu'un peu de grèves, quelques manifestations : il s'agit de jouer sur les marges... Mais, à cet endroit, on ne risque guère de retrouver les fusils de la maréchaussée.
Rien donc qui puisse mettre en cause l'exploitation. Car, il faut le rappeler, celle-ci n'est atteinte que lorsqu'il y a une remise en cause de l'appropriation privée des moyens de production et d'échange. Et tout simplement, parce que, d'être coupée de ses outils de travail - la terre, y compris -, cela réduit toute une partie de la population travailleuse mondiale à ne pas même disposer librement du pain et de l'eau, et à devoir accepter de se plier à un travail qui ne sera rémunéré qu'à concurrence des moyens nécessaires à recueillir cela pour un usage de survie.
Pendant ce temps, la propriété du capital peut bien se concentrer comme elle veut : l'exploitation va bon train, ce qui ne risque surtout pas de troubler celles et ceux qui jugent leur situation dans le monde à la dimension de leur patrimoine et de ce que d'autres ont éventuellement de plus qu'eux dans ce registre de... propriétaires, qui n'est, par définition, pas celui des prolétaires.
Mais ici, Thomas Piketty devient complètement aveugle, comme nous le savons. Certes, il n'est pas le seul de sa corporation à oublier de se soucier de l'exploitation (fondement, en régime capitaliste, de la mesure de la valeur économique), au détriment de la pure science économique, s'il en est une. Si oui, ce qui est sûr, c'est qu'elle se cache bien. Sans doute parce que la mauvaise science économique chasse la bonne...
Même si Thomas Piketty est encore vraiment trop jeune pour radoter, le voici qui répète en haut de la page 74 - et juste avant la brutale mise en garde qu'il vient de nous adresser - ce qu'il avait déjà écrit dans le dernier paragraphe de la page 72 :
« Dans un premier temps, nous allons prendre comme donnée l'inégalité des revenus du travail et du capital, et nous allons concentrer notre attention sur le partage global du revenu national entre capital et travail. »
Il n'a pas tort puisqu'il s'agit là d'un élément essentiel de l'idéologie dominante de la démocratie méritocratique qu'il convient de ne jamais cesser de seriner au bon peuple... Et c'est aussi un moyen assuré, pour lui, de se convaincre d'une équivalence travail-capital qui doit pourtant, en son for intérieur et à certains moments choisis, le faire doucement rigoler... et peut-être même lui offrir parfois la figure touchante d'un rire plutôt jaune.
En tout cas, jusqu'à présent, ça marche : les jeunes générations n'ont pas encore bien vu comment la facture qui les attend s'allonge... Ainsi gagneront-elles beaucoup à regarder ce que Thomas Piketty a déjà rassemblé pour leur édification, et sans peut-être en avoir lui-même une totale conscience.
Mais Thomas Piketty sait surtout que ça pourrait très bien finir par péter, et c'est ce qu'il ajoute, avec les quelques réticences d'usage, dès la phrase qui suit immédiatement son retentissant "Que les choses soient bien claires". La voici :
« Certes, l'inégalité capital-travail est extrêmement violente sur le plan symbolique. » (Idem, page 74.)
"Symbolique" : il ne croit peut-être pas si bien dire...
D'ailleurs, tout est dans le tiret qu'il a placé entre "capital" et "travail" : évidemment, c'est un fusil. Tout dépend ensuite du sens dans lequel se déplacent les balles : exploitation ou révolution. En Afrique du Sud, ils sont vaccinés (piqûre de rappel) et savent parfaitement ce que cela a voulu dire pour eux. Les actionnaires de Londres aussi. Et ainsi va le monde.
Où, partout, les deux camps connaissent bien la cicatrice qui signe la présence d'une articulation symbolique au sens où je me permets de la déduire du travail de Jacques Lacan…
Cette dénomination, "articulation symbolique", s'appuie très directement sur l'origine grecque du terme "symbole". Le σύμβολον est un objet brisé en deux, qui peut être reconstitué en faisant s'emboîter les deux moitiés selon l'articulation très spécifique que constitue la ligne de fracture qui les sépare. Pour sa part, le verbe σύμβολεω, qui renvoie à la "rencontre avec", s'oppose au terme διάβολη qui signifie la "division", et qui se retrouve en français dans "diabolique", lequel fait à son tour résonner de façon significative son opposé : "symbolique". L'effet de rupture se trouve transcrit dans une cicatrice qui fait écriture. Comme bien d'autres, Thomas Piketty fait, lui, mine d'y voir une ligne de partage...
Michel J. Cuny
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