La vieille dame bien digne s’en est allée
En mai 1939, un mémoire est déposé à l’Ecole pratique des hautes études par une frêle jeune femme de 32 ans, sortie à 19 ans à peine de l’école du Louvre, puis ayant fait la Sorbonne, l’Ecole pratique des hautes études, le Collège de France et pour finir l’Institut d’ethnologie sous la direction de Marcel Mauss. Bref, une « tête » comme on dit alors, que cette gentille Germaine qui revient chaque week-end sagement chez sa mère pour l’aider à rédiger des Guides Bleus, son père étant mort alors qu’elle n’avait que 18 ans. Courageuse, en prime, la Germaine. Elle le sera cent ans, en fait.
Ce mémoire porte sur les us et coutumes d’une tribu surprenante à pleins d’égards, et qui parle un dialecte berbère particulier, le Chaoui. Ce sont des nomades, qui ont un mode d’organisation assez étonnant. Le mémoire s’intitule "Morphologie d’une République berbère : les Ah-Abder-rahman, transhumants de l’Aurès méridional". Il avait été précédé d’un article, sur les sociétés berbères, qui s’attachait à faire la relation entre la langue et l’organisation sociale fort élaborée de ces éternels transhumants. Ainsi, chez eux, nous dit Germaine, on était à la fois "harfiqt" et "εarch", à savoir membre d’une tribu, mais aussi d’une famille, les deux interférant de manière complexe selon les vicissitudes de la vie en mouvement perpétuel de ces peuples qui finissent pourtant par s’organiser avec des représentants choisis et non imposés. En résumé, au milieu des tentes de nomades, fonctionne une petite République, avec ses lois, son langage et ses obligations. Les Aurès sont en effet restés longtemps à l’écart de l’influence de l’islam. Et pour cause, une légende tenace raconte en effet les hauts faits de la reine, Damya Tadmut, dite "Dihiya", une figure de la résistance berbère à l’avancée des troupes musulmanes entre 695 à 705. À la tête de la tribu juive des Djawara (ou Jeroua), implantée dans les Aurès (à l’est de l’actuelle Algérie), elle parvint à associer plusieurs tribus juives et même chrétiennes pour lutter contre les islamistes. Berbère, et donc issue des Imazighen, ces contemporains des pharaons qui ont perdu en route leur propre histoire, Dihiya préside un royaume à part : son pouvoir avait été obtenu par... une élection, par un conseil de tribus, et le regroupement de ses alliés ressemblait étrangement à une confédération moderne avec engagement d’accords réciproques. Tadmut signifie gazelle, mais les islamistes la surnommèrent "kahina" (la prophétesse mais aussi... la sorcière !). Religieusement, après plusieurs recoupements de textes, on peut en conclure qu’elle aurait plutôt été animiste, comme l’ensemble de la région avant l’invasion musulmane. Une invasion plusieurs fois repoussée par les troupes de la reine : elle résistera farouchement contre jusqu’à 50 000 soldats, selon les textes, la bataille finale ayant lieu en 704, à Tabarqa. La reine y fut capturée et décapitée à Bïr El Kähina ("Le puits de la Kahina"). Sa tête fut envoyée au calife vainqueur Malik selon certains, ou jetée dans le puits selon d’autres. Son vainqueur fut très adroit, en réalité : Hassan Ibn en N’uman fit preuve de respect pour les amazighs après sa victoire. Il ne fit pas de prisonniers et ne commit aucun pillage. Résultat, l’islamisation des Imazighen se fit en fort peu de temps : parfois, il faut être plus intelligent pour imposer par la patience que d’autres n’arrivent pas à réaliser par la force. Pour ceux qui pourraient s’offusquer de la méthode "barbare", il faut savoir que l’envoi de la tête du vaincu était à l’époque une pratique courante que toutes les civilisations (romaine, assyrienne, mongole) ont faite : comme preuve de la victoire, il n’y avait pas mieux et c’était moins encombrant qu’un corps entier. L’expression mettre sa tête à couper démontre que le procédé date de loin dans l’Histoire : c’est bien annoncer le risque d’être vaincu. Certains nostalgiques, pour donner une fausse légitimité historique à leurs sinistres attentats, en appellent à nouveau à la pratique du décompte de têtes d’ennemis.
Pour beaucoup, dans le grand public, tout cela reste inconnu. Chez les ethnologues, le travail ramené par Germaine Tillion est une mine, surtout à une époque où les thèses de Gobineau ressurgissent comme par hasard, la guerre approchant et les gens faisant un repli sur soi classique dans ce cas. Certains évoquent le fait que seule la "race" blanche ou "nordique" est capable d’organisations sociales alambiquées, Germaine trouve une République itinérante au milieu d’un désert qui n’a rien à envier dans son fonctionnement aux Républiques européennes ! Germaine, sans le savoir, dans un monde qui devient fortement raciste, est le poil à gratter des partisans de la thèse hitlérienne de la suprématie allemande. Des Allemands qui entrent à Paris le 14 juin 1940... d’où Germaine est partie cinq jours avant, fuyant les personnes dont elle abhorre les thèses. Et n’ayant pas digéré le discours de renonciation d’un dénommé Philippe Pétain. En bonne ethnologue, elle sait qu’"à l’exception des Touaregs, la majorité des Berbères sont génétiquement plus proches des Européens et des Moyen-Orientaux que des autres populations humaines - les Touaregs se situant dans une position intermédiaire entre les Sub-Sahariens et le reste des Berbères". Et, elle, elle sait très bien que les Allemands ne lui pardonneront pas ses thèses qui vont à l’encontre de leurs théories fumeuses.
Très vite, elle revient vers ses amis et collègues du Musée de l’homme, qui n’ont pas hésité un seul instant à s’engager dans la Résistance. En février 1942, le réseau est démantelé par l’Abwher (les services secrets), et sept d’entre ses amis ethnologues ou anthropologues sont fusillés au mont Valérien après une mascarade de procès. Le 13 août, c’est à son tour d’être incarcérée, avec sa mère : elles ont été toutes deux dénoncées. Par un prêtre, l’abbé Robert Alesch. Sa mère, déportée à Compiègne, est emmenée à Ravensbrück où elle est gazée au Zyklon B en mars 1945 avec ses codétenues. Un gaz dont l’écrivain Didier Daeninckx a retrouvé par hasard l’étrange et très embarrassant parcours. Dans le bureau de l’officier de la Gestapo qui l’interroge, Germaine Tillion songe à son Afrique à elle : "Une petite histoire m’est revenue en tête. Deux Africains sont assis au bord du Niger. Ils n’osent pas traverser à cause des crocodiles. L’un dit : « Ne t’en fais pas. Dieu est bon. » L’autre répond : « Et si Dieu est bon pour le crocodile ? » Ca a achevé de me structurer, car j’ai pensé : aujourd’hui, Dieu a été bon pour le crocodile." (Siècle p.178).
Germaine Tillion en réchappe le 23 avril, lors de la libération du camp. A sa sortie, elle pèse à peine 30 kg, "une chose, une chose vivante tout de même", dit-elle alors d’elle-même... Revenue en France, elle a perdu sa thèse, brûlée par les nazis. En juillet, elle demande à assister au procès de Pétain où elle témoigne et attend encore quatre ans pour voir son dénonciateur condamné à mort et fusillé au fort de Montrouge le 25 janvier 1949. L’écrivain Samuel Beckett avait failli tomber sous sa terrible coupe. Son ami juif Paul Léon, de son réseau Gloria, avait eu moins de chance : arrêté, il a été torturé à mort par les Allemands. Germaine, elle, ne cesse alors à partir de là d’écrire et de participer à des conférences sur les camps, au point en 1951 de s’attaquer au tabou des goulags soviétiques, alors qu’elle est elle-même communiste. Mais elle n’en a pas encore fini pour autant avec les Aurès...
Dès 1954, la France s’engage dans ce qu’on appelle pas encore la guerre d’Algérie, mais une "opération de police". A la demande du ministre de l’Intérieur de l’époque, un certain Mitterrand, elle se retrouve chargée d’une étude sur les populations civiles des Aurès, où très vite les militaires ont fort à faire. Jacques Soustelle la chargera plus tard de s’occuper des centres sociaux algériens. Ses nombreux voyages et ses contacts avec la population comme avec les militaires lui révèlent vite la pratique de la torture et des exécutions sommaires au sein de cette même armée. Ecœurée par ce qu’elle y voit, et les personnes qui n’hésitent pas à recourir à la torture, elle s’engage sur la voix de la négociation tous azimuts : avec les autorités françaises, pour les faire renoncer aux exécutions capitales qui se succèdent (il y en aura plus de 200), et en même temps avec les insurgés algériens à qui elle demande d’arrêter les attentats sanglants dont ceux perpétrés par Yacef Saadi, avec qui elle est en contact. Les militaires apprécient fort peu le double jeu : en septembre 1957, la résistante à la Croix de guerre avec palmes, faite chevalier de la Légion d’honneur est emprisonnée. Condamné à mort par les tribunaux militaires le 25 juin 1958, commué par de Gaulle dès son retour au pouvoir, Saadi sera libéré en mars 1962, lors de la signature des accords de paix. Il avait dès son arrestation rédigé une longue confession sur ses activités terroristes. Germaine Tillion, elle, condamnant aussi bien ce terrorisme que l’usage de la torture, et c’est bien ce qui en a fait sa grandeur toute sa vie. Elle savait que les deux phénomènes sont toujours liés, et aujourd’hui encore comme il y a cinquante ans.
Germaine Tillion continue après son infatigable parcours entre le CNRS ou l’ONU, qui lui vaut le 27 décembre 1974 le titre de Grand Officier de la Légion d’honneur et le 7 mai 1981 : la Grand Croix de l’Ordre du mérite (une dignité qui échoit à chaque Premier ministre, et dont seules cinq femmes ont bénéficié dont une Rochambelle). Infatigable, on la retrouve engagée en 1996, à 89 ans, participant au Collectif de soutien aux sans-papiers de l’église Saint-Bernard. En 2000, passés 93 printemps, elle signe "L’Appel des douze" afin que soit reconnue et condamnée officiellement la pratique de la torture pendant la guerre d’Algérie. Elle assiste à la conférence de la veuve de Maurice Audin, un assistant de mathématiques français à l’université d’Alger, membre du Parti communiste algérien, mort au cours d’une séance de torture le 21 juin 1957, tortures infligées (et amnistiées) par le lieutenant Charbonnier, officier de renseignement servant sous les ordres du général Massu. A cette date, son corps n’a jamais été retrouvé. Comme d’autres ne le seront jamais plus à Ravensbrück. Un général, Paul Ausaresses, laissera des années après (en 2000) quelques bribes d’information sur les assassinats, reconnaissant entre autres l’assassinat de Ben M’Hidi et vingt-quatre de sa propre main. Ces phrases accusatrices sont terribles : "Parfois, je disais à Massu : ’On a ramassé untel’ et je le regardais dans les yeux avant d’ajouter : ’On le tuera demain’."
La
vieille dame bien digne avait fêté ses 100 ans en mai dernier, elle
était restée la même toute sa vie, engagée contre le racisme et la
bêtise qui défigurent notre monde. Saluons aujourd’hui sa mémoire et sa
ténacité à avoir tenté à plusieurs reprises de nous fabriquer un monde
meilleur. Pour cela, qu’elle en soit remerciée par tous ceux qui
refusent autant l’usage du terrorisme que celui de la torture.
Malheureusement, à lire l’actualité, nous ne sommes pas certains que
son propos ait été entendu partout encore dans le monde. "J’ai cédé comme beaucoup à la tentation de
formuler des différences... : ils ont fait ceci, nous ne le
ferions pas... Aujourd’hui, je n’en pense plus un mot, et je suis convaincue
au contraire qu’il n’existe pas un peuple qui soit à l’abri d’un désastre
moral collectif." (Siècle, p. 162), dit-elle. Il nous faudra d’autres Germaine Tillion, hélas, pour que cessent un jour les pires tourments de l’humanité.
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