Le 21ème siècle a commencé comme un Moyen-âge
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De rares esprits ont parlé du 20ème siècle comme d’un nouveau Moyen-âge. Et pas uniquement le premier 20ème siècle traversé par deux grands conflits planétaires. En fait, la notion de Moyen-âge contient deux significations, l’une temporelle, plaçant une époque au milieu de la précédente et la suivante ; l’autre plus sociologique, évoquant une période marquée par l’obscurcissement des esprits, les pensée rétrécies, les formes saturées et déclinantes de la culture. En ce sens, il est légitime d’invoquer un âge crépusculaire, comme le fit Hermann Broch dans son gros livre inachevé sur la folie des masses. La culture moyenâgeuse incorpore souvent des égarements dans le savoir, obsessions intellectuelles divers, représentation erronée des choses et des hommes, superstitions et croyances diverses, actions débridées, incohérentes, savoirs tronqués, dévoyés, falsifiés. Dans une époque crépusculaire, la plupart des penseurs n’ont pas conscience d’être dans le trouble et l’obscurité. C’est même le contraire, d’aucuns s’accrochant à des lubies intellectuelles qu’ils vénèrent comme étant des vérités éternelles, voire universelles. Ce sont en général les hommes d’une époque ultérieure qui prennent conscience des égarements passés, parce qu’ils disposent de nouvelles connaissances. La chronologie conventionnelle établie par les historiens semble relever d’un choix convenu mais le Moyen-âge ne fut pas si obscur qu’on a bien voulu le penser, alors que la Renaissance, même si elle fut marquée par de belles réalisations artistiques et de beaux esprits innovants, n’en fut pas moins traversée par des forces obscurantistes. Toutes les époques sont contrastées. Certaines paraissent rayonner au dessus des siècles. C’est le cas des Lumières, mouvement ascendant lié aux sciences et à la raison, étalé sur un bon demi-siècle. Le 19ème siècle a été contrasté malgré l’imposante révolution industrielle. A notre époque contemporaine, les mouvements ascendants de la pensée et la culture ne durent qu’une ou deux décennies. Signalons la Belle Epoque, quelque part entre 1890 et 1910 ; ainsi qu’une parenthèse assez remarquable, située dans les années 1960 et 1970.
On peut tenir pour raisonnable l’hypothèse d’une époque crépusculaire dont on situera le commencement en 1990, juste après la chute du mur, grand événement historique qu’on peut prendre de manière arbitraire comme un point de rupture, bien que les signes du crépuscules aient été déjà tangibles dans les années 1980. Il est vrai que nos intellectuels français avaient déjà signalé une défaite de la pensée, une ère du vide, une époque humoristique et une distance d’avec les grandes envolées décapitées de la pensée 68. En plein milieu des années 1990, Jean-Marie Domenach publiait un livre sur le déclin culturel français, en analysant notamment l’état de la littérature. Avec le recul, nous pouvons tracer quelques traits de ce long crépuscule qui dure depuis plus de deux décennies. Le portait n’est pas aisé à réaliser. Car il faut prendre l’évolution des savoirs scientifiques, les nouveaux paradigmes ou à défaut, les anciens s’incrustant au risque de flétrir les voies inédites. Mais il faut observer aussi les cultures d’une époque, ce qui se lit, se dit, se fait, s’écoute, se produit. La télé réalité et la culture mainstream ne vont pas dans le sens d’une haute époque de civilisation, bien que ces traits ne soient qu’un point de détail sans doute corrélé à l’avachissement de la pensée et la stagnation de la science, sur fond de frénésie technologiques et d’obsessions diverses de nature écologique ou sanitaire.
D’après Musset, une époque crépusculaire est marquée par un vide laissé par les anciennes idées et qui n’est pas encore comblé par les nouvelles tendances signant la riche époque censée lui succéder. Autrement dit, le cours de la culture épouse le mouvement diurne, le crépuscule annonçant la nuit mais aussi l’aurore et quand la culture nouvelle s’épanouît, c’est alors le zénith, le grand midi. Vide, errance, ces mots illustrent bien le sens revêtu par le concept d’époque crépusculaire. Il est cohérent que les esprits deviennent fébriles, ne se sentant plus guidés d’un pas assuré par une culture affirmée. Le temps est au désarroi, trait majeur et contemporain qui a guidé les essais de Jean-Claude Guillebaud sur les valeurs contemporaines vacillantes. Dans une époque crépusculaire, les intellectuels se raccrochent parfois à d’anciennes valeurs sûres auxquelles ils font subir un ravalement pour les mettre au goût du jour. Ainsi se dessine le portait intellectuel, scientifique et culturel d’une époque. Dont les contours se précisent différemment selon les pays affectés. Il se dit que les Etats-Unis savent toujours rebondir, que l’Italie a été déglinguée par la télévision spectacle, que l’Espagne a eu sa période décadente mais créative. Il se dit beaucoup de choses en vérité mais pour connaître le fond des choses, il faudrait être immergé dans une culture pendant une durée raisonnable. L’observation de la France donne quelques indices saisissants de ce crépuscule de civilisation. Cette France qui fut aux avant-postes de la culture européenne après le siècle de Louis, puis en pointe dans la politique avec sa Révolution, ensuite arriva la République des savants et des professeurs, Paris était la capitale du monde culturel au début du 20ème siècle, puis deux guerres, De Gaulle pour un dernier sursaut, les seventies pour une dernière renaissance et pschitt dans ce pays dirigé par un Mitterrand déclinant, un Chirac peu inspiré et un Sarkozy très brouillon. 1990-2010, deux décennies perdues.
Empruntons une formule de Domenach. « Jamais il n’y eut autant de créateurs et aussi peu de création ». Quelques dérivations pourraient donner du sens à notre époque. Jamais il n’y eut autant de partis et aussi peu de politique. Jamais il n’y eut autant de laboratoires et si peu de découvertes. Jamais il n’y eu autant de médias et si peu d’information. Jamais il n’y eut autant de gadgets technologiques et si peu de satisfaction existentielle. Jamais il n’y eut autant de croyants et si peu de foi. Ces formules sont certes faciles mais elles indiquent bien l’état d’une époque considérée comme crépusculaire. Cela dit, la qualification de crépusculaire est toute relative et semble livrée à l’appréciation de chacun. La pénombre ne se voit pas car, qu’il s’agisse de l’œil sensible ou du regard intellectuel, l’accommodation fonctionne et l’on finit par s’habituer à évoluer dans des zones peu lumineuses.
Faut-il maintenant écrire un essai détaillé sur cette crise culturelle qui en fait, paraît aussi relever d’une crise de civilisation ; un livre en forme d’autopsie où se dessinent les formes déclinantes et dévoyées dans la plupart des champs censés incarner des « marqueurs de civilisation » ? Parmi ces champs, la philosophie, la science, les pratiques artistiques, les gouvernances industrielles et politiques, les valeurs fournissant un ressort partagé aux individus. Pour qu’un tel essai soit utile, il devrait se placer dans une démarche compréhensive autant que descriptive, avec une tentative d’explication des obstacles divers et des facteurs favorisant la « léthargie spirituelle, morale et culturelle » d’une société. Pour un résultat encore plus convaincant, une telle étude devrait emprunter quelque sillon visionnaire et tenter de cerner quelles seraient les nouvelles formes spirituelles et culturelles d’une renaissance européenne à venir.
Sans jouer forcément les Spengler de circonstance, l’idée du crépuscule occidental en général et français en particulier, devrait hanter les esprits réfléchissant sur le monde. En France, les symboles ne manquent pas. Daniela Lumbroso faite chevalier de la légion d’honneur, Loft Story et les 2 be 3 ; mais cette télé réalité et ces daub’s bands de garçons et filles nous viennent du monde anglo-saxon. Et puis, comment ne pas relier cette fin crépusculaire de civilisation à l’esprit de rente qui gagne l’Amérique, nation naguère entreprenante mais dont les entreprises jouent actuellement le repli, n’investissant plus pour l’avenir. Tout cela, le résultat de deux piteuses décennies, 1990 et 2000. Affaire à suivre donc, ici ou dans un livre.
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