Le Djihadisme et… l’école
André Giordan et Jérôme Saltet[1]
[1] André Giordan est professeur à l’université de Genève, Jérôme Saltet est codirecteur de Playbac. Depuis une dizaine d’années en associant leurs compétences sur l’école et les médias pour enfants, ils tentent de faire évoluer l’école à travers de projets concrets : la série Apprendre à apprendre ou le collège optimal, Changer le collège Oh Editions.
D’abord, toutes nos félicitations aux très nombreux enseignants qui ont su parler avec leurs élèves des attentats de Paris et mis des mots sur l’insupportable, l’inqualifiable. Maintenant, il reste une réflexion de fond à promouvoir au sein de l’institution scolaire ; et cela à tous les niveaux sur ce que pourrait faire l’école en tant que contre-pouvoir à cette idéologie monstrueuse.
Certes dans la lutte contre cette doctrine sordide, il y a la lutte armée et les mesures sécuritaires, il n’en demeure pas moins que l’école a grandement sa place dans ce combat à mener. D’autant plus que ce sont des jeunes qui ont grandi sur ses bancs qui ont commis les derniers attentats. Ce sont des garçons et des filles des écoles françaises qui massacrent, égorgent, torturent en Syrie et en Irak.
Certes leur nombre est infime : tout au plus un peu plus d’un millier sur une population d’environ 12 millions de personnes. Cependant chaque jour, plusieurs jeunes sont toujours en partance ou ont le désir de partir pour Daesh. Et encore faudrait-il tenir compte de tous les ados fascinés secrètement par cette propagande. Ils pourraient eux aussi facilement basculer dans cette affreuse entreprise.
Bien sûr les recruteurs usent et abusent des techniques classiques de manipulation mentale, chères à toutes les sectes. En sus, ils savent désormais faire une grande place aux méthodes les plus innovantes de la communication numérique (sitcom, jeux vidéo, etc..). Ils jouent sur du velours en prenant appui sur les désirs d’exister et de révolte de tout adolescent. De tout temps, un idéalisme, quel qu’il soit, a poussé des jeunes à risquer leur vie pour une cause supposée noble. Ici également, on retrouve à la fois l’internationalisme « de papa » et le discours religieux le plus rayonnant car le plus simpliste. Pensons aux jeunes qui ont été embrigadés par le Temple du peuple ou se sont perdus avec Haré Krishna…
Toutes ces considérations ne dédouanent pas l’école. Comment se fait-il que des jeunes français issus de l’école de la République soient sensibles à une telle idéologie ? Et pas n’importe laquelle : un sectarisme le plus absolu marqué par une violence extrême, une domination sans partage, la torture, le meurtre par égorgement et surtout l’attrait de la mort, y compris pour soi-même.
Qu’en est-il de la culture actuelle de l’école ?
Plusieurs points sont à prendre en considération. Par son système sélectif, fondé en plus sur un unique critère, celui d’une certaine abstraction excluant toutes les autres formes de talents, l’école décourage, puis stigmatise et enfin exclut. Or l’exclusion est le terreau de la désespérance. Ces jeunes en déshérence, ces « laisser pour compte » de la Nation sont prêts à suivre n’importe quel gourou ou prédicateur qui les reconnaît. On ne peut pas dire que la pédagogie islamiste soit très attirante par rapport à celle de l’école. Toutefois elle sait prendre en compte la personne qu’est le jeune. Il y trouve aussitôt une identité d’une part et d’autre part cette idéologie sait créer l’illusion d’un espoir chez ces jeunes « paumés ». Aller se battre pour une cause qu’on certifie de « juste » en opposition « à tous ses infidèles sans morale » « qui se vautrent dans l’alcool et la luxure » redonne confiance en soi et projet de vie. Surtout quand on a grandi dans une société qui cherche ses repères, qui met en avant la seule consommation sans foi ni loi, dont la promesse la mieux tenue est souvent celle du chômage et dont les élites et les dirigeants sont tout sauf exemplaires.
Au delà des beaux discours des ministres successifs, il nous faut prendre désormais conscience que notre école est actuellement très inégalitaire, comme l’ont démontré les évaluations PISA. Sans doute la moins inclusive en Europe. Elle produit de l’ennui, du désintérêt ; surtout et c’est cela qui est dramatique, elle fait perdre confiance, estime de soi et espoir de vie à nombre d’adolescents qu’elle finit par sortir du système scolaire, et par là de toute vie sociale.
Mais tous les djihadistes en action ou en devenir ne sont pas ni des jeunes en difficultés scolaires, ni des enfants de banlieue. Un tiers d’entre eux sont des convertis issus de la classe moyenne. L’école, même si elle n’est pas seule en cause, n’a pas réussi à leur transmettre les valeurs de notre République. Elle n’a pu jouer un rôle de contre pouvoir dans une société déboussolée et qui par là n’annonce plus rien, quand les islamistes, eux, indiquent ce qui est bien et ce qui est mal et promettent sans vergogne… Elle n’a pas permis non plus qu’ils s’approprient le moindre esprit critique, au point de se laisser embrigader par des histoires naïves venues des temps anciens. Enfin l’institution scolaire n’a pas su valoriser la vie ; ces jeunes plongent sans hésitation dans une culture de la mort qui en font des kamikases…
Les valeurs de notre République, à côté du traditionnel « Liberté, Egalité, Fraternité » passent par la laïcité. Mais qu’en fait-on concrètement à l’école ? Après Charlie, le ministère a pris conscience de la gravité du problème. Mais la réponse ne peut passer uniquement par quelques mesurettes. Il ne suffit pas de se contenter de nouveaux programmes d'enseignement moral et civique (ECM) renforcés ; c’est une autre culture de l’école qu’il lui faut insuffler.
Les savoirs citoyens ne peuvent être cantonnés dans la seule sphère de l’histoire-géo. Ils ont leur place dans toutes les disciplines de façon transversale et d’une manière générale dans tout le vécu de l’école. L’éthique, c’est-à-dire un travail de clarification des valeurs[1], est à introduire dès l’école maternelle… Nombre d’enseignants hésitent à aborder ces questions car la discipline n’est programmée qu’en terminale ou à cause d’une certaine conception de l’éducation –celle-ci est affaire de la famille- et même d’une certaine idée de la laïcité qui renvoie à la simple neutralité.
De plus, arrêtons d’aborder la citoyenneté de façon éthérée ; cette éducation n’a de prise que dans le vécu. Les questions de tolérance, d'égalité, de violence, d’intégrisme doivent être tangibles au quotidien. L'école se doit de saisir en permanence l’actualité, elle ne doit pas rester frileuse par rapport aux médias ou aux réseaux sociaux. Nombre d’expériences sur le terrain ont déjà été tentées par des enseignants ou des chefs d’établissement, tirons-en parti. Elles ne s’avèrent efficaces que sur la durée, quand elles s’intègrent dans le journalier de l’école : conseil de classe type Freinet, actions de médiation, actions humanitaires sur le quartier (voir par exemple les réalisations remarquables de l’association « L’école de la philanthropie »), éducation à la gestion de conflits, échanges réciproques de savoirs, etc.. Pourquoi ne pas mieux les partager pour les généraliser ?
Du ministère de l’instruction à une éducation de l’humain
La question de l’esprit critique, indispensable pour lutter contre les manipulations, n’est pas négligeable. Depuis longtemps, elle est mise en avant dans les programmes de sciences. Malheureusement cela reste un vœu pieux ; les programmes de physique, biologie et chimie continuent largement à mettre l’accent sur des savoirs parcellisés, éthérés qui finissent par dégoûter le plus grand nombre. L’aspect le plus dramatique est la façon dont la vie et le corps humain est le plus souvent enseigné. En biologie, on présente un corps machine, décomposé en quelques mécanismes… Les plus évidents sont la locomotion, la digestion et la respiration, dont on adore décrire les tuyauteries ou les rouages !.. Il disparaît même au lycée au profit des cellules et des gènes et la santé, le bien-vivre sont oubliés. L'éducation physique devenue sportive (EPS) s’est certes éloignée de l’entraînement militaire et de la gymnastique médicale. Elle souhaite « valoriser l’épanouissement, l’expression et l’autonomie ». Dans la pratique, la culture sportive dominante assujettit toujours les corps. À quel moment prend-on vraiment en compte le corps ressenti ou désirant des élèves ? Tout est toujours affaire d’entraînement et d’effort, voire de souffrance. Autant d’approches qui ne donnent guère envie aux élèves de s’y attarder pour valoriser leur corps, leur bien-être. Faut-il y voir ici les racines du mépris du corps qu’ont tous les djihadistes ?..
L’esprit critique, et déjà le simple questionnement, peuvent avoir largement leur place dans les autres disciplines. Certains enseignants l’introduisent aisément en littérature ou en sciences humaines, d’autres par contre sont à la traine comme en maths[2]. L’éducation traditionnelle, soutenue par l’attente des familles, se focalise sur la seule réussite scolaire et sociale : « un bon diplôme ouvrant sur une bonne profession », ce qui n’est plus automatique. Ce n’est certes pas à négliger mais l’éducation ne devrait-elle pas inclure ce projet dans le projet plus vaste de la réussite de la personne ?
N’est-ce pas un point fondamental à discuter de façon objective et apaisé ; il demeure tabou parce que l’école bien que chapeautée par un « Ministère de l’Education Nationale » reste toujours cadrée par un Ministère de l’Instruction. Sa priorité reste la connaissance ; on distille seulement un peu de compétences, sans les prendre vraiment en compte. Les évalue-t-on aux baccalauréats ? Seuls les « bacs pros » en tiennent compte. Surtout, on n’ose toujours pas explicitement permettre à chaque élève de « travailler sa propre personnalité ».
L’école devrait désormais aller résolument dans le sens de la personne, du vivre ensemble et donc de… l’humain[3]. Surtout, que nombre de réflexions ad hoc, de réalisations[4], de propositions et de documents pour la classe ont déjà été produits pour y parvenir[5]. Un tel projet éducatif renvoie à la connaissance de soi, à la prise de conscience et à la valorisation de son potentiel, à la réalisation de ses aspirations, de ses talents ou de ses passions, etc. Il comprend un « travail » sur soi pour améliorer ses performances scolaires (apprendre à apprendre), une prise de conscience de son rapport au savoir, à l’école ou à la culture, à la fois pour se défaire de certains aspects négatifs (phobie, anxiété, timidité,..) et aller vers de meilleures confiance et estime de soi. Enfin faut-il encore ajouter l'amélioration de sa qualité de vie et les capacités d’empathie, d’humour, de dialogue, de coopération, la coresponsabilité et l’esprit d’entreprendre ensemble qui forment l’esprit démocratique.
Sur tous ces plans, se pose en parallèle la question de la formation des enseignants et des cadres de l’éducation (directeurs, conseillers, inspecteurs..). L’école globalement n’a pas encore su réagir ; seuls quelques enseignants ou quelques directeurs bien isolés y parviennent. Or rien ne peut se faire si ceux-ci ne s'approprient pas une ECM vivante, si les valeurs -celles de la République, celles de la démocratie, celles du vivre ensemble- ne font pas explicitement partie de la culture de l’école, encore moins si ces enseignants ne sont pas formés à accompagner l’émergence d’une personne ou d’une collectivité. Autant de questions « vives » que devrait traiter en priorité une Commission de l’Education.
[1] Par exemple, la liberté d’expression n’est pas absolue, elle est limitée par la loi…
[2] Certains profs. de maths sont ouverts sur ce plan mais ils sont contraints. Les programmes officiels de la discipline n’en font pas une priorité.
[3] Voir le site Ecole changer de cap. http://www.ecolechangerdecap.net/
[4] Par exemple à la Living School, à l’Ecole Montessori du Morvan.
[5] Nombre d’activités ont été présentés au Printemps de l’éducation www.printemps-education.org ou aux Ateliers du Bonheur à l’école http://fabriquespinoza.fr/
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