Le film « Entre les murs » croule sous les honneurs officiels. Pourquoi ?
On l’avait oublié ! Une nomination aux Oscars et aux Césars et voilà repartie la promotion médiatique ! Foin des sévères critiques que le film "Entre les murs" a suscitées ! La répétition inlassable est le rouleau compresseur qui fait d’une erreur une vérité. Le Monde a ressorti, la semaine dernière, sans sourciller, un article paru fin septembre 2008, signé de Jean-Luc Douin. Il offre une belle caricature de l’article publicitaire sous couvert de critique cinématographique (1).

Un désintérêt pour les qualités formelles du film
D’abord, il y est fort peu question de cinéma sauf pour asséner sans les justifier des louanges qui ne souffrent pas de réplique : le personnage du professeur Marin est « interprété à la perfection », « la magie du film est là, dans la dextérité avec laquelle Cantet capte cette vie bouillonnante entre quatre murs. », « sa récompense est indiscutable ». Les seules preuves avancées sont l’argument d’autorité de la palme d’or et celui de « l’accueil que lui (a fait) sur la Croisette un jury international, une presse et des acheteurs étrangers subjugués. »
On comprend cette discrétion sur les qualités formelles du film, car il emprunte, à vrai dire, sa facture aux procédés frustes du « reality show », ce produit télévisé qu’on se garde de traduire tant il ne mérite pas de nom en français : 1- acteurs jouant tant bien que mal leur propre rôle dans leur vie quotidienne répétitive et ennuyeuse, enfermés dans un huis-clos ; 2- montage elliptique d’une sélection de séquences pour en présenter un résumé dans la limite d’un temps raisonnable de visionnage ; 3- illusion d’une extorsion d’informations à l’aide de caméras entrées par effraction visant à stimuler le voyeurisme ; 4- sommaire ordonnancement dramatique avec une crise et son dénouement pour tenter, sans trop y réussir, de prévenir l’ennui qu’engendre la répétition inévitable de scènes comparables.
Un attrait pour le sujet du film : la débâcle scolaire
Ce n’est donc pas la beauté formelle du film qui manifestement intéresse, mais son sujet : une classe de quatrième d’un collège qui, comme c’est devenu un usage à l’Éducation nationale, dicte sa loi à un pauvre professeur dépassé malgré la surenchère de démagogie dont il est capable, car prisonnier de la nasse où l’administration enferme cyniquement les professeurs. On se demande bien ce qu’un tel sujet a de si intéressant. On est donc amené à avancer deux hypothèses. L’une est celle du leurre de l’exotisme, l’autre, du leurre d’appel humanitaire.
1- Le leurre de l’exotisme
Le leurre de l’exotisme, on le sait, stimule le réflexe inné d’attirance par l’étrangeté d’un paysage ou d’un peuple aux mœurs singulières dont on est éloigné. Mais ce qui fait un leurre de ces exhibitions, c’est la mise hors-contexte. Un paysage de cocotiers et de sable blond fait rêver si on dissimule la faune ou les cyclones dangereux qui le rendent inhospitalier. Un peuple qui vit nu et frugalement dans une nature luxuriante sous de « tristes tropiques » peut aussi faire figure de modèle, si on se garde soigneusement d’évoquer son exposition à la famine et son espérance de vie limitée.
Dans quelle mesure le monde du cinéma et nombre de spectateurs n’ont-ils pas été conquis par l’exotisme de cette classe de 4ème inculte devant laquelle un professeur et une institution scolaire démissionnent. De même que la misère est photogénique, comme ne cessent de le montrer les photo-reporters, ce spectacle effarant peut être distrayant, du moins pour toute personne étrangère au service à condition qu’elle ne risque pas d’être elle-même importunée par des mœurs aussi étranges que destructrices : on ne laisserait pas son enfant une demi-heure dans cette ménagerie, mais on passe volontiers deux heures à voir comme la barbarie en impose à la civilisation. C’est fascinant !
2- Le leurre d’appel humanitaire
La barbarie ? Ce n’est pas le mot ! Car un second leurre puissant peut aveugler le spectateur : c’est le leurre d’appel humanitaire. Dans leur inculture et leur violence, malgré leur arrogance qui est forcément un appel au secours, ces adolescents peuvent susciter un réflexe de compassion et même le désir de leur porter secours par professeur et école interposés. La découverte d’un tel écart culturel entre soi et ces êtres humains est de nature à susciter un sentiment de culpabilité comme si « le trop culturel » dont on jouit soi-même était la cause du « rien culturel » à quoi ces pauvres enfants sont réduits, à la façon des vases communicants. Pour apaiser cette mauvaise conscience, consacrer en aumône deux heures de son temps à visionner ce lamentable spectacle, n’est pas trop cher payé, pas plus que le célébrer et le couvrir de récompenses. La compassion humanitaire a, en outre, l’avantage de valoriser celui qui l’éprouve et de le confirmer dans l’estime de soi.
Un article rédigé sous l’empire de ces deux réflexes ?
À la lumière de ces deux leurres, nul doute que l’article louangeur du Monde devient intelligible. Sous l’empire du leurre de l’exotisme et du leurre d’appel humanitaire, l’auteur de l’article reconstruit à sa convenance l’objet du film.
1- Des allégations en rafale partent dans tous les sens pour désorienter le lecteur, l’éblouir et surtout se dispenser de prouver : « « Entre les murs », lit-on, arbore comme rarement une palette d’émotions, il est à la fois ou tour à tour grave, subtil, incisif, perturbateur, drôle, poignant. » ou encore : « Cet homme, François, interprété à la perfection par François Bégaudeau (enthousiaste, complice, ironique, fatigué, opiniâtre, idéaliste, décontenancé, affecté, amer) ».
2- L’impropriété des termes est particulièrement choisie : ce film serait « l’histoire d’un pédagogue (…) confronté à la jeunesse ». Hélas, le professeur Marin est le contraire d’un pédagogue : c’est un démagogue qui caresse dans le sens du poil des élèves dont il a peur, pour s’acheter « la paix sociale », comme le souligne un de ses collègues. Cette classe n’est pas non plus représentative de « la jeunesse » : ce n’en est qu’une minorité dont l’institution scolaire, on ne sait pourquoi, accompagne la dérive au lieu de la stopper. Ces élèves n’ont pas davantage de « parler tonique » ni de « verbe haut », mais un langage basique et une pensée fruste ; et ils entendent quand même imposer leurs normes à l’institution qui renonce à dicter les siennes.
3- Cette impropriété des termes présente l’avantage de livrer une représentation de la réalité qui rassure et justifie qu’on ferme les yeux.
- Soit il s’agit d’éviter le mot « délinquance » comme on l’a fait si longtemps en lui préférant l’euphémisme d’ « incivilités » qui permettait de ne pas apporter la réponse appropriée aux problèmes disciplinaires, voire judiciaires, posés : « Le film, selon l’article, raconte comment François, en dépit de son talent à improviser, à mettre ses élèves à l’aise, à converser d’égal à égal, à respecter la subjectivité de chacun, se heurte à l’indiscipline, à l’insolence, au refus, à la vanne, à la rébellion, et dérape, oublie le poids des mots, fait un faux pas, brouille son seuil de tolérance. »
- Soit un jugement irrationnel permet d’éviter la démonstration rationnelle : l’article parle ainsi de « la magie du film » ou encore soutient que « somptueusement, « Entre les murs » filme la guerre de la parole », les fameuses « stimulantes joutes oratoires » vantées par la publicité du film. On veut bien accepter l’image de « la guerre », mais à condition d’ouvrir les yeux sur les « dégâts collatéraux » que cette guerre provoque : la destruction de l’institution chargée de transmettre le savoir et l’extension de la jungle dans la civilisation.
4- L’auteur de l’article ose y trouver matière à rire : « On s’amuse beaucoup, écrit-il, même quand on rit jaune, lorsque Boubacar et Souleymane s’en prennent à la prétendue sexualité du professeur ("Y’en a qui disent vous aimez les hommes"), lorsque Sandra se plaint d’avoir été "insultée de pétasse", persuadée sans en démordre qu’une pétasse est une prostituée ("C’est pas normal qu’on s’fasse traiter par les profs de l’école !"). Le bureau du principal est surnommé "Guantanamo" ». Ces niaiseries ou naïvetés sont-elles amusantes ou risibles ? Il semble que le rire exige une distanciation. Justement, c’est la fonction du leurre de l’exotisme que de la ménager.
5- Comment expliquer autrement que par la culpabiliité qu’instille le leurre d’appel humanitaire, cette survalorisation insensée de l’objet de la compassion ? Devant le conseil de discipline, Souleymane est accompagné de sa mère qui ne parle pas français ; elle se fie donc à sa traduction. Et on la voit refuser énergiquement l’image qui lui est renvoyée d’un phénix de fils qui rend impossible l’acte d’enseigner depuis le début de l’année. Or, l’auteur de l’article ose parler de la « dignité d’une mère africaine ne parlant pas un mot de français face au principal qui lui signifie que son fils est un perturbateur... » Est-il anathème de voir au contraire dans cette femme une mère égarée, prisonnière de ses réflexes maternels primaires, aveugle à la délinquance du doux « fruit de ses entrailles », et artisan du malheur d’un fils devenu asocial ?
6- Enfin, serait-ce que l’inculture est contagieuse ? L’auteur du film s’extasie comme le professeur Marin devant la frime d’une élève qui prétend avoir lu un livre difficile en 4ème : « La République » de Platon. Mais le malheureux, qui ne l’a pas lu sans doute non plus, l’attribue à Socrate et enchaîne pour briller sur « la maïeutique » socratique, cet art d’enseigner propre au maître grec. Ignore-t-il que Socrate n’a jamais rien écrit et qu’il n’est connu que par les livres de ses disciples comme Platon et Xénophon ?
L’intérêt de ce film est tout de même d’être moins une fiction qu’un documentaire fidèle à la réalité. Il offre à une population française qui n’en avait sûrement pas idée, un témoignage tragique sur le triste état de l’École en France dû à la démission de son encadrement. On soupçonne bien que la promotion effrénée du film n’est pas due au hasard : qui sait si la stupeur qu’il peut provoquer, ont dû calculer certains stratèges, ne va pas gagner les esprits à l’idée d’une privatisation du service public d’Éducation ? Mais pourquoi ne serait-il pas au contraire l’occasion d’une prise de conscience chez les défenseurs du service public ? L’humanitarisme pervers où beaucoup se sont fourvoyés croyant bien faire, est devenu un piège que n’ont pas manqué d’exploiter les partisans de la privatisation (2). Paul Villach
(1) http://www.lemonde.fr/cinema/article/2008/09/23/entre-les-murs-la-guerre-des-mots-au-college_1098573_3476.html
(2) Paul Villach
- « La palme d’or du festival de Cannes : un blâme académique et une gifle pour les enseignants ? », AGORAVOX, 29 mai 2008 ;
- « « Entre les murs » : une opération politique réfléchie pour un exorcisme national ? », AGORAVOX, 29 septembre 2008.
- « La curieuse présentation d’Anne Frank dans le film « Entre les murs » n’est-elle qu’« un détail » ? » AGORAVOX, 23 octobre 2008.
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