Le jeu de go et la présidentielle française
Jeu éminemment stratégique, le jeu de go offre une
métaphore pertinente des joutes politiques. L’objectif consistant à acquérir
les territoires les plus vastes, à maîtriser les points permettant d’exercer
une influence déterminante sur l’orientation de la partie. Dans le cas de la présidentielle en cours, la compétition que se livrent S. Royal et N. Sarkozy pour capter le centre les conduit à
développer des méthodes rigoureusement dissemblables, révélatrices de leurs
propres conceptions politiques.
La culture
occidentale est encore imprégnée dans ses analyses stratégiques des dogmes du
jeu d’échec : ici une armée clairement rangée, contre là une autre armée
clairement rangée, et que celui qui manœuvre le mieux emporte la bataille. Et
pourtant, la présidentielle française illustre à merveille tout l’intérêt que les états-majors auraient à se saisir des subtilités du jeu de go. Je
m’explique. Ce jeu stratégique d’origine chinoise et très populaire dans les
sociétés japonaise et coréenne demeure confidentiel en Europe occidentale. Il
oppose deux adversaires qui s’affrontent sur un plateau quadrillé, chacun des
deux disposant successivement une pierre blanche ou noire sur une intersection
du quadrillage. L’objectif est simple : acquérir le territoire le plus
vaste. Le jeu ne se conclut par aucune mort définitive, par aucun échec et mat,
mais par des gains plus ou moins conséquents de territoires.
Les
manœuvres ne consistent pas à déplacer des pièces aux performances inégales
(des fous, des reines ou des tours...), mais à disposer sur le terrain de la
confrontation des pierres initialement égales, aucune ne valant a priori
plus qu’une autre, mais révélant progressivement, en fonction de leur
positionnement, des influences extrêmement contrastées. Certaines pierres ne
valant que pour elles-mêmes, d’autres contribuant à contrôler de vastes
territoires. Toute la subtilité du jeu consiste à positionner (aspect spatial
du jeu) les pierres de la façon la plus efficace et d’être attentif au moment
(aspect temporel du jeu) où celles-ci valent le plus. Une pierre déterminant à
un instant le contrôle d’un vaste territoire peut par la suite se révéler
anodine. Et inversement.
Le
déroulement du jeu consiste dans le déploiement progressif des pierres
précédemment mentionnées, rien, strictement rien, n’obligeant à une ouverture de
tel ou tel type. Certains joueurs préfèrent ainsi acquérir de vastes
territoires sur les bords quand d’autres se lancent promptement à la conquête
du centre. Certains, les plus aguerris, positionnent leurs pierres sur
différentes portions du plateau quand d’autres progressent de proche en proche
en s’assurant un territoire qui au final se révèlera des plus restreints. Il
s’agit à la fois de développer des stratégies à long terme, tout en restant très
attentif aux combats tactiques de proximité.
Venons-en maintenant à la présidentielle française. Celle
de 2002 révéla une structure particulièrement classique. Un joueur (en
l’occurrence L. Jospin) opta pour une extension centrale en négligeant la
maîtrise solide d’un bord, disons le bord gauche. Cela lui valut de voir son
espace restreint de tous les côtés. Le positionnement central est en effet
celui qui offre le plus aisément le flanc à des attaques tous azimuts et
inflige les pertes territoriales les plus conséquentes. Le jeu de go tendrait à
indiquer qu’il vaut mieux se lancer à la conquête du centre après avoir acquis
une sérieuse base territoriale sur l’un des flancs du plateau. Le joueur L.
Jospin éliminé, la partie devenait aisée pour le joueur J. Chirac. Il lui
suffisait de circonscrire dans l’un des coins (celui de l’extrême droite), le
joueur J.-M. Le Pen, pour acquérir la totalité du plateau restant où son
adversaire avait été incapable de positionner la moindre pierre. Le territoire
du joueur J.-M. Le Pen était donc solide, mais extrêmement restreint, sans
la moindre possibilité d’extension. Ce que comprit immédiatement le joueur J.
Chirac en « bétonnant » son territoire de façon hermétique afin
d’éviter d’ouvrir une quelconque brèche exploitable par son adversaire. Ici
s’inscrit l’appel aux valeurs républicaines et le refus du débat.
Plus complexe est la configuration de la présidentielle de
2007. Certes, le joueur ayant opté pour le positionnement central se retrouve
de nouveau éliminé, mais ce vaste espace reste à conquérir pour les joueurs S.
Royal et N. Sarkozy, chacun disposant d’une solide assise sur son bord
respectif. L’intérêt consiste à observer comment s’y prennent respectivement
ces deux joueurs pour obtenir le plus d’espace au sein du centre laissé vacant
(il s’agit d’une image ludique). L’approche de N. Sarkozy apparaît très tactique, il manœuvre pour
gagner ici un pion, là un autre. Ce qui réfère à la manière dont il laisse
faire « amicalement » pression sur les élus UDF afin qu’ils lui
apportent leur soutien. Cette tactique débouche sur de petits gains, aisément
réversibles. Les élus ont-ils cédé par conviction ou plus probablement sous la
menace ? Le jeu de go traduit cette réalité sous la forme de la situation de ko
(appelée également mise en échec d’une pierre). Ces gains momentanés acquis
peuvent deux coups plus tard être renversés par l’adversaire. Il y a ainsi fort
à parier que les élus menacés, changeront ensuite de camp lorsque la pression
sera moins forte. Le joueur N. Sarkozy obtient également quelques pions sans
importance, ayant dans un temps lointain exercé une certaine influence, mais ne
rayonnant plus aujourd’hui de la moindre façon sur le plateau de jeu, ainsi du
pion B. Tapie.
Face
à cela, la joueuse S. Royal développe non une tactique, mais une stratégie. Il
ne s’agit pas pour elle de conquérir quelques pions isolés, mais de disposer
sur l’espace du centre un certain nombre de pierres exerçant une redoutable
influence potentielle. Se retrouvent ici les thèmes précédemment développés par
la candidate et ayant contribué d’une certaine façon à structurer le
centre : la réforme institutionnelle, l’Etat impartial, l’équité sociale,
l’influence de l’Europe dans un monde multipolaire, les enjeux
environnementaux. Ces pierres se retrouvent ainsi dans la continuité du
territoire initial de S. Royal. Si l’espace du centre avait été restreint, la
tactique de N. Sarkozy aurait
probablement été suffisante pour le réduire à néant. Compte tenu de la
dimension prise par F. Bayrou lors du scrutin du 22 avril (18 % rappelons-le,
soit près du cinquième du plateau de jeu), tout porte à penser que l’approche
stratégique de S. Royal se révélera davantage payante.
Dernier enseignement du jeu de go, lors des fins de partie
serrées, l’attention la plus extrême est requise jusqu’à la dernière seconde,
tel pion perdu ici pouvant en cascade en fragiliser d’autres et décider du sort
de la partie. Dans ce domaine c’est l’aspect tactique qui redevient primordial.
Permettez-moi d’en trembler à l’avance pour la joueuse S. Royal.
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