Le jour où ma colère a changé de bord (1)
J’ai longtemps cru que la droite était sans coeur, arriviste, égoïste et autoritaire, et que la gauche était généreuse et défendait la liberté. Cette mythologie est née bien avant que l’on parle même de gauche. Spartacus, le berger devenu esclave qui mena contre Rome la plus grande révolte d’esclaves, illustrait déjà la répartition fondamentale oppresseur-opprimé il y a plus de 2000 ans.
La quête de la liberté est une longue histoire tourmentée. Elle n’a pas fini de s’inventer, dans la joie ou dans le sang. « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés nos rêves », écrivait Shakespeare. Oui, rêvons encore. Ne cessons jamais de rêver la liberté. Je me disais cela à l’adolescence, et la liberté était alors joyeuse et jouissive. Pas sanglante. Elle était pacifique. Le camp, s’il fallait choisir un bord plutôt que l’autre, c’était la liberté. Mais elle n’était jamais totale. Comment pourrait-elle l’être quand l’OLP assassinait déjà à Munich ? Tuer des juifs créait le buzz, comme on dit aujourd’hui. Mais on ne se sentait pas encore obligés de défendre intellectuellement les assassins. On pouvait encore choisir son bord sans qu’on nous fasse un procès d’intention. On pouvait même défendre les deux bords et considérer que dans un même espace deux réalités pouvaient coexister : l’injure de « relativiste » n’avait pas encore été inventée.
Qu’est-ce qui nous fait sentir d’un bord plutôt que de l’autre, à moins d’être né ouvrier d’usine qui doit ôter sa casquette quand le patron passe dans les allées ? Y a-t-il aujourd’hui encore des bords bien définis ?
J’avais le coeur plutôt à gauche parce que je pensais que la justice et l’égalité étaient de ce côté. Mais trop indépendant d’esprit je ne pouvais adhérer ni à un quelconque mouvement ni à une théorie politique trop précise. J’appréciais Guy Debord et sa Société du spectacle, ou les situationnistes. Comme j’appréciais le yoga tibétain et le bouddhisme zen, ou la culture africaine de la palabre. J’étais atypique. Je ne pouvais être un pur produit de gauche. Entre autre pour cette raison : si celle-ci a favorisé le libéralisme au 19e siècle, ce libéralisme porteur d’une liberté rare, elle est accolée à l’une des deux grandes terreurs du 20e siècle. Elle ne s’est jamais vraiment défaite intellectuellement de l’ombre des tyrans ni de la volonté d’imposer un collectivisme qui aboutirait inévitablement à mettre plus de pouvoir dans encore moins de mains. Parce que même si les moyens de production étaient dans les mains de ceux qui travaillent dans l’entreprise la nécessité d’un instrument régulateur à large échelle et préservateur de la force publique renforcerait le centralisme économique et politique.
Mais elle restait encore comme creuset d’une réflexion et d’un projet anti-autoritaire. Paradoxal ? Tout était si paradoxal !
En lieu d’avoir à choisir un bord contre l’autre, il fallait rêver d’un nouveau monde où les paradoxes et oppositions politiques trouveraient leur place dans une nouvelle unité conceptuelle. Ne pas être simplement pour ou contre. Ne pas être OU/OU, mais ET/ET
En même temps, être d’un bord, inévitable : le monde était, est encore façonné ainsi. L’ambition de tout englober dans une seule perspective bousculait les neurones d’une génération. Casser le moule ! Le cerveau n’y était pas prêt. « Il n’y a plus rien », chantait Léo Ferré dans un texte monument qui synthétisait toutes les révoltes et les espoirs sans illusion : « Le désordre, c’est l’ordre moins le pouvoir ». Vaste programme, rébellion absolue, anarchisme humaniste. Mais est-il possible d’être une société de particules, sans relais de décisions et donc sans un minimum de concentration de pouvoir, même temporaire ? Je ne le crois pas. Qui décide des grandes routes, de la répartition d’eau depuis les rivières, des aéroports, sinon des autorité prévues à cet effet qui agissent au nom de l’ensemble ? L’avantage de la démocratie est que ces gens peuvent être changés.
Chercher donc une nouvelle perspective, un nouveau paradigme pour comprendre l’humain et son organisation. Mais trop d’informations fusaient quotidiennement dans tous les sens : la nouvelle perspective était introuvable. Pendant qu’Edgar Morin tentait de donner un langage compréhensible à la complexité, pendant que l’image de l’humain était renversée par les bouleversement scientifiques, des régimes autoritaires continuaient à générer la soumission, dans les arabies, dans l’Asie, dans l’Europe et un peu partout. Pendant que les hommes soutenaient les femmes qui jetaient leurs soutiens-gorges, celles-ci leur préparait une tombe morale et culturelle. Les nouveaux moules se mettaient en place. Les nouveaux maîtres et les nouvelles maîtresses à penser préparaient le « meilleur des monde ». La liberté n’était pas supportable : il convenait de la circonscrire et de lui couper les couilles.
La psychologie gagnait du terrain. « Exprime-toi, c’est bien ». L’émotion faisait loi. N’importe quoi, pourvu que ce soit intense. Le discours pourtant restait suspendu entre la paix qu’on espérait à la fois par idéal, comme réparation de l’Histoire et par refus d’oser encore se battre, et la guerre qu’on nous préparait et qu’on nous prépare encore. Je ne voyais pas la guerre à venir et l’encerclement de l’occident. Je croyais à la fraternité. J’y crois encore, mais pas à n’importe quelle condition. J’y crois comme à la fraternité des particules qui nous composent. (Mais pourquoi donc les particules se sont-elles mises à penser ?...)
Je n’étais pas dupe non plus. Je voyais bien que si l’on y mettait le ton et l’expression, on pouvait faire passer n’importe quoi. Jean Ziegler pactisait avec des tyrans tout en prenant la posture de l’indigné professionnel. N’importe quoi, pourvu que ce soit intense. « Retournons les fusils » écrivait-il. Suicidons-nous. Le suicide de l’occident était théorisé.
N’importe quoi pourvu que l’on ait la posture et le ton. C’est l’ère des rockers. Il l’ont bien compris : la posture et le ton. C’est ainsi qu’aujourd’hui une Madonna peut crier sur scène « Je suis une révolutionnaire » en levant le poing et en prenant le ton, alors qu’elle dort sur une montagne d’or et qu’elle traite son public comme quantité négligeable. L’image, la posture, les clichés, ont pris le pas sur l’analyse, la réflexion et le sens critique.
C’est l’ère de l’image où sans aucun recul, sans contextualisation, on filme un couturier ivre en train de dire des conneries et on lâche la séquence dans la gueule d’un monde devenu meute de chiens enragés. En moins de 30 secondes, pour une stupidité dite peut-être sous provocation, il est flingué. N’importe qui peut tirer. Pourvu que la cible soit connue et riche, histoire de donner au tireur son quart d’heure de célébrité. La revanche du prolo moderne, du pauvre contre le riche, de l’insignifiant contre le célèbre. On ne connaît même pas le nom du filmeur. Peu importe. Cela n’a pas d’importance. C’est même mieux. Tout le monde et lui même savent qu’il n’est pas un héros. Qu’il n’est qu’un débris intellectuel jouissant de la saleté qu’il répand. Car il aurait pu argumenter avec le couturier, le contredire fermement. Non : rien de courageux. Seul un smartphone caché pour fixer celui qu’il veut flinguer. Seules les images comptent, et la cible dans la petite lucarne du smartphone. Aucune analyse. Régression culturelle. Retour au T-Rex. Les snipers modernes et leurs fusils en forme de smartphones tuent peu à peu la liberté.
La revanche des bâtards, des petits, des moches, des cons, des merdeux, des impuissants qui n’ont rien su créer, des jaloux baveux qui vivent encore sur le dos des autres. Révolte des prolos même pas prolos mais soutenus par des post-gauchistes prédateurs prêts à tout pour mettre le monde à leur botte. Ceux qui font d’un ensemble complexe d’individus et de relations sociales une « masse » manipulable à souhait par quelques théories. Le nivellement par la médiocrité. Mais le prolo moderne n’est pas la « masse laborieuse » : c’est celui qui n’a plus rien, plus d’existence, le banni, c’est Holmes qui tue 12 personnes dans un cinéma d’Aurora, c’est Breivik qui décharge sa folie à coups de balles dans les têtes près d’Oslo. Il faut relire René Girard et son analyse du bouc émissaire, avant que la tension des lynchages ne se résolve dans la guerre.
Voilà ce qu’est devenue la lutte des classe : un naufrage moral où des prétendues victimes s’arrogent le droit de broyer leur supposé bourreau, alors qu’ils ne sont victimes que de leur propres neurones remplis de caca et qu’ils ne font pas mieux.
La révolution politique sans la révolution des esprits n’est qu’un transfert de terreur.
La beat génération l’avait compris.
Quelle perspective trouver dans cette débâcle ? De Mao à Mitterrand, de Marx à Chavez, on les voit se pencher sur le monde comme des prédateurs, les mêmes prédateurs que ceux qu’ils dénoncent. Il n’y a plus de perspective. Il n’y a plus rien.
« Je suis un nègre blanc qui mange du cirage parce qu'il se fait chier à être blanc ce nègre. Il en a marre qu'on lui dise « sale blanc », chantait Ferré. Trente ans avant il ne croyait pas si bien dire.
A suivre.
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