« La vérité », un mot simple en apparence
Sans doute le mot « vérité » est-il simple et commode pour nommer couramment ce qui est qu’on oppose à ce qui n’est pas et relève de l’erreur ou du mensonge. Pourtant ce qui est est-il si facile d’accès ? Quelle question ! va-t-on objecter. « Le PSG a battu Quevilly 1 à 0 », apprend-on à la radio, ou encore « Il a fait très beau sur le tout le pays », annonce la journaliste-météo à la télévision : voilà ce qui est ! Où est la difficulté ?
La vérité, auxiliaire du mensonge
L’information n’est pas si simple. Parce qu’elle ne contrarie les intérêts de personne, cette variété d’information afflue en abondance : le sport, les stars et leurs caprices, le temps ordinaire, les modes d’emploi, les faits divers. Elle remplit même prioritairement pour cette raison colonnes de journaux et antennes : c’est ce qu’on peut appeler l’information indifférente. Le journaliste, dans ce contexte, n’a pas trop de mal pour dire « la vérité » avec pourtant déjà deux réserves : l’une est que les stars contrôlent étroitement l’image qu’elle veulent donner d’elles-mêmes ; et l’autre est une conséquence de la surabondance de cette variété d’information : quand on consacre de l’espace ou du temps à parler de choses sans importance, on en enlève symétriquement autant à celles qui en ont davantage et qui du coup peuvent être écartées ou dissimulées. L’espace et le temps de diffusion sont exigus et ne sont guère extensibles. C’est en ce sens qu’on peut dire que l’information indifférente est une méthode discrète pour pratiquer la censure.
Dire ainsi « la vérité » en racontant la victoire du Paris-Saint-Germain peut faire oublier par exemple que c’est celle de milliardaires qu’on fait jouer contre des amateurs qui ne gagnent pas le centième de ce que touchent par mois leurs adversaires. « La vérité » qui permet d’en cacher une autre n’est-elle pas l’auxiliaire du « mensonge »
La vérité mise hors-contexte, équivalent d’un mensonge
Il ne suffit donc pas, dans ce cas précis, d’annoncer un score pour « dire la vérité ». Le contexte précisé ou omis modifie le sens d’un événement. Un journal peut, par exemple, choisir de faire état de la sanction qui a frappé un professeur en omettant sciemment son annulation par le tribunal administratif dans le seul but de ménager une administration-voyou coupable. L’ancien journaliste du Monde, lui-même, peut-il l’ignorer ? N’est-il pas arrivé à son propre journal d’omettre volontairement un contexte pour faire porter à une victime une responsabilité qui revenait à une autorité ? On l’a plusieurs fois évoqué sur AgoraVox (2).
Les obstacles dressés contre la vérité
- Le choix de publier ou non une information
« La vérité » ne dépend pas non plus de la seule vérification des informations et de leur recoupement. L’espace et le temps de diffusion, a-t-on dit, sont exigus. On ne transvase pas le contenu d’un tonneau dans une bouteille, répète-t-on. Il faut donc choisir dans la masse d’informations quotidiennes celles qu’on publie ou non. Mécaniquement, une information élue implique qu’une autre soit exclue. On informe donc autant en révélant qu’en dissimulant. À défaut de pouvoir dire « la vérité », chacun n’est en mesure que de livrer « sa vérité ».
- Les contraintes des motivations d’un directeur de journal
Mais un ancien journaliste peut-il ignorer davantage que c’est son directeur lui-même qui peut l’empêcher de dire « la vérité ». F. Simon a-t-il oublié le licenciement de son collègue Philippe Simonnot par son directeur Jacques Fauvet en 1976. Son crime ? Il avait « volé » un rapport confidentiel sur les méthodes d’un groupe pétrolier dont il avait nourri ses articles. Il a raconté en 1977 ce conflit exemplaire dans un livre « Le Monde et le pouvoir ». On se doute que cet éclat a eu valeur d’avertissement pour l’ensemble de la rédaction. C’est ainsi que l’autocensure est inculquée dans les esprits.
- La vérité refusée et masquée
De même, peut-on rappeler à un ancien journaliste sans lui faire offense que les êtres vivants ne consentent à livrer volontairement « la vérité » que dans la mesure où elle sert leurs intérêts ou du moins ne leur nuit pas ? Ce qui est observable chez un individu en bonne santé l’est aussi et même davantage dans tout groupe, État, institution, entreprise, parti, religion, association de toute nature. L’aphorisme qu’on prête à Churchill s’applique à tous : « En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle devrait toujours être protégée par un rempart de mensonges ». Et comme les relations humaines sont conflictuelles à des degrés divers, rien n’est plus précieux que de garder secrètes « les vérités » qui conditionnent la survie ou le pouvoir de chacun. N’est-ce pas la raison d’être de tous ces services de renseignements et de relations publiques ou de communication qui façonnent, en pesant leurs mots et leurs silences, la représentation qu’ils entendent donner de leurs groupes ?
La nécessité de recourir aux méthodes de l’information extorquée
Un journaliste peut-il dans ce contexte se contenter de recueillir pieusement cette représentation sans se condamner à jouer les attachés de presse et manquer à sa mission de dire « la vérité » ? Pour soustraire l’information à l’autocensure des émetteurs, ne doit-il pas recourir aux méthodes d’accès à l’information extorquée autorisées par la loi, de l’enquête critique méthodique par collecte d’un pluralisme de sources à la ruse par quiproquo et infiltration, comme Günter Walraff ou Florence Aubenas ? F. Simon l’admet mais fait une distinction entre la méthode de l’émission « Les Infiltrés » par caméra cachée et celle de F. Aubenas.
- Selon lui, « la preuve par l’image » que prétend fournir « Les infiltrés », selon le titre malheureux d’une émission restée sans lendemain de France 2 , diffusée le 18 septembre 1995, n’est pas une garantie d’accès à « la vérité ». Il a tout à fait raison : rien n’est plus traître qu’une image en raison des deux illusions structurelles qui lui sont propres : 1- l’illusion d’une représentation fidèle de la réalité et 2- l’illusion d’une saisie directe de la réalité. L’émission « La preuve par l’image », sous la présidence de M. Elkabach, avait en plus eu recours au maquillage : des « acteurs » avaient été employés pour jouer le rôle de trafiquants…
- En revanche, Florence Aubenas trouve grâce auprès de F . Simon sous prétexte qu’elle a gardé son nom et qu’il a été « possible de passer après elle pour rencontrer les protagonistes de son récit, comme l’a très bien fait Le Journal du Dimanche du 27 mars dernier, publiant les noms des intéressés et leurs photos. Rien de caché, donc. » Mais F. Simon ignore-t-il que F. Aubenas n’a pas été reconnue par ceux qu’elle a approchés et qu’ils n’ont jamais soupçonné sa qualité de journaliste au point de livrer d’eux-mêmes une image sans masque désavantageuse qu’ils n’auraient jamais donnée dans le cas contraire ?
Un journaliste peut donc bien vouloir se croire investi de la noble mission de « dire la vérité », selon la formule de F. Simon. Il ne dépend pas souvent de lui qu’il y parvienne. Le mot « vérité », en vérité, est d’ailleurs inapproprié. Sa charge morale parasite la réflexion sur l’information, tout comme son antonyme, le mot « mensonge ». Comme le montre l’aphorisme prêté à Churchill, la vie d’un peuple ou d’un individu nécessite que nombres de « vérités » soient gardées secrètes et dans cette stratégie de protection, « le mensonge » devient positif, puisqu’il permet de sauver des vies. C’est pourquoi un journaliste chevronné devrait éviter ces termes ambigus et préférer au mot « vérité » le mot « information », mais seulement entendu comme « une représentation de la réalité plus ou moins fidèle » et non, selon l’usage dans la mythologie journalistique, comme le synonyme du mot « vérité ». Quant au mot « mensonge », il devrait être rejeté au profit du mot « leurre » dont la fonction est parfois sinon souvent salutaire. Paul Villach
(1) François Simon, « Point de vue « Les infiltrés », le retour », Le Monde.fr - auteur de « Journaliste, dans les pas d’Hubert Beuve-Méry », éditions Arléa, 14.04.2010
(2) Paul Villach,
- « La condamnation de l’agresseur de la professeur Mme Karen Montet-Toutain racontée par le journal "Le Monde" à sa façon », AgoraVox, 5 mars 2008
- « La légion d’honneur de Jean-Michel Beau : le journal « Le Monde » trompe sciemment ses lecteurs ! » AgoraVox, 25 mai 2009
- Lors de la parution du livre de Jean-Michel Beau en mars 2008, le Monde s’était déjà distingué par un compte-rendu sordide : « Psychiatriser l’opposant : « Le Monde » à l’école de « La Pravda » ? », AgoraVox, 21 mars 2008.