La pratique de "l’information extorquée" comme Günter Wallraff
C’est donc cette dernière, on le devine, qui des trois variétés d’information est la plus intéressante. Elle mobilise tous les services de renseignements du monde. Mais, curieusement, elle intéresse moins les médias que l’information donnée et surtout l’information indifférente dont ils inondent leurs récepteurs. Elle rend donc d’autant plus attrayant « Le quai de Ouistreham », le nouveau livre de Florence Aubenas, cette journaliste prise en otage en Irak pendant cinq mois en 2005. Car, pour parler de la vie des femmes de ménage, l’auteur a recouru à certaines méthodes d’accès à l’information extorquée, qui, en échappant aux filtres des intérêts de l’émetteur, est la plus fiable des trois variétés d’information.
Florence Aubenas suit ainsi l’exemple du journaliste allemand Günter Wallraff qui, en 1986, a publié « Tête de Turc » (1), un livre qui rend compte d’une enquête sur la vie des Turcs en Allemagne. La technique est celle de l’infiltration de groupe que pratiquent souvent les agents de renseignement. Wallraff s’était déguisé en Turc, allant jusqu’à porter des lentilles de contact pour assombrir ses yeux bleus. Florence Aubenas s’est fait passer pour une chômeuse à la recherche d’un emploi dans la banlieue de Caen en brouillant les pistes, y compris auprès de son milieu professionnel : elle a fait croire qu’elle prenait un congé sabbatique au Maroc pour écrire un livre.
Elle s’est teint les cheveux en les coiffant différemment, a porté des lunettes, mais a gardé son nom. Wallraff s’était fait appeler Ali et avait pris place, par exemple, sur les gradins d’un stade avec chéchia et drapeau turc lors d’un match de football opposant l’Allemagne à la Turquie : il y avait connu la peur de sa vie en se retrouvant parmi des supporters carrément néo-nazis qui lui versaient de la bière sur la tête et y écrasaient leurs mégots ! Il avait tout remballé vite fait et tenté d’apaiser ses agresseurs en parlant l’allemand le plus châtié. En vain ! Seule, l’arrivée inopinée de policiers l’avait sauvé. Quelle interview d’informations données aurait jamais pu lui révéler ce que cette expérience d’informations extorquées lui avait fait découvrir ?
Anne Tristan a infiltré aussi dangereusement le parti d’extrême-droite « le Front national » pour en dénoncer la vie quotidienne : elle en a tiré un livre en 1987, « Au Front » (3).
Ni masque ni méfiance
Florence Aubenas ne paraît pas avoir connu une telle frayeur mais l’horreur de la vie de la femme de ménage courant après des heures, où une heure rétribuée au SMIC en nécessite deux de déplacement ou d’attente gratuites. Ça méritait le voyage ! Car, immergée dans le groupe à son insu, la journaliste voit les individus tomber le masque qu’ils portent devant l’étranger : ils ne cherchent pas à faire illusion devant leurs semblables ou « leurs inférieurs ». Ils se révèlent dans toute leur hideur ou leur candeur.
Florence Aubenas n’a plus eu qu’à observer, du moins dans la mesure où sa résistance physique le lui permettait. Car, sans l’avoir vécu, comment imaginer l’épuisement qui brise la femme de ménage soumise à une cadence insensée lorsqu’elle réussit à travailler ? Florence Aubenas sait relever le détail qui tue, quand, par exemple, elle est embauchée pour le nettoyage des « sanis » (salles de bains et toilettes) du ferry qui relie Ouistreham dans la banlieue de Caen à l’Angleterre ; car la tâche est épargnée aux hommes et réservée aux femmes. La première fois, elle s’est précipitée pour tenter de rattraper Mauricette, la contremaître, qui lui a paru s’écrouler à terre dans « un sani ». Mais pas du tout ! Sa cheftaine lui montrait comment s’y prendre pour aller vite. Car le nettoyage ne doit pas durer plus de trois minutes par cabine ! L’escale du bateau ne dure qu’une heure.
Et que dire des leurres du CV que la chômeuse doit apprendre à rédiger pour séduire l’employeur ? Mme Astrid, membre d’un cabinet auquel Pôle-Emploi sous-traite la fonction, est chargée de lui montrer comment faire. Elle lui demande par exemple ce qu’elle a « comme passion » ou « comme motivation ». Seulement, que répondre qui puisse allécher l’employeur quand on recherche des heures de ménages ? De même, comment se présenter pour un tel emploi méprisé ? Heureusement, Mme Astrid a les réponses toutes faites : « Moi, je vous vois dynamique, vous avez un bon contact et l’esprit d’équipe aussi », répond-elle à la place de l’intéressée en l’écrivant sur son CV ! Elle est payée pour cette comédie !
Des petites gens méprisables
Patrons, contremaîtres et prétendus assistants sociaux du service Pôle Emploi ont ainsi été piégés par Florence Aubenas dans leur majesté souvent méprisable : ils promènent sans fard leur morgue au-dessus de cette « basse humanité » prête à prendre n’importe quel emploi et dans n’importe quelles conditions. Ces employés précaires sont dans une telle situation de vulnérabilité qu’ils ne peuvent que subir sans possibilité de se plaindre : c’est ça ou rien ! On vit à une époque où le syndicat n’a pas encore été inventé. Et les employeurs sans scrupule en profitent, comme Jeff, ce chef arrogant de la société en charge du ménage sur le ferry, qui rudoie son personnel, comme un nabab, ses sujets.
Mais on y découvre aussi une hiérarchie d’employés contents de pouvoir s’essuyer les pieds - c’est le cas de le dire - sur d’autres qui sont au bas de l’échelle. Ainsi, en remplacement dans une entreprise de routiers, Florence Aubenas s’entend-elle dire par un employé de la maison : « Je viens de marcher là où vous avez passé la serpillère. Désolé, j’ai tout sali ». Le même, quelques instants après, renverse du café sur la table avant de partir en lui souhaitant « Bon courage ! » : « Je ne suis pas sûr qu’il le fasse exprès, note pourtant F. Aubenas. Je le crois moins méchant que les autres ». Mme Astrid a beau jeu de se moquer de l’homme politique qui vient de parler d’un risque d’insurrection en France : « La révolution ? C’est n’importe quoi ! se gausse-t-elle, les gens ont bien trop peur. »
Il faut reconnaître que cette femme ne manque pas de flair : « Ce n’est pas grave, Mme Aubenas, lui prédit-elle. Moi, je crois en vous. Vous allez voir, vous vous en sortirez, et même, vous allez réussir. Vous êtes un de mes meilleurs dossiers. » Elle ne croyait pas si bien dire sans savoir à qui elle parlait. On voudrait voir maintenant la tête de tous ces gens devant ce livre, celle de Jeff et de Mauricette s’ils savent lire. Mme Astrid, elle, est cultivée : elle adore un écrivain par-dessus tout, Patrick Poivre d’Arvor ! En tout cas, elle ne s’est pas trompée sur Florence Aubenas. Il est des êtres sans doute, comme elle, qui laissent pressentir qu’ils ne s’avoueront jamais battus. Elle l’a prouvé. Et elle vient de le faire encore en montrant à sa profession la voie à suivre pour retrouver l’estime de son public : la pratique de l’information extorquée, même si les découvertes qu’elle permet de faire, peuvent être décourageantes. Car à quoi sert de fermer les yeux ? Contrairement à une mythologie qui l’a longtemps fait croire, « les petites gens » ne sont pas par nature « l’avenir de l’homme ». Ils en seraient plutôt le passé. Il faut en tenir compte.
Paul Villach
(1) Florence Aubenas, « Le quai de Ouistreham », Éditions de l’Olivier, 2010.
(2) Günter Walraff, « Tête de Turc », Éditions La Découverte, 1986.
(3) Anne Tristan, « Au Front », Gallimard, 1987,