Le bon journaliste est un empêcheur de juger en rond
Ce texte est le compte rendu d’une conférence donnée à l’Institut français de Port au Prince (Haïti) le 12 mars 2009 dans la cadre d’un colloque réunissant des magistrats, journalistes et policiers organisé par l’ONU portant sur les rapports entre média et justice lors des enquêtes pénales. Je viens d’en corriger le compte rendu. D’où cette contribution.
Port-au-Prince.
Qu’est ce qu’un bon journaliste ? C’est la question qui m’intéresse ici dans ce pays. Le bon journaliste est-il celui qui fuit ? Celui qui reste et s’arrange avec les autorités étrangères ou haïtiennes ? Celui qui harangue ? Celui qui résiste ? Celui qui diffame ? Qu’est ce que résister ici dans ce pays de pirates ? Si j’étais en France, j’aurais des réponses aisées à chacune de ces questions. Mais je suis en pleine Caraïbe. A Port au Prince. Cette ville qui fut belle dans cette île qui fut belle. Ce pays chargé d’un passé si lourd, si mouvementé qu’aucune question ne semble trouver de réponses tant elle en amène une autre et encore une autre et encore une autre.
Un bon journaliste pose des questions. Certes. Il attend aussi des réponses. Un bon journaliste pose d’abord des questions gênantes. Et doit s’accrocher pour trouver les réponses.
En voici une. Pourquoi y a-t-il autant de grosses 4/4 en Haïti qui dépensent tant d’essence sur des routes si défoncées dans un pays si pauvre ? Qui en amène une autre : pourquoi trouve-t-on toujours de l’essence pour les 4/4 et pas d’argent pour les écoles des petits enfants de Port aux Princes ? Et où iront ces rares enfants scolarisés qu’on voit sagement marcher en rang dans leurs beaux costumes sur les trottoirs défoncés de Port au Prince ?
Je peux changer de registre si vous le souhaitez et parler du colloque que vous organisez. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi on inaugure aujourd’hui une école de la magistrature, pour la deuxième fois si j’ai bien compris, alors qu’aucun élève magistrat n’est prévu pour entrer dans cet école avant ? Avant quand déjà ?
Je l’ai déjà posée cette question. On m’a dit qu’il fallait être patient et que l’école allait servir à faire de la formation. La formation a bon dos, non ?
Je peux poser une autre question encore plus locale si vous voulez. Où est passé l’argent du narcotrafic trouvé à Port de Baie ? Comment se fait-il qu’aucune information fiable, recoupée ne soit sortie depuis plusieurs mois ? Y a-t-il volonté d’enquêter, de démasquer les coupables ? Ou des édiles haïtiens ont-il intérêts à étouffer un scandale en devenir ?
Le journaliste doit toujours être un contre-pouvoir. Un poil à gratter. Je ne vais pas déroger à la règle.
Je réfléchissais en écoutant les orateurs parler à ce qui unissait nos professions. Magistrat. Journaliste. Quel est le dénominateur commun ? Qu’est ce qui nous unit ? Dans un monde idéal, je dirais qu’il devrait s’agir de l’œuvre de justice. Un bon magistrat, comme un bon journaliste devraient placer très haut son idéal de justice et tout mettre en œuvre pour l’atteindre. Et donc combattre de toutes ses forces l’injustice.
Quand on travaille dans le domaine judiciaire -qu’on soit policier, juge d’instruction, parquetier ou ministre- doit-on avoir un idéal de justice et se le fixer comme un graal à atteindre ou est-il possible de faire œuvre de justice sans cet idéal ?
Cette question vaut pour Haïti comme pour la France.
Disons que le journaliste qui écrit, commente, intervient dans le domaine judiciaire est là pour rappeler aux magistrats qui auraient tendance à l’oublier qu’ils sont d’abord dans les tribunaux pour rendre justice. Et donc être juste. En cela, le journaliste -le bon journaliste- est toujours un emmerdeur, un empêcheur de juger en rond.
Disons que la vérité portée par le bon journaliste vient souvent -j’allais dire toujours- se heurter, entrer en conflit avec la vérité servie par le corps judiciaire.
Cette confrontation produit la bonne information.
Je ne mets pas en cause la nécessité d’encadrer cette relation tumultueuse par des lois qui protègent les personnes. Encadrer ne veut pas dire contrôler mais offrir un cadre légal souple, humain, juste au travail du journaliste. Ce n’est pas le cas ici je crois. Rassurez-vous, ce n’est pas le cas en France non plus où la vieille loi sur la diffamation qui réglemente la presse date de bien avant l’invention de la radio…
Les lois sur la diffamation, le secret défense ou le respect de la personne et de son image restent, la plupart du temps, très utiles pour faire taire le journaliste quand celui-ci se heurte à des pouvoirs d’argent. Les procédures coûtent tellement cher que, même s’ils gagnent leurs procès, les journaux hésitent beaucoup avant de se lancer dans une enquête. Economiquement, une enquête est rarement rentable.
Je sais que votre pays a faim, que votre pays manque d’eau, d’arbres, de médecins, de professeurs, que la crise financière va vous toucher encore plus que nous car vous vivez beaucoup de l’argent de la diaspora américaine et européenne, que ces questions peuvent vous semblez désuètes. Je les trouve importantes. Néanmoins. Car si une démocratie a besoin de pain avant tout, de pétrole et de perspectives, elle a aussi besoin de justice. Et la production, la diffusion d’une information indépendante participe pleinement à l’édification de cette justice. De ce sentiment de justice.
Je vais développer maintenant devant vous trois exemples personnels et exotiques -puisque français- montrant des conflits entre justice et média, entre vérité judiciaire et vérité médiatique.
Trois lieux. Toul, dans l’est de la France. Paris et Genève.
Trois époques.
1985-1987 pour l’affaire de Toul. Où un long article écrit par moi jugé diffamatoire par un tribunal, a provoqué ensuite l’ouverture d’une instruction judiciaire qui a montré et prouvé que tout ce que j’avais écrit était juste et fondé. Je l’avais simplement écrit avec un peu d’avance. Et l’appareil judiciaire, par certains privilèges de juridiction, protégeait plus l’élu que le citoyen. Un élu important du Conseil général de Meurthe et Moselle, le patron d’une chaîne d’hypermarché et une dizaine d’agents corrompus ou corrupteurs ont été inculpés pour corruption, trafic d’influence et pour certains mis en prison. Même si je n’aime pas la prison, force est de reconnaître que la diffamation peut donc parfois être nécessaire et utile.
(…)
1994-1995 pour l’affaire Longuet, du nom du ministre de l’économie et président du parti républicain au pouvoir alors. Nous étions sous le régime balladurien et cette affaire va faire naître ce qu’en France, nous avons appelé la jurisprudence Balladur. A savoir : un ministre mis en cause dans une affaire doit démissionner. Ça a été le cas du ministre Longuet. Et de quelques autres. La presse par sa persévérance -les politiques disaient son harcèlement- a permis cela. Ensuite, le pouvoir politique a repris les choses en main. Un gros travail en coulisse et des tensions exacerbées entre corps judiciaire, politique et médiatique. Cette affaire Longuet, où j’étais avec mon journal Libération en première ligne, montre comment la justice et certains magistrats peuvent devenir des auxiliaires politiques, comment on s’arrange pour saucissonner des procédures et sauver les meubles d’une république vacillante. Elle provoquera indirectement ma démission du quotidien Libération. Puisque je ne voyais alors plus d’autre issue que cette sortie ou devenir un auxiliaire de justice. Et le journaliste ne doit jamais servir des intérêts autre que ceux d’une bonne information cachée au public. C’est une évidence mais bon…
(…)
Et 2001-2009. L’affaire Clearstream, du nom de cette multinationale de la finance basée à Luxembourg, montre la nécessité absolue de créer une justice européenne et indépendante pour lutter contre la propagation des secrets et des paradis fiscaux. Et contre la toute puissance des multinationales apatrides. Le secret bancaire, vous le savez est un droit de l’homme… riche. Cette affaire qu’avec des amis précieux et rares, j’ai révélée dans des livres et des films a contaminé ma vie mais j’en sors plus fort. Clearstream, mais aussi des banques russes et luxembourgeoises, ont multiplié les procédures en diffamation contre moi dans plusieurs pays. Si je m’excusais, si je mettais en cause mes témoins, j’avais la vie sauve -je veux dire par là qu’on me fichait la paix- . J’ai refusé cette fausse transaction. J’ai peut-être eu une vie plus difficile mais j’ai la conscience tranquille et le sentiment du devoir accompli. Un journaliste peut avoir raison contre les règlements judiciaires étriqués des pays en retard sur les agissements de la grande criminalité financière. Un journaliste peut tenir bon face aux pouvoirs de l’argent et la mollesse des juges et des politiques. Il y a une sincérité absolue dans les livres et les films, qui, au delà des batailles politiques ou judiciaires passe ou ne passe pas. Dans mon cas, je crois qu’elle passe. Dans cette affaire, grâce aux livres et à une poignée d’amis chers, une mobilisation forte s’est créée autour de ce travail dénonçant Clearstream, le Luxembourg et les paradis fiscaux. Elle est devenue comme un cordon de sécurité. La crise financière que nous vivons aujourd’hui et qui met le projecteur sur ces paradis et ces multinationales de la finance prouve que j’ai eu raison de résister. Elle le prouvera de plus en plus. Ce qui rend ma détermination inébranlable c’est qu’au delà de mon cas personnel, j’ai le sentiment que c’est toute la profession de journaliste qui risque de perdre ou de gagner une partie importante.
(…)
Quand j’écrivais mon livre « la justice ou le chaos » à l’origine de l’appel de Genève, Balthazar Garzon, le magistrat espagnol devenu ensuite célèbre pour avoir coincé Pinochet, comparait la justice à un mammouth incapable d’attraper les criminels financiers qui possédaient des moyens qu’aucun juge ne posséderait jamais. Quand le mammouth trouve une planque, le criminel financier a déjà changé de cachettes cinq fois, dix fois, disait-il.
La justice ou la chaos , le titre de mon livre, sonnait comme un ultimatum. Si vous n’améliorez pas le fonctionnement de la justice, si vous ne créez pas un Etat plus juste, nous sombrerons dans le chaos. C’est ce que voulait dire le juge Garzon. Je trouve cette citation pertinente et assez terrible ici à Port aux Princes. Le pays du chaos.
Denis Robert
Photo : AFP
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