Les anarchistes et la retraite aujourd’hui : inepties et propositions
Anarchiste, je trouve la pensée de mes confrères sur les retraites souvent atrophiée. Je ne suis affilié à aucune organisation, mais durant les manifestations contre la réforme des retraites, j’ai lu quelques tracts des organisations anarchistes. Ils m’ont déçu. Pourtant, sur le plan des idées, l’esprit anarchiste n’est pas en reste pour alimenter le débat sur les retraites, et à partir de là, celui sur la société dans laquelle nous voulons vivre.
Une contradiction
J’ai lu un tract anarchiste réclamant la retraite à cinquante-cinq ans pour tous. Non, ce n’est pas un point de vue anarchiste, à mes yeux. On ne peut pas se contenter de penser comme les autres en accentuant leurs réclamations.
D’abord, prenez le synonyme d’anarchiste, c’est une version un peu édulcorée qui fait moins peur au commun : c’est « libertaire ». Dedans il y a liberté. L’esprit du libertarisme refuse l’idée de retraite. Dans un monde conçu par les anarchistes (c’est un monde qui, il est vrai, ressemble parfois à celui des bisounours), chacun fait ce qu’il veut. La véritable émancipation des individus réduirait le poids exercé par les contraintes sociales et économiques sur nos choix. Les brillants étudiants ne feraient pas des thèses pour être à la hauteur de leurs parents ou amis. Les passionnés seraient libres d’exercer leurs passions, les travailleurs de vouloir gagner de l’argent, et les fainéants de ne rien faire.
Et pourtant, il faut bien vivre, « parvenir à ses besoins ». Comment faire ? Ca paraît bien utopique de donner un salaire minimum assez élevé à tout le monde. Pourtant Bernard Friot tente tant bien que mal d’expliquer que le fait de toucher un salaire sans être salarié n’est pas synonyme d’inactivité. Or la retraite est un salaire. Il explique qu’il faut changer notre point de vue sur les retraites : les retraités ne doivent pas être perçus comme un fardeau que le reste de la société doit porter. Les retraités produisent aussi. D’ailleurs, ils produisent sans doute mieux. Friot dit que c’est parce qu’ « ils sont libérés du capital ». Les retraités ne sont en effet pas payés pour faire des plans de restructuration (comme les managers de transition, joli métier) ou spéculer devant des écrans. Contrairement à ces actifs (pour l’Insee du moins), les retraités ne sont pas nocifs.
J’ajouterais qu’ils ne sont pas englués dans un système productiviste qui pressurise le travail. Le retraité (en bonne santé) passe probablement plus de trente-cinq heures par semaine à produire quelque chose d’utile socialement (exemples triviaux mais bien réels bricolage, jardinage, tricot). S’il ne vend pas ce qu’il fait du moins n’a t-il pas besoin de l’acheter. Ce qui dérange aussi, c’est que le retraité donne ou rend service. Ca ne fait pas bouger la croissance le don, ça à même plutôt tendance à l’amollir. Ce que je reçois gratuitement, je ne l’achèterai pas. Augmenter l’âge du départ à la retraite va réduire le nombre de productions personnelles et de dons. Ce qui ne sera pas donné sera parfois acheté. Il y aura plus de transferts économiques, donc (un tout petit peu) plus de croissance.
Le travail est pénible à ceux qui sont dans la rue
La question des retraites pose celle du travail. Selon moi, il faut que chacun aime ce qu’il fait. Ce ne doit pas être un privilège, réservé à ceux qui ont « réussi ». Tout le monde à le droit d’exercer une activité économiquement et/ou socialement utile en se faisant plaisir. Aimer son travail ne doit plus être un privilège. Si on aime son travail, la retraite perd l’attribut de « paradis après l’emploi » qu’on lui prête.
Il faut que les gens aiment leur travail pour que l’idée de travailler plus longtemps ne les gêne pas. Il faut donc aller à rebours des réformes commencées par les socialistes dans les années 1990 (en terme de temps consacré : au travail, moins on passe de temps, plus on dépense d’énergie). Il faut augmenter le temps de travail pour humaniser le travail. Mais alors, quand les mamans verront-elles leurs enfants ? Au travail, pourquoi pas ? Il faut définitivement abolir la limite entre le travail et le temps libre. Avec l’apparition de l’ordinateur, le téléphone portable, les cadres en fin de carrière peuvent vous dire que ce progrès technologique a déjà décloisonné la vie privé et le travail. Oui, mais dans le mauvais sens.
De plus, ce système est stupide. Le stress, tout le monde le sait, nous abîme en grand nombre. Par sa faute, les métiers physiques ne sont pas les seuls métiers pénibles. On peut dire, pour user d’un jargon scientifique, qu’il à un coût social élevé. Economiquement, en plus, le stress est très onéreux. Christian Trontin, dans une étude parue en avril 2004, estimait que plus d’une journée de travail perdue sur deux était liée à ce mal. Plus tragique : le stress tue aussi en étant un facteur important de déclenchement des maladies cardio-vasculaires (première cause de décès en France), au même titre que le tabagisme ou le diabète.
Il faut décloisonner monde du travail et temps libre en intéressant les gens à leur travail. C’est aberrant ? Vous croyez qu’un médecin regrette d’exercer sa profession lorsqu’il est brutalement réveillé pour porter assistance ? Le médecin doit être passionné. On devrait tous l’être. Les métiers de passionnés sont les seuls reconnus. Si on aime l’égalité, on ne devrait pas s’attacher à la seule égalité économique (ou celle de l’âge de départ à la retraite). Pensons aussi à l’égalité des statuts. On ne doit pas permettre la déconsidération.
La déconsidération, voilà un des moteurs pionniers et essentiels du capitalisme. Souvenez-vous des canuts, à Lyon en 1831. N’ont-ils pas su se révolter quand les métiers à tisser les rendait inutiles. Les métiers à tisser allaient les mettre aux bans de la société. Ces gens voulaient travailler, pour pouvoir vivre, et vivre la tête haute. Ce que fait de pire le capitalisme, c’est de broyer les possibilités individuelles. Pour s’en sortir, il faut se conformer. Que l’on soit coiffeur ou architecte, notre époque exige de suivre la tendance. Cela ne permet pas d’apprécier et d’utiliser les qualités de chacun. Pour cela, il faut donner à chacun sa place (et non pas une place). Dans mon monde utopique, ta place vaut la mienne.
Un artiste ne prend pas sa retraite. Pourquoi un médecin la prendrait-il à tel ou tel âge ? Il doit pouvoir la prendre quand la magie qui doit le toucher chaque fois en ouvrant la porte à un nouveau patient s’est éteinte. Et, bien sûr aussi, quand ses yeux ne lui permettent plus d’apercevoir les veines des gens à vacciner. Tout comme l’artisan sabotier dont le poignet souffre de plus en plus à force de creuser dans le bois.
L’instauration des corvées pour une plus grande justice sociale
Plutôt que de retenir cette frontière entre activité et inactivité, celle-là qui est censée articuler notre fin de vie, -et qui est fausse, je l’ai montré, parce qu’aucun retraité en bonne santé n’est inactif- essayons de tracer une autre ligne. Cette ligne ne découperais pas le temps à l’échelle de nos vies entières. Elle découperais le temps à l’échelle de nos journées, de nos semaines. Imaginons l’instauration d’une journée de travail solidaire par semaine. Avec une langue de bois moins prononcée, on pourrait appeler cette journée obligatoire pour tous « la corvée ». La corvée prendrait une journée par semaine à chacun d’entre nous qui sommes aptes physiquement. Pendant la corvée, chacun ferait un travail que nous aurions en commun jugé indésirable. Il y a beaucoup de travaux de ce type : ramassage des déchets, manutention de produits divers, tâches agricoles et industrielles. Aucun de ces travaux ne nécessite de longues années d’études ou de pratique. On peut du même coup envisager cette corvée pour les étudiants. Elle pourrait constituer une sorte de droit à l’étude, à la formation au cours de la vie, à la sécurité sociale. En échange la société aiderait mieux ceux qui aujourd’hui doivent trouver un job en parallèle au risque de rater des examens. Cette journée, en empiétant sur le temps de travail « classique », libèrera autant de postes enviables qu’elle ne supprimera de postes pénibles. Elle est un premier pas vers une meilleure répartition des bons boulots. Pour que cette proposition devienne effective, et sans Etat, il faut qu’il y ait un consensus exceptionnel. Mais celui-ci, à mes yeux, est possible, tout simplement parce que ma proposition est juste. Et le juste provoque toujours moins d’animosité que l’injuste.
L’instauration de la journée de corvée (peut-être moins, peut-être plus) résoudra d’autres problèmes. Si on se partage les tâches indésirables, alors il n’y aura plus de métiers pénibles. Il y aura toujours des métiers physiques mais qualifiés, plus justement rétribués (financièrement et socialement) qu’actuellement. Surtout, l’espérance de vie sera moins injustement répartie entre les divers métiers.
Bien sûr, il faut repenser d’autres choses pour que mes propositions tiennes. Je veux juste dire qu’une position anarchiste, aujourd’hui, doit être ambitieuse. Sinon, les anarchistes resteront aux yeux du plus grand nombre -et justement- ceux qui caricaturent et accentuent les propositions les plus radicales de la gauche.
Les anarchistes ne doivent pas se fondre dans l’ensemble des réactionnaires à l’ordre libéral. Un anarchiste doit être plus ambitieux et imaginatif que les autres. Premièrement, il ne doit pas s’approprier le jargon des autres, et particulièrement celui de la loi (donc de l’Etat, ce vieil ennemi). Alors commençons par refuser de parler en terme de légalité : parler d’âge légal du travail pour un anar est une absurdité.
Variation
Les anarchistes ne sont pas les seuls à être contradictoires. Prenons l’exemple des doux rêveurs du NPA. Bien qu’ils m’agacent, ils m’attendrissent aussi. J’ai lu le 23 septembre à Rennes, sur une série de gros panneaux accrochés à un fil de la hauteur d’un homme (j’ai dû baissé la tête), entre deux lampadaires : « retraite à 60 ans pour tous. 1500 minimum ». Minimum ? Et pourquoi pas 1500 euros pour tous ? Ce serait un bel exemple. A un âge de la vie, hop, tous au repos, et hop, tous au même niveau.
Emmanuel Glais, 24 septembre 2010
sources :
Interview de Pascal Friot
http://www.alternativelibertaire.org/spip.php?article3528
Sur le métier de manager de transition
http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=1822&var_recherche=transition
Sur le stress
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