Les Langues régionales, un enjeu pour le XXIe siècle
Engagement n°56 : « Je ferai ratifier la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. » (Programme de François Hollande)
Les Français sont souvent réticents à l’idée d’encourager la pratique des langues régionales. Il leur arrive encore de l’amalgamer avec un repli sur soi mettant en péril l’unité nationale. Si la Nation était divisée, de ce point de vue, l’attachement au bien commun cèderait la place à la défense de plusieurs intérêts, qui pourraient entrer en conflit. La harangue de Barère devant la Convention, en 1794, est restée fameuse :
« Le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton ; l’émigration et la haine de la République parlent allemand ; la contre-révolution parle italien, et le fanatisme parle basque.
Cassons ces instruments de dommage et d’erreur. »
Aussi l’engagement de François Hollande apparaît-il comme une rupture avec la tradition jacobine, dont Jean-Luc Mélenchon, après Jean-Pierre Chevènement, se veut au contraire le continuateur. Un progrès dans le discours de la gauche dont on peut se réjouir…
Une politique culturelle schizophrène
En 1925, sous la Troisième République, le ministre de l’Instruction publique Anatole de Monzie déclarait pour sa part :
« Pour l’unité linguistique de la France, il faut que la langue bretonne disparaisse. »
Au XIXe siècle, et jusqu’au milieu du XXe, on sanctionnait à l’école les enfants qui s’exprimaient en breton ou en occitan. Le maître remettait au premier élève qu’il surprenait à « patoiser » une marque infamante, à charge pour lui de la passer à un nouveau « coupable » ; et, à la fin de la journée, il punissait son dernier détenteur. Ce n’est qu’en 1952 que la « loi Deixonne » consentait à un début de reconnaissance des langues régionales… le corse excepté !
Mais en 1999, la France refusait de ratifier l’intégralité de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Pourtant, comment les mêmes Français qui sont scandalisés d’entendre parler de l’enseignement de ces langues peuvent-ils approuver, en revanche, la « loi 101 » qui a permis la sauvegarde de l’idiome de Molière au Québec, situé dans un Canada à majorité anglophone ? L’équité commanderait de considérer le développement des cultures régionales, quelles qu’elles soient, comme une menace pour la stabilité des Etats-Nations, quels qu’ils soient... ou à admettre pour ces cultures le droit à une pleine reconnaissance dans toutes les parties du monde.
On ne peut pas à la fois stigmatiser le « repli sur soi » d’un côté et, de l’autre, promouvoir l’usage du français ; y compris dans des pays où il est cette fois en situation de langue minoritaire, au nom de la « francophonie » ou de l’« exception culturelle ».
Au-delà de l’incohérence que trahit le « deux poids, deux mesures », c’est le simplisme des arguments opposés qui s’avère souvent frappant. L’un des préjugés les plus tenaces envers les identités régionales se trouve formulé dans cette interrogation courante :
« Comment peut-on se soucier du local à l’heure de la mondialisation ? »
La diversité linguistique, une chance pour la mondialisation.
Croire que ce qui relève du local impliquerait nécessairement un manque d’ouverture sur le monde, voire une hostilité à l’égard des autres, c’est perdre de vue que ce qui fait la spécificité de l’humanité, c’est sa diversité. Et que ce qui menace une telle spécificité, ce n’est pas la multiplicité des identités. Mais une uniformisation qui ne pourrait que conduire à fondre les individus dans un moule unique. Sur le plan linguistique et culturel, cela équivaudrait à faire marcher l’ensemble des Terriens au pas de l’oie !
La préservation des langues régionales est une condition indispensable à une mondialisation qui ne soit pas une uniformisation. Car une langue n’est pas un simple moyen de communication : c’est surtout le vecteur d’une culture, en d’autres termes d’une manière de voir et de se représenter le monde.
Chaque langue, sans exception, est dès lors un élément du patrimoine universel de l’humanité, et doit être appréhendée comme une richesse. Pour le saisir, il ne faut pas hésiter à se référer aux travaux des linguistes. Claude Hagège n’a de cesse de rappeler combien la perte d’une seule d’entre elles, ou que ce soit, s’apparente à un drame irréparable. David Crystal, lui, affirme sans détours :
« La disparition des langues devrait nous préoccuper au même titre que celle des espèces animales ou végétales. Car cela réduit la diversité de notre planète.
[...] L’uniformisation présente des dangers pour la survie à long terme d’une espèce. Les écosystèmes les plus forts sont ceux qui sont le plus diversifiés. On dit souvent que, si nous avons réussi à coloniser la planète, c’est parce que nous avons su développer des cultures très diverses, adaptées à différents environnements. La nécessité de conserver une diversité linguistique repose sur ce type d’argument. Si la multiplicité des cultures est une condition nécessaire pour un développement humain réussi, alors la préservation de la diversité linguistique est essentielle, puisque les langues écrites et orales sont le principal mode de transmission des cultures. »[1]
On ne peut que regretter le retard pris par la France en matière de conservation de son patrimoine linguistique, et par la réticence des gouvernements successifs à signer la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Le bilinguisme dans les régions doit être regardé comme un atout. Un atout qui n’est pas exclusif du fait de se reconnaître dans la citoyenneté française et, au-delà, dans la citoyenneté européenne.
La promotion du corse participe de cette façon au dialogue des cultures, et favorise les échanges de l’île avec ses voisins méditerranéens. Il est essentiel d’encourager le développement du nombre de ses locuteurs et sa transmission de génération en génération.
Toutefois, il ne s’agit pas non plus d’ignorer les questions qui se posent alors en matière de préservation des droits fondamentaux des personnes et de lutte contre les discriminations.
Le risque de dérive ethniciste
Comme le montre fort bien Amin Maalouf dans son livre Les Identités meurtrières, aucune identité elle-même n’est dangereuse. Ce qui est dangereux en revanche, c’est l’affirmation exclusive d’une identité contre les autres.
A cet égard, et alors que l’Assemblée de Corse travaille sur la co-officialité de la langue insulaire, on ne peut ignorer que, dans l’esprit de quelques acteurs du débat, la revendication linguistique sert de cheval de Troie.
Elle reste un instrument au service d’une idéologie qui n’a rien d’humaniste, en effet, lorsqu’elle vise l’introduction de thématiques ethnicistes dans le projet de société : identification comme « allogènes », « étrangers », voire « colons de peuplement » d’habitants qui ne parlent pas corse ; exclusion de salariés dans l’univers professionnel qui ne le comprennent pas ; mise en place de fait d’une citoyenneté à plusieurs vitesses, qui reposerait sur la distinction entre les locuteurs dans l’idiome régional et ceux qui ne le maîtriseraient pas. Lorsqu’elle a pour but, en fin de compte, de signifier à certains des 300000 Corses de l’île qu’ils ne sont pas Corses à part entière ; qu’ils ne sont pas considérés comme des interlocuteurs à égalité de dignité ; et que leur présence n’est même pas désirée.
Pour un employeur qui entendrait procéder à une « épuration » de cet ordre, par exemple, avoir la possibilité de faire signer un contrat de travail uniquement en corse deviendrait un moyen commode de supprimer de son entreprise tout candidat qui ne satisferait pas à un critère d’embauche ethno-linguistique. Y compris quand ils auraient fréquenté les mêmes écoles à Bastia ou à Ajaccio.
Une « corsisation des emplois » contraire à l’esprit de la « communauté de destin » hérité de Pascal Paoli et des Lumières. D’un point de vue philosophique, une régression qui ne serait pas sans rappeler les prémisses des tragédies du XXe siècle ; quand il était question de restreindre les droits de certains individus au prétexte de leur appartenance vraie ou supposée à une communauté « parasite ».
Sous Le Désordre des identités, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Sampiero Sanguinetti, une promesse : la reconnaissance par la modernité d’une diversité culturelle longtemps brimée par les centralismes. Et un danger : la tentation de la balkanisation, telle qu’a pu la subir l’ex-Yougoslavie dans les années 90. Cette séquence de l’histoire européenne récente rappelle[2] comment l’exacerbation identitaire peut conduire, sur un même territoire, de simples voisins à se déchirer alors que rien de sérieux ne les sépare.
Une inquiétude excessive, et sans relation avec le débat actuel ?
Mais il est déjà arrivé que de fervents « partisans de la Bretagne bretonnante », ou que d’authentiques « militants de la langue corse », se fourvoient. Gravement. Les Muvristes, dans les années 30, se sont ainsi compromis avec l’Italie fasciste et mussolinienne. Par naïveté, peut-être[3]. C’est bien le drame de l’angélisme, qui en vient quelquefois à paver l’enfer de bonnes intentions…
Quel que soit le statut envisagé pour les langues régionales, il doit aller de pair avec le respect du droit du citoyen d’avoir accès, dans les actes qui l’engagent, à une information dans la langue qu’il comprend, notamment en ce qui concerne le monde du travail. Sans distinction liée au patronyme, à l’ascendance, à la confession ou tout autre critère discriminatoire.
La réflexion quant à cette exigence démocratique peut elle aussi s’engager à partir de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, qui prévoit qu’« Aucune des dispositions de la présente Charte ne peut être interprétée comme limitant ou dérogeant aux droits garantis par la Convention européenne des Droits de l'Homme » (article 4).
Ce qui implique qu’aucun projet linguistique ne saurait entrer en contradiction avec l’article 14 de ladite Convention, qui stipule :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
Daniel Arnaud
Auteur de La Corse et l’idée républicaine, L’Harmattan, 2006, ouvrage dont s’inspire le présent article, et qui peut toujours servir à prolonger la réflexion.
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