Lettre ouverte à Daniel Cohn-Bendit
Mon cher Daniel,
Je me permets de te tutoyer et de t'appeler par ton prénom. Même si nous n'avons pas suivi le même parcours, nous sommes à peu près de la même génération. Mon nom ne te diras rien, mais tu m'as peut-être aperçu en Mai 68 parmi les manifestants ou dans une AG où on refaisait le monde...
Oui je sais, tu n'aimes pas que l'on te rappelles ton passé. Mais vois-tu, ton passé ne t'appartient pas tout à fait. Que tu le veuilles ou non, tu es un personnage public, tu es entré dans l'Histoire comme un des leaders de mai 68 et si, en tant que personne privée, tu n'as de compte à rendre qu'à ta conscience et à tes proches, en tant que personne publique, ancien député au Parlement européen, tu as aussi des comptes à rendre à l'Histoire et à ceux qui t'ont suivi il y maintenant une cinquantaine d'années, ceux qui criaient "Nous sommes tous des Juifs allemands", boulevard Saint-Michel. .
Je sais que tu peux aussi t'en tirer, comme d'habitude, par une pirouette, faire ton "Till Eulenspiegel", un Till désormais à la retraite, comme moi, mais je ne touche pas la retraite d'un député européen et je suis obligé de continuer à travailler pour joindre les deux bouts, probablement jusqu'à ma mort...
Eh oui, qui aurait dit en mai 68 que le jeune "chien fou" participerait aux manifs des Gilets jaunes retraités !
Je ne sais pas si tu es au courant, mais ce sont eux qui ont largement contribué à l'élection d'Emmanuel Macron "pour faire barrage à Marine le Pen", comme tu disais, ces retraités aujourd'hui maltraités par le même Emmanuel Macron.
C'est curieux que le jeune homme en colère de Mai 68 ne comprenne pas la colère des Gilets Jaunes.
Je faisais mes études de philosophie à Nanterre tandis que tu mettais le bazar pour que les garçons puissent rendre visite aux filles dans leurs chambres, une éminente "avancée sociétale"... Est-ce tu as conscience que c'était au nom de tes idées que les gauchistes ont coiffé Paul Ricoeur avec une poubelle ? Est-ce qu'il le sait Emmanuel Macron qui se targue d'avoir été son "assistant" ?
"Assez de Ricoeur, camarades !"... Tu te souviens ?
Assez de Ricoeur ! Assez de rigueur ? Faites n'importe quoi ! C'est ça la liberté ?
Il paraît que tu étais censé étudier la sociologie dans cette même université de Nanterre... Je ne sais pas ce qui t'es resté de tes études, mais tu ne sembles pas avoir beaucoup lu Bourdieu et ses successeurs. Ceux qui ont prévu la révolte des Gilets Jaunes comme Christophe Guilluy, l'auteur de La France périphérique.
Oui, je sais que tu as évolué dans "la France qui gagne", entre les "capitales européennes" : Bruxelles, Strasbourg, Francfort, le siège de la BCE et des apparitions à la télévision à Paris et que tu connais mal la "France profonde", comme tu ignores, en tant "qu'Européan Young Leader" les Français oubliés de la "diagonale du vide". J'ai la chance d'habiter une jolie ville, Bourges, une jolie ville historique, située dans le "triangle de la mort" (cette sinistre expression n'est pas de moi) : Bourges, Châteauroux, Nevers, mais il y a pire dans ce pays que les chef-lieux du "triangle de la mort"...
Il y a tous ces gens qui vivent loin des gares et des maternités, qui ont vu disparaître un à un les commerces de proximité au profit des grandes surfaces...
Je sais bien que beaucoup d'intellectuels, le président de la République en tête, sont passés de Ricoeur à Machiavel, mais tout de même. Est-ce que tu trouves normal qu'un enfant qui naît dans la Creuse (par exemple) ait moins de chances de "réussir" qu'un petit parisien dont les parents connaissent les bonnes filières et les bonnes écoles ?
Est-ce que tu trouves normal le fossé qui s'est creusé entre la France des métropoles mondialisées et la France périphérique ? Entre les riches et les pauvres ? Est-ce que tu crois vraiment à la théorie du "ruissellement" ? Est-ce que tu penses vraiment que les Gilets Jaunes sont tous des fascistes, des antisémites et des Dupont-Lajoie incapables de comprendre qu'il faut "sauver la planète", par tous les moyens, y compris aux dépens des hommes qui essayent d'y (sur) vivre, tant bien que mal ?
Comment se fait-il que tu n'aies pas compris que pour certains l'augmentation du prix du carburant (la fameuse taxe carbone qui n'est d'ailleurs pas allé à l'écologie) est un véritable problème, la goutte d'eau qui a fait déborder le vase, une mesure de technocrates compètement déconnectés de la réalité, qui a dressé l'un contre l'autre deux soucis qui devraient être complémentaires : le pouvoir d'achat et la protection de l'environnement ?
Désolé, mais on ne peut pas, comme on dit un peu vulgairement "avoir le beurre et l'argent du beurre et la crémière dans son lit" : la célébrité, les satisfactions narcissiques, la fréquentation des grands de ce monde et se laver les mains, comme Ponce-Pilate du malheur des autres sans qu'un jour ou l'autre on vienne vous demander des comptes.
Je t'ai vu à la télévision l'autre jour sur TF1, après ce qu'il faut bien appeler la défaite du Parti d'Emmanuel Macron, des socialistes et de la droite traditionnelle, face à Gilbert Collard, membre du Rassemblement national de Marine Le Pen.
Tu as expliqué depuis que tu avais pris le "vous êtes de trop" de Gilbert Colard comme un propos antisémite... Je ne suis pas dans la tête de Collard, ni dans son inconscient... Je ne sais pas s'il s'agissait d'un propos antisémite, mais ce que je sais, c'est que tu es désormais un ami et un soutien d'Emmanuel Macron et que tu as appelé à voter pour lui entre les deux tours des présidentielles et pour son Parti aux européennes.
Il faudrait peut-être arrêter de donner raison à ceux qui affirment, non sans raisons, qu'il y a des affinités électives, pour parler comme Goethe, entre le gauchisme et le libéralisme économique. Que l'individualisme, la mondialisation, la suppression des frontières, le jouir sans entraves et les autres mots d'ordre de Mai 68 sont parfaitement solubles dans la société de consommation.
Est-ce un hasard si l'ancien président de la commission européenne, Juan-Manuel Barroso, un ancien maoïste, recruté au Portugal par l'ambassadeur des Etats-Unis de l'époque, pantoufle actuellement chez Goldmand-Sachs qui a trafiqué le bilan de la Grèce pour qu'il corresponde aux "critères de convergence" ?
Il faudrait peut-être arrêter, comme vous le faites, Bernard-Henri Lévy et toi, de brosser un tableau idyllique de l'Union européenne et de confondre un Empire supranational dirigé par l'Allemagne, une construction oligarchique et technocratique irréformable avec l'Europe de Spinoza, de Goethe et de Victor Hugo... Il faudrait arrêter de fustiger les effets de la politique d'Emmanuel Macron : la victoire du Rassemblement national aux élections européennes sans en chercher et en combattre les causes.
Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il attendu l'incendie de la Préfecture du Puy pour se rendre compte qu'il y avait, au propre et au figuré, le feu à la maison, donnant ainsi raison aux partisans de la violence ?
Il faudrait aussi commencer à méditer la belle citation de Paul Ricoeur dont Emmanuel Macron se vante mensongèrement d'avoir été l'assitant et qui semble s'appliquer comme un gant à la politique qu'il mène et aux gens dont il s'entoure : "Le danger, aujourd’hui, est que la direction des affaires soit accaparée par des oligarchies de compétents, associées […] aux puissances d’argent”.
Ce même Paul Ricoeur, l'un des plus grands penseurs du XXème siècle, un homme d'une parfaite intégrité morale et intellectuelle, d'un grand courage aussi, que tes "camarades" en Mai 68 se sont amusés à coiffer avec une poubelle. Quels gamins irresponsables et ignorants vous étiez !
Faut-il te rappeler aussi les "ignobles" paroles de Wolfgang Schäuble, le ministre des finances allemand : "Il faut qu'on entende crier la Grèce pour que ça serve de leçons aux autres." Ca ne te rappelles rien ?
Gilbert Collard est une grande gueule qui connaît toutes les ficelles, mais il avait raison de te faire remarquer que tu n'avais pas été invité seulement en tant "qu'éminent spécialiste de la question européenne", mais aussi en tant que soutien d'Emmanuel Macron. Les journalistes qui ont organisé le débat ne pouvaient pas ignorer que dans ces conditions, on allait forcément au clash, et c'est ce qui s'est passé, et peut-être l'ont-ils secrètement ou ouvertement espéré, pour faire de l'audience. On connaît la fausseté de ces gens-là. Collard est de taille à se défendre tout seul, mais il était bel et bien à un contre deux.
Tu vois que, Machiavel ou pas, et bien que les motivations des uns et des autres soient toujours intéressés, on n'échappe pas si facilement à ses responsabilités d'homme public, du moins en démocratie (ça, ce n'est pas inspiré de Machiavel qui a eu le mérite, comme l'a montré Rousseau, de montrer le dessous des cartes, mais de Spinoza)
Pendant que tu découvrais la "perversité polymorphe" (l'expression est de Freud) des enfants dans ton "Kindergarten autogéré" à Francfort - dans la logique de "l'interdit d'interdire" et du "jouir sans entrave", d'autres continuaient de croire à la "cause" pour laquelle des "camarades" ont donné leur vie. Il y a eu des clash mémorables au Parlement européen au sujet de ton témoignage, avec J.-M. Le Pen et même avec François Bayrou à qui tu as dit, comme à Gilbert Collard, qu'il était "ignoble" (décidément, tu aimes bien cet adjectif).
Comment se fait-il que tu n'aies pas compris la fonction positive des interdits qui ne servent pas à embêter le monde comme vous le pensiez, tes petits camarades et toi en Mai 68, mais à protéger les plus fragiles - la sexualité d'un enfant n'est pas la même que celle d'un adulte - et à rendre possible la vie en commun ?
Le problème, là encore n'est pas que tu aies découvert la sexualité des enfants, mais que tu aies fait l'apologie de la pédophilie, entraînant là encore des émules dans ton sillage.
Lors de la dernière manif à laquelle j'ai participé dans les années 70, (comme membre du service d'ordre) contre l'extradition de Klaus Croissant, l'avocat de la bande à Baader, un "Schwarzer bloc" de l'époque a jeté un cocktail Molotov dans la station service que j'essayais avec quelques autres de protéger pour éviter le pire. C'est là que j'ai compris le nihilisme (tuer tout le monde avant de se tuer soi-même) et que j'ai cessé de croire à la "cause". Un désamour déjà entamé par la défenestration d'un "camarade" à Censier.
Vous avez, il faut bien le dire, toi et Bernard-Henri Lévi, l'art de mener les autres au casse-pipe et de vous en sortir souples et décontractés, comme les dieux de l'Olympe, Jupiter par exemple.
Et puis, comme beaucoup de gens de ma génération, j'ai lu les témoignages d'Alexandre Soljénitsyne, de Léonid Plioutch et de quelques autres sur le "socialisme réel"...
Et j'ai compris, comme le dit très justement Alain Fienkelkraut, que Mai 68 était une révolte d'adolescents, que la vrai révolution se situait en Europe de l'est, derrière le "rideau de fer", que le véritable événement, malgré les retombées positives de Mai 68, comme les accords de Grenelle, l'événement historique, c'était l'invasion de Prague par les troupes du Pacte de Varsovie. Une révolution, momentanément matée d'adultes, contre une révolte d'adolescents. Y'avait pas photo.
Oui, Mai 68 était une révolte de jeunes bourgeois privilégiés. La résistance des Praguois était une révolte d'adultes, le mouvement des Gilets Jaunes est une révolte d'adultes. C'est difficile à comprendre et à admettre pour un adolescent nanti et attardé, la souffrance des pauvres et des opprimés.
A propos de la question des Juifs de France et des Gilets jaunes, je suis incapable d'en parler en quelques lignes. J'insère dans ma lettre un article à ce sujet et je prie les lecteurs de mon blog et d'Agoravox de m'en excuser :
Les chiens de garde :
A cette dame qui nous a offert un petit paquet de madeleines à un rond-point près de Besançon, en s'excusant de la "gêne qu'occasionnaient" les Gilets jaunes...
Comme disait mon grand-père, juif ashkénase exilé de sa Biélorussie natale en 1905, après les pogroms de Bessarabie et de Kitchinev, "le cochon a montré sa patte" (c'est une expression yiddish)
Dans la même semaine, nous avons eu droit à Luc Ferry, grand bourgeois libéral, perdant son flegme philosophique, soudain transformé par la trouille en petit-bourgeois fascisant, invitant à "tirer sur la foule", (sans doute comme les soldats devant le Palais d'hiver en 1905 sur les hommes, les femmes et les enfants qui réclamaient du pain) et à Bernard-Henri Lévy devant le CRIJF (Conseil représentatif des institutions juives de France), l'homme qui possède plus de maisons que cadet Roussel, comparant les Gilets jaunes aux Ligues d'extrême-Droite anti-parlementaires en février 36, alors soutenues par le fasciste Pierre Drieu la Rochelle.
Oui, "le cochon a montré sa patte".
J'ai 68 ans, bientôt 69 fin janvier. Je suis professeur certifié de lettres, titulaire d'une maîtrise de philosophie à la retraite depuis 2010. Mon grand-père maternel était juif et je voudrais crier mon indignation devant de telles attitudes et de tels propos.
Oui, je suis reconnaissant à la France d'avoir accueilli, puis naturalisé mon grand-père (en 1918, pour services rendus à la patrie)... Oui je me sens avant tout Français. Oui, je me sens entièrement solidaire des Gilets jaunes, dont je partage les préoccupations et le vécu quotidien.
Avec 1300 eus de retraite de l'Education nationale, j'ai été obligé de vendre ma voiture et je connais, ayant enseigné en ZEP, les angoisses quotidiennes de la plupart de mes compatriotes, en particulier les retraités qui sont très nombreux parmi les Gilets jaunes : comment nourrir et habiller les enfants, payer les traites, gâter un peu les petits-enfants pour Noël...
Vivent les Gilets jaunes... Je vous serre tous contre mon cœur ! Continuez votre combat sans vous tromper de cible, contre l'oligarchie financière, les patrons du CAC 40, les menteurs de la sphère politico-médiatique, ceux qui organisent les délocalisations et qui licencient pour préserver leurs profits... contre les hommes politiques, les délinquants en cols blancs et les "chiens de garde" (l'expression est de Paul Nizan) qui représentent et qui défendent leurs intérêts !
Ne vous laissez pas intimider par les accusations d'antisémitisme de Monsieur Bernard-Henri Lévy ou de "populisme" de Monsieur Luc Ferry, qui a renié le milieu populaire dont il paraît qu'il est issu.
Tous les juifs ne sont pas de riches capitalistes comme le baron de Rothschild, tous les juifs ne trahissent pas les valeurs de justice et de vérité de la Torah, comme Monsieur Cohn-Bendit, le meilleur ami d'Emmanuel Macron, qui a échangé les convictions de sa jeunesse contre un plat de lentilles au parlement européen ou Monsieur Bernard-Henri Lévy dont la tête est si enflée qu'on se demande comment il peut encore passer sous les portes.
La Torah et l’Évangile dénoncent les gens de cet acabit ; Jésus - qui, ne l'oublions pas était juif - les traitait d'hypocrites et de sépulcres blanchis.
Amis Gilets jaunes, il y a des juifs pauvres et patriotes qui vous ressemblent, qui vous comprennent et qui vous soutiennent !
Alors à bas l'étoile jaune, debout les Gilets jaunes et à la niche, les chiens de garde !"
Je termine cette (trop) longue lettre, mais qui m'a permis de dire ce que j'avais sur le cœur depuis longtemps par un réflexion sur la stratégie que vous avez adopté Bernard-Henri Lévy et toi, pour faire barrage au Front national avant, pendant et après les élection au Parlement européen.
Il semblerait que cette stratégie ait échoué, même si Emmanuel Macron se vante d'avoir limité les dégâts et d'avoir "syphonné les électeurs de Droite". Je ne suis pas certain que ce soit en te mettant en colère, en faisant le malin et en insultant les gens qui ne pensent pas comme toi, que tu vas faire barrage au Front national et éviter, ce qui nous pend au nez : un nouveau duel aux prochaines présidentielles avec cette fois-ci la victoire de Marine Le Pen qui a revu son programme et changé le nom de son Parti et une situation à l'italienne.
Emmanuel Macron a fait exploser le PS avec la complicité de François Hollande et fichu la zizanie à droite, c'est un fait, mais le "paysage politique" comme disent les commentateurs de BFM TV pourrait bien se redessiner et le jardin à la française se transformer en jungle.
Comme disait Chesterton, il n'y a rien de plus indiscutable qu'un fait. A ce moment-là vous crierez : "Au feu !" ... alors que vous aurez contribué, par votre mépris et votre ignorance, à allumer l'incendie.
Pardonne-moi le ton rugueux de cette lettre, mais comme tu l'as dit pour expliquer ton "pétage de plomb" à la télévision : je veux bien qu'on me traite de n'importe quoi, de crétin de renégat, mais pas que l'on me dise que je suis de trop.
Comme tu le vois, je ne te considère pas comme étant de trop. Il n'est peut-être pas trop tard pour te reprendre et réfléchir à ce que tu dis et à ce que tu fais.
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