« MédiAcratie » ou « médiOcratie », M. Rocard ?
Invité des « Matins de France Culture », mardi 28 octobre 2008, M. Michel Rocard s’en est pris à l’une de ses bêtes noires favorites, « la médiacratie ». Il désigne sous ce vocable l’emprise qu’exercent les médias au point de dicter à la vie politique son calendrier et ses choix. La télévision y occupe une place prépondérante en délivrant « l’information par l’image ».
M. Rocard fait à celle-ci deux reproches : 1- elle est incapable de rendre compte de la complexité des problèmes par la simplification outrancière qu’impose l’image ; 2- et elle ne peut les exposer dans leur durée toujours très longue, puisque ne l’intéresse que l’immédiateté, une information chassant l’autre pour prévenir le zapping du téléspectateur incapable de soutenir longtemps son attention. M. Rocard y voit à terme la ruine de la démocratie par l’accès des plus médiocres au pouvoir, puisque ce ne sont pas les idées qui importent, mais l’apparence physique de celui qui parle et parade.
Une des significations du paradoxe, « le médium est le message »
On ne saurait contredire M. Rocard. Mac Luhan a, dans son essai, Pour comprendre les médias, paru en 1968 (le Seuil), formulé un paradoxe devenu célèbre : « le médium est le message ». Et l’une de ses interprétations est la primauté de l’apparence physique de l’émetteur sur ce que celui-ci peut énoncer. La séduction sexuelle, en particulier, conduit le récepteur à être fasciné avant tout par la beauté de celui ou de celle qui s’exprime, quoi qu’ils disent l’un et l’autre. Il suffit de voir « le casting » des présentatrices de télévision. Quel critère est déterminant ? Leur grâce ! Le reste importe peu. M. Rocard peste sans doute, sans le dire, contre le charme de Mme Ségolène Royal qui lui donne à l’écran un avantage auquel il ne peut prétendre, malgré la séduction intellectuelle qu’il exerce, car M. Michel Rocard est toujours intéressant à écouter. Mais, justement, l’image anéantit la séduction intellectuelle au profit exclusif de la séduction sexuelle.
Cette observation rappelle un sondage Ipsos-20 minutes que l’on a analysé sur Agoravox le 3 octobre dernier (1) : il était prétendu que 61 % des Français estimaient être mieux informés par la télévision. On y dénonçait la fascination de l’image chez une majorité de Français assez peu préparés à la lire pour être capables de soutenir pareille naïveté. On serait donc tenté de donner raison à M. Rocard. Quand une majorité de citoyens plébiscitent « l’information par l’image », on est assuré que les leurres, qu’elle comporte structurellement, leur sont inconnus et qu’ils s’y laissent prendre comme des benêts.
La truite et le citoyen
Pourtant est-ce bien ainsi que le problème doit être posé ? Peut-on reprocher aux médias et à la télévision en particulier de jouer de leurs pouvoirs de séduction truffés de leurres ? N’est-ce pas reprocher à un pêcheur à la ligne d’utiliser, selon la saison, tantôt un petit ver rouge, tantôt la mouche artificielle pour attraper des truites ? Pourrait-il espérer en capturer s’il agitait seulement un hameçon nu dans l’eau ? Oui, objectera le spécialiste, à la pêche à la cuillère ! Même pas ! Une cuillère est un dispositif qui autour d’un jeu d’hameçons fait tourner et briller dans l’eau une palette pour lancer des signaux visuels vibratoires susceptibles de provoquer chez la truite un réflexe alimentaire ou agressif.
Les médias, comme le pêcheur, ne sont si efficaces que parce qu’ils usent de leurres bien rodés qui trompent leurs cibles à leur insu. On ne peut leur en faire grief. Ils sont dans leur rôle. S’il y a un reproche à faire, n’est-ce pas à la truite imbécile qui saute inconsidérément sur le ver ou sur la mouche sans se douter qu’elle court à sa perte ? Les récepteurs qui gobent pareillement ce que leur livrent les médias et en particulier la télévision avec ses minets et minettes de journalistes, ne sont-ils pas tout aussi inconscients ? Il s’agit moins de « médiAcratie », ou gouvernement des médias, que de « médiOcratie » - ou gouvernement des médiocres.
Un enseignement scolaire déficient
On observe, toutefois, une différence de taille entre la truite et le citoyen qu’abusent, pour l’une, les leurres du pêcheur et, pour l’autre, ceux des médias. Il n’existe pas, sauf erreur, d’école pour les truites, alors que ça fait 120 ans que les futurs citoyens sont obligés d’y aller. On se demande ce qu’ils y apprennent ! Sûrement pas à se défendre contre les illusions de l’image et les leurres des émetteurs ! Pas plus il y a cent ans qu’aujourd’hui !
Car le problème n’est pas nouveau ! On garde en mémoire la sinistre période de 14-18 où les journaux sans crainte aucune de se discréditer auprès de leurs lecteurs, les égaraient à coups de leurres grossiers. Patriotisme et nationalisme obligeaient ! Ainsi L’Intransigeant - on se demande envers quoi ! -, le 17 août 1914, transigeait-il avec la réalité en ces termes sous le titre « Camelote allemande » : « Nos soldats, lisait-on, ont pris l’habitude des balles allemandes et des shrapnels (obus remplis de balles qu’ils projettent en éclatant)... Les shrapnels, en effet, éclatent mollement en l’air, et tombent en pluie de fer inoffensive ou s’enfoncent dans la terre sans éclater. De plus, le tir est mal réglé... Quant aux blessures causées par les balles, elles ne sont pas dangereuses... Les balles traversent les chairs de part en part sans faire aucune déchirure. De sorte que les grands trains de blessés (sont) remplis de jeunes garçons atteints par des balles et qui, pourtant, rient avec une réconfortante bonne humeur. » Quelle honte, quand on voit tous ces monuments aux morts dans les communes françaises !
On a inventé à l’époque la notion de « bourrage de crâne ». Mais n’est-ce pas la même optique adoptée par M. Rocard, quand il dénonce « la médiacratie » ? Dans les deux cas, la responsabilité de ces leurres n’est-elle pas imputée aux médias qui les diffusent et non aux récepteurs qui s’y laissent prendre ? Or, pour qu’il y ait « bourrage », sans doute faut-il "un bourreur", mais ne faut-il pas surtout des « bourrés », c’est-à-dire des lecteurs ou des téléspectateurs qui n’opposent aucune résistance au « bourrage de crâne » ?
La qualité médiocre de l’information disponible aujourd’hui renvoie donc bien à la naïveté de la majorité des Français incapables de se défendre contre les illusions des médias et les leurres des émetteurs. Or, à son tour, cette naïveté renvoie obligatoirement dans un pays où la scolarité est obligatoire depuis 120 ans à la formation initiale reçue. Pour que « la médiAcratie » ait cours, il faut que « la médiOcratie scolaire » lui fournissent ses contingents de citoyens désarmés, comme le sont les truites dans leur nudité qui fondent, les écervelées, sur le ver rouge, la mouche ou la cuillère pour leur perte et la plus grande joie du pêcheur. Paul Villach
(1) Paul Villach , « Un sondage Ipsos-20 minutes : les Français préféreraient l’information par l’image. Mais savent-ils la lire ? » Agoravox, 3 octobre 2008.
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