Mémoires d’une vie de chercheur avortée (VII-épilogue)

Voici le récit (j'ai sauté un passage pas important) de la fin de partie de cette vie de chercheur avortée et tant mieux car un arbre qui porte des fruits ne peut s’épanouir dans un terrain inapproprié. Ce qui signifie qu’avec le recul, il valait mieux que ces événements se produisent. Rien de particulier à signaler. Ce récit s’offre à l’interprétation de chacun. Si Van Gogh s’était orienté vers une activité de décorateur d’intérieur, il aurait vécu confortablement, ne se serait pas suicidé, mais le monde n’aurait pas connu ses œuvres. L’invention se paye. Picasso s’en est mieux tiré, ayant sans doute quelques talents d’homme d’affaires. Et surtout un contexte esthétique très favorable aux avant-gardes. Le lecteur curieux pourra étudier les documents officiels afférents à mon licenciement. Il y a scandale et injustice et c’est évident. Je perçois les choses autrement. L’injustice viendra plus tard. Quand les portes des institutions resteront fermées par tout ce système, politiques, chercheurs et universitaires inclus. Un contexte peu favorable aux innovations qui n’ont pas d’application pratique, offrant du sens à une époque qui le refuse. Mais le secret de cette histoire se trouve sans doute dans le livre de Job. L’Occident s’est abîmé à partir des années 1990. Je suis vivant et c’est l’essentiel.
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En dehors de ces activités professionnelles, je poursuivais d’autres investigations intellectuelles en consultant des ouvrages peu orthodoxes comme notamment des traités de logique systémique publiés par Stéphane Lupasco. Je prenais soin de ne pas apporter ce type d’ouvrage au laboratoire, bien que d’un point de vue strictement éthique, il n’y ait aucun problème. Mais quand on est dans un environnement de curés scientifiques empiristes, il vaut mieux ne pas afficher des prétentions intellectualistes. Lupasco m’entraînait dans son univers étrange fait de logique dynamique, de contradiction, de méditations sur les identités et les différences, en liaison avec le vivant ainsi que l’étrange monde quantique. J’ai senti une impression de dépaysement en lisant cet auteur, non sans une certaine anxiété car cette logique rompt les habitudes de pensée acquises en fréquentant le système éducatif. De ces lectures, je tirais un enseignement partiel, encore insuffisant pour élaborer un travail de recherche substantiel. Mais d’étranges événements allaient se produire.
DEUXIÈME ACTE ET FIN DE PARTIE
Ces deux mois passés à réfléchir et intellectualiser un champ de recherche exhalaient une odeur d’ambiguïté. Je contemplais ce monde des chercheurs qui s’agitaient pour de bien dérisoires enjeux, exceptés les retombées en terme de carrière et si les dieux scientistes sont favorables, quelques applications utiles à la vie. Pour nombre de chercheurs, le fait de publier est la preuve qu’on s’est acquitté de ses devoirs, bien qu’on sache que sur mille publications, deux ou trois présentent des avancées spectaculaires, le reste n’étant que suivisme et confirmation des découvertes originales. La science a besoin de ce type de travaux, qui occupaient d’ailleurs les membres de l’institut, et donc l’équipe de RMN. Autant dire que mes activités théoriques pouvaient être jugées insignifiantes et dérisoires. Sans doute devaient-il trouver inconvenant de me voir collé à mon bureau, avec un amoncellement d’articles et un cahier sur lequel je dessinais d’infâmes signes cabalistiques, fruits de mes réflexions.
Au cours d’un entretien ordinaire, Paul C*** m’informa que l’institut allait se doter d’un appareil de spectrométrie de masse. Encore un de ses super engins valant autant que le 400 mégahertz de la RMN. Ce qui mettait à notre disposition un ensemble technologique atteignant les dix millions de francs, le seuil du milliard de centimes pour parler comme les anciens. Cet appareil aurait dû en principe rejoindre un laboratoire dépendant de la faculté de médecine, or le futur destinataire de cet appareil sophistiqué se donnait la mort. L’université avait donc sur le dos cet engin qui, compte-tenu du coût exorbitant, ne pouvait rester inutilisé. Au cours de tractations que j’ignorais, le spectromètre avait été récupéré par l’institut de biochimie. Paul C*** me proposa de prendre en charge son fonctionnement, avec une étudiante de DEA et un Professeur nouvellement nommé, spécialiste dans le domaine des synthèses chimiques.
Cette nouvelle responsabilité n’avait rien de passionnant. J’avais bien essayé de donner un avis raisonné en signalant que ce type d’appareil doit être manipulé par un ingénieur de recherche à temps plein, mais Paul C*** me faisait sentir que je n’avais pas le choix étant donné mes antécédents, et que le Président*** verrait d’un très bon oeil ma participation à ce bricolage improvisé. Je ne pouvais refuser ouvertement sans mettre en péril ma situation professionnelle. Aussi, j’acceptais sans enthousiasme, en me donnant l’illusion d’un devoir à accomplir vis-à-vis d’un institut de recherche qui m’avait évité de sombrer définitivement avec les anciens locataires du quatrième étage. J’étais une fois de plus plongé dans une technologie que j’étudiais avec quelques ouvrages généraux. Paul C*** m’avait chargé de présenter les détails de cette technique à l’équipe, au cours des séminaires réguliers qui se tenaient avec l’ensemble des collaborateurs. Avec le recul, je comprend mieux les intuitions qui commençaient à se manifester à propos de Paul C*** Celui-ci semblait profiter de ma situation précaire et m’avait confié plusieurs fois la responsabilité d’animer ce séminaire, alors qu’il ménageait Jean-Luc H. en raison de sa position de chargé de recherche statutaire, qui plus est, fidèle second du navire
Ce dernier avait d’ailleurs accompagné notre patron pour un congrès de RMN en Belgique. Ils devaient faire part des informations glanées à l’ensemble du groupe. Pour des raisons de surcharge de travail, Paul C*** s’était déchargé sur Jean-Luc H qui avait fait une prestation lamentable...
Le spectromètre n’était pas encore livré. Il fallait aménager une salle au quatrième étage pour réaliser quelques protocoles préalables aux analyses spectrométriques au sous-sol, dans la salle prévue pour accueillir le nouvel engin de ce zoo technologique. Il m’est arrivé d’effectuer une manipulation dans une salle du troisième habitée par une autre équipe. Un thésard a cru bon de glisser, en guise de plaisanterie amicale, sa surprise de me voir à la paillasse. Ce détail dévoile ces normes techniques que les individus de cette génération ou d’une autre ont intériorisées. Obéir, exécuter, s’activer...sans expérience, point de salut...Seul le chercheur actif à sa paillasse est un vrai chercheur, valeureux, prompt à oeuvrer pour le bien commun scientifique. C’est peut-être con à dire, mais Hitler aimait lui aussi les hommes actifs, rien que les hommes actifs....
Lors d’une de ces discussions autour de la machine à café, nous évoquions la politique scientifique débattue lors des conseils de laboratoire de l’institut. Par tradition, les orientations étaient plus ou moins décidées par un conseil informel réunissant les chefs d’équipe, et personne d’autre. Puis le conseil de laboratoire prenait acte des conclusions du comité restreint afin d’entériner diverses propositions, notamment sur les acquisitions de matériel et sur la politique scientifique de l’institut. Autant que je me souvienne, le conseil de laboratoire de Toulouse fonctionnait différemment, plus démocratiquement. Un tel conseil comprend un nombre non négligeable de chercheurs de rang B, c’est-à-dire chargés de recherche et les Maîtres de conférences auxquels s’ajoutent quelques techniciens et les incontournables membres du collège A, directeurs de recherches et professeurs d’université. À Toulouse, le collège B avait son mot à dire, mais pas à Bordeaux. Lors d’une discussion libre autour de la machine à café, je dénonçais ce type de situation, défendant ainsi ma confrérie face aux mandarins. Quelle me fut pas ma surprise lorsqu’une étudiante du groupe jugea ce propos immature...Être mâture, est-ce accepter d’accomplir en tant que chercheur de rang B une activité soutenue de recherche, d’encadrement, d’investissement, puis de fermer sa gueule lorsqu’il s’agit de prendre des décisions collectives engageant la politique de recherche ? Sans doute cette étudiante ne savait-elle pas que bien des chercheurs de rang B sont plus doués que leurs pairs de rang A (mai 68 oublié, force de la jeunesse enterrée, retour à l’ordre mandarinal, génération 86, respectueuse de l’ordre, cimetière de la créativité, soumission délibérée... vivier pour futurs technocrates...)
Je fus ainsi instrumentalisé pour rendre de bons et loyaux services en tant que manipulateur d’un spectromètre de masse. J’étais aussi utilisé. Je commençais à connaître Paul C*** sans que ma conscience fasse ressortir avec évidence les stratégies se jouant dans les coulisses de cette comédie scientifique. Paul C*** m’avait mis sous la responsabilité de ce professeur de chimie accueilli par l’institut pour développer quelques thèmes liés à la spectrométrie de masse. J’étais sous la responsabilité de Paul C*** pour la partie administrative, et celle du chimiste pour la partie scientifique.
Je devais travailler sur un programme imposé, avec l’appui d’une étudiante. Il était question de comparer le métabolisme du glucose sur des sportifs de niveaux différents. Collaboration avec l’UFR d’activités sportives, crédits publics à l’appui. En consultant la bibliographie, je me rendais compte de l’inutilité de ce type de recherche, déjà effectuées il y une décennie. Mais il fallait utiliser à tout prix le spectromètre de masse, et se lancer dans des expérimentations. Pour le reste je n’étais pas dupe et me voyais comme un chercheur prêté par Paul C*** à son pair, mais en restant sous la responsabilité officielle du premier. Il pourrait ainsi cosigner d’éventuelles publications issues de ce travail. De toute façon, difficile de refuser sous la menace du licenciement.
Je croisais l’étudiant de DEA qui l’été précédent, avait travaillé sur le programme foireux de calculs de flux. Celui-ci sortait du bureau de Paul C*** en compagnie d’un chercheur post-doctoral qui me fut présenté. Je sentais une gêne. En fait, ce chercheur avait été convié à poursuivre le travail que j’avais initié sur la modélisation des réseaux métaboliques, en collaboration avec le stagiaire de maîtrise, devenu étudiant de DEA. Paul C*** ne put éviter, pour des raisons morales, de m’associer à cette activité dont j’étais après tout l’initiateur.
Je prenais l’affaire en main et sympathisait rapidement avec le nouvel arrivant. Nous nous entendions sur le plan intellectuel. Je lui expliquais la partie théorique. Il était prêt à foncer. Le calculateur Unix se trouvait au sous-sol. Son utilisation était sous la responsabilité d’un technicien. Mon collaborateur me signala un jour qu’il avait des difficultés pour prendre possession de l’Unix. Puis il vint me trouver une autre fois au troisième étage pour m’informer de mots qu’il avait eu avec le responsable de l’informatique, et que dans ces conditions, il ne pouvait rester. Je n’ai jamais rien compris à cette histoire. J’imaginais mal qu’un simple exécutant se soit comporté de la sorte sans avoir reçu l’aval de Paul C*** Si tel était le cas, pourquoi aurait-il agit ainsi ? Le chercheur post-doctoral me semblait pourtant à la hauteur. Je ne saurais jamais si ce n’était pas un acte de sabotage délibéré visant à m’éloigner de ces travaux pour un recentrage sur la spectrométrie de masse.
L’hiver s’approchait lentement. Je m’acquittais avec professionnalisme et je dois dire un certain plaisir aux activités d’enseignements de la pharmacie. La partie recherche était pesante. Je dialoguais avec le spectromètre de masse par l’intermédiaire d’un clavier et d’un écran parsemé de voyants lumineux et de chiffres. On aurait dit le poste de pilotage d’un avion de chasse. J’introduisait les échantillons et attendais les quelques trente minutes pour que le spectre apparaisse. Pendant ce temps, je ne renonçais pas aux recherches théoriques et étudiais quelques articles, histoire de ne pas perdre ma journée à faire le zombie derrière cette machine infernale.
Je sentais venir quelques idées tirées des réflexions sur les réseaux. Un système vivant doit dans une première étape être représenté comme un réseaux d’éléments en interaction. Ces éléments sont classés selon leur similitude, avec un archétype choisi comme symbole de la classe. Ici, je rejoignais la thèse de Ken Wilber sur la classification des plans de conscience avec leurs structures profondes. Ensuite j’introduisais la dynamique de Lupasco. Hypothèse d’un couplage dynamique entre éléments qui alternativement, oscillent entre un état actuel et un état potentiel. Puis, géométrisation pour définir des propagations d’ondes d’actualisation et d’ondes de potentialisation. Je visualisais le système à partir de ces mouvements, puis essayais de penser comment le couplage d’un tel système s’effectue avec l’environnement. Et tout d’un coup, un premier flash associait dans mon esprit deux idées. D’une part la vision d’ondes venant au niveau d’une surface à la rencontre des ondes adverses, et d’autre part une hypothèse formulée par le physicien Stapp, selon lequel la conscience est faite de processus analogues à une réduction du vecteur d’état quantique lors d’une mesure. La thèse de Stapp avait été exposée dans la revue Troisième millénaire, digne héritière de la revue Planète des années 1960. D’autres idées se sont greffées à la représentation que je construisais. Je voyais la nécessité de centres organisateurs pour rendre compte de la topologie du système et de sa clôture organisationnelle, embrayant ainsi avec la thèse incontournable de l’autonomie formalisée par Francisco Varela. Curieux sentiment en voyant se construire ce château d’idées. Je vivais le frisson de la découverte originale, celle qui permet une avancée dans la compréhension des choses.
Je décidais de d’écrire puis dactylographier ces découvertes consignées sur un cahier et prenais position sur le Mac mis à la disposition du groupe. J’avais quelques difficultés et ne connaissais pas encore les rudiments de l’engin si bien que mon texte était enregistré sous la référence onde, sans être placé dans un dossier, restant accessible à n’importe quel utilisateur. Je ne doutais de rien. Pourtant, un rappel à l’ordre fut envoyé par Paul C*** lors d’une réunion du groupe. Il fit remarquer la présence du texte sur l’écran du Mac et connaissant son origine, en profita pour me montrer du doigt en présence des membres de l’équipe. Cela ressemblait à un rappel à l’ordre, comme si le fait de rédiger un texte théorique était un péché justifiant que son auteur demande pardon à sa sainteté mandarinale offensée par un jeune chercheur remettant en cause la soumission à l’expérimentalisme.
Mon attitude avait déclenché une sorte de réaction immunitaire. Dans un organisme, la réaction immunitaire se poursuit si les cellules ennemies montrent de plus en plus de virulence...
Nous entrions dans l’année 1990. Paul C*** m’interrogea sur la tournure que prenais mes travaux, en insistant sur le devenir du texte que je frappais sur le Mac. Je l’informais que je comptais le soumettre à René Thom. Il acquiesça, non sans préciser que l’activité principale devait être la spectrométrie de masse. Je lui confiais l’article achevé pour information, respectant ainsi les règles d’usage. Celui-ci portait ma seule signature, avec quelques points de suspensions suggérant une invitation à cosigner, ce dont il se garda bien. Puis un courrier fut adressé à René Thom. Je me recommandais de Jean-Pierre M***, un confrère féru de biologie théorique et par ailleurs vice-Président de la société ayant en charge cette spécialité tant décriée.
J’appréhendais le verdict d’une sommité scientifique de cette stature, qui de plus était un homme dont j’admirais le courage et le franc-parler. Un scientifique au parcours sans faute qui a su au bon moment bifurquer vers la philosophie naturelle pour donner un coup de main à une communauté scientifique en panne de perspectives théoriques. Thom ne se gênait pas pour critiquer la frénésie expérimentale et le manque de soutien institutionnel pour des activités plus intellectuelles.
Par un coup du destin, je reçu la réponse dans un délai bref, bien trop rapide compte-tenu de l’emploi du temps d’un personnage extrêmement sollicité par son activité mais aussi par les journalistes et les philosophes...Au lieu des trois mois de délai habituel, l’inconnu que j’étais recevait une réponse deux semaines après l’envoi du projet d’article. Revenant d’une séance de travaux pratiques, je découvrais le courrier de Thom en fin de matinée. L’enveloppe avait été ouverte puis refermée. Ce détail semblait sans importance. Il nous arrive à tous de vérifier le contenu d’une enveloppe juste avant de la poster. En ce cas, on l’ouvre puis on la referme telle quelle, avec si nécessaire un bout de ruban adhésif. Je ne saurais jamais si une main indélicate, voyant l’intitulé de l’enveloppe et le nom de Thom, n’avait pas jeté un oeil indiscret sur son contenu. L’important fut de constater l’appréciation très positive de Thom. J’étais soulagé et surpris par le ton élogieux jugeant mon texte bourré d’idées et surtout d’une qualité au-dessus de bien des articles de la revue internationale de systémique. Thom me conseilla de l’envoyer directement à un membre du comité de lecture connu pour l’élaboration de la systémique ago-antagoniste. C’était dans la logique des choses puisque j’étais parti de Lupasco que Thom n’appréciait guère. En fait, la qualité de ce travail reposait sur un paradigme présenté après une propédeutique générale. Une fois la thèse du paradigme ondulatoire exposée, j’illustrait sa validité avec une masse imposante de données, allant de l’interaction moléculaire jusqu’au développement de l’embryon. Je pouvais enfin mettre le turbo et contribuer à la naissance d’un nouveau paradigme. Le modèle semblait suffisamment universel pour que Thom dise qu’il offre pour une bonne part, une description complète des systèmes vivants, tout en faisant remarquer que la biologie a fichtrement besoin de ce genre d’idées !
Nous approchions de l’examen de la titularisation. J’étais un peu soulagé et conforté par cette appréciation plutôt élogieuse, confirmant un travail consistant, d’autant plus que mon juge est connu tant pour sa rigueur intellectuelle que pour son franc-parler, n’hésitant pas à démolir un travail si celui-ci est fantaisiste. Publier un article dans la Revue internationale de systémique devenait ainsi un rêve accessible, tout aussi important qu’une publication dans Nature pour les scientifiques de laboratoire.
Nouvelle confrontation avec Paul C***, sur un ton plus solennel que d’habitude. Bien que conforté par l’appui de Thom, je savais bien que mon attitude relevait presque d’une faute professionnelle, selon les règles d’usage dans ce milieu. C’est pourtant un acte qui, s’il n’est pas vraiment héroïque, n’en n’est pas moins éthique, conforme à une interprétation exigeante d’un article du Journal officiel stipulant que l’enseignant-chercheur doit participer à l’avancement de la science. Il m’est arrivé, lors d’une conversation avec le second du groupe, d’énoncer une des phrases assassines dont j’ai le secret : “le chercheur doit participer à l’avancement de la science mais dans les faits, c’est la science qui participe à l’avancement du chercheur”. Celui-ci, un peu outré, me rétorqua : “va dire ça à Paul, tu verras ce qu’il en pense”. Je compris que Paul C***, que l’on m’avait décrit comme un individu ouvert au idées neuves, n’était qu’un de ces exemplaires lorgnant vers les hautes positions en échange d’un savoir-faire technique, d’une habileté à diriger un groupe, et d’une intelligence rationnelle parfaitement adaptée au dispositif de la science.
Celui-ci m’interrogea sur ce que je comptais décider pour l’avenir. Je n’étais pas en position de force et redoutais le passage du dossier devant la commission de spécialistes. Je ne pouvais tricher et reconnaître que mes travaux de systémique n’étaient qu’une passade, une erreur de jeunesse, un simple égarement et que j’allais dans un élan rédempteur m’investir à fond dans la spectrométrie de masse. Paul C*** n’était pas dupe et m’invita avec persuasion d’avouer mes penchants pour la biologie théorique. Il ne m’en voulait pas du tout et semblait se défaire d’un individu dont les activités risquaient de nuire à l’image du groupe.
Quelque temps plus tard, Paul C*** me donnait une copie de son appréciation envoyé à l’intention du Président de la commission de spécialiste de pharmacie. Sur ce plan, rien à redire, transparence, franchise...Sur le fond, rien à signaler. Je m’attendais à pire. Paul C*** résumait avec une honnêteté incontestable mes activités de recherche, celles portant sur les réseaux métaboliques, puis celles effectuées en spectrométrie de masse et enfin, l’initiative prise en biologie théorique. Sa conclusion était en apparence sans ambiguïté puisqu’il soulignait mes capacités intellectuelles pour réaliser des travaux théoriques, mais sans son aval administratif, suggérant alors que je trouve un autre laboratoire d’accueil, tout en donnant un avis favorable à la titularisation.
Cette note de travers me plongea dans une perplexité, doublée d’une inquiétude. Je me sentais sur un fil, prêt à chuter de la corde. Il me fallait trouver un point d’appui. Je pris rendez-vous avec le Président de la commission pour expliquer mon cas, et l’informer que j’avais plusieurs possibilités pour effectuer mes recherches, évoquant pour la forme l’équipe de RMN, celle du Directeur de l’institut, et surtout celle de Jean-Pierre M***, qui semblait toute indiquée en raison de la position de l’intéressé comme vice-Président de la société de biologie théorique alors présidée par Thom.
Le verdict tombait. Malgré l’appui supplémentaire de mes collègues enseignants, je n’étais pas titularisé sous prétexte que j’orientais mes recherches vers la biologie théorique. La commission était favorable à une titularisation, mais pas comme Maître de conférences en physiologie. Le document officiel fait pourtant état des suggestions apportées à l’attention du Président, mais aussi d’une conversation supplémentaire entre celui-ci et Paul C*** faisant état de son refus catégorique face à un maintien comme chercheur dans son équipe. Une fois de plus, le coup du destin frappait car le vote mentionnait cinq oui, quatre non et quatre bulletins blancs. J’étais donc titularisé selon les règles d’une consultation démocratique, mais pas selon les règles de l’administration qui additionne aux votes négatifs les bulletins blancs, faisant de ceux-ci des suffrages exprimés !
J’étais sonné, m’activais, reprenais contact avec Jean-Pierre M*** qui déplorait l’ampleur des dégâts. Il avait une sympathie à mon égard car lui-même avait eu sa carrière retardée sous prétexte de travaux effectués en biologie théorique. D’ailleurs, certains à l’institut se moquaient de ses spéculations sur le contrôle métabolique. Je me battais pour tenter de redresser la situation lors de l’examen du CEVU, en produisant un document à l’attention de chacun de ses membres où j’exposais mes travaux et projets. Jean-Pierre M*** envoyait une missive au Président*** pour lui témoigner sa volonté de m’accueillir dans son groupe, qui d’ailleurs m’avait accepté et convié à un buffet champêtre. Mes collègues enseignants mirent leur contribution en envoyant au membres du CEVU, Présidant inclus, un soutien sans réserves. Rien n’y fit. Exclu de l’Université pour une tentatives de théorisation du vivant. Sans aucune faute professionnelle, avec deux avis favorables ainsi qu’une appréciation élogieuse de Thom dont fait état le Président*** dans son compte-rendu du CEVU.
DÉVOILEMENTS ET COMMENTAIRES
Au cours des deux mois qui suivirent, plusieurs faits doivent être signalés pour achever le dernier acte de cette comédie et faire tomber le rideau avant le lever du prochain.
Le lendemain de la décision des spécialistes, je me rendais à vélo pour assurer un enseignement, contournais la place de la victoire et croisait une jeune Professeur de droit pharmaceutique que je connaissais un peu. Celle-ci avait siégé lors de cette séance mémorable et me confiait en toute amitié que si j’avais été licencié, c’est parce que j’étais trop intelligent pour rester dans cette université. J’aurais pu alors mentionner la thèse de Schopenhauer : “la devise des médiocres : si vous excellez quelque part, allez exceller ailleurs”.
Juste après le vote du CEVU, je croisais sa vice-Présidente qui m’informa de l’attitude négative du Président*** lors de la séance consacrée à mon cas. Je l’informai de mon prochain rendez-vous avec celui-ci. Elle fut tout d’un coup effrayée et me demanda expressément de ne pas faire allusion aux informations qu’elle venait de me confier. Je veux dormir tranquille me disait-elle. Bien sûr, c’est-ça, et moi, ai-je la possibilité d’être en paix après avoir perdu mon job ? Je ne condamne pas cette pauvre fille qui illustre de quelle manière un système finit par produire tant de bassesse, de lâcheté, d’ignorance. Ce petit détail en dit long sur l’atmosphère despotique sous le règne du Président***. Despotisme éclairé qui convient parfaitement à un monde fait de soumission et d’autorité. C’est ainsi que j’interprète le soutien inexistant dont on fait preuve mes confrères. Comme le disait cette vice-Présidente du CEVU : “ton cas n’intéresse personne”. La seule attitude digne fut le soutien de ma collègue de physiologie Anne T. qui n’hésita pas à contacter un député parmi ses connaissances.
J’ai su également qu’un des Professeurs nouvellement nommé à Bordeaux et présent lors de la commission avait suggéré une psychanalyse à l’attention de mon cas personnel. C’est sûr ! L’atypique est un anormal...Autant envoyer sur le divan tous les allumés de la science, et Einstein le premier qui, aussitôt nommé à l’université de Zurich, déplorait auprès de son ami Besso la présence d’individus serviles et lâches.
Juste après avoir pris connaissance de mon licenciement, je rencontrais le Président*** pour qu’il m’arrange un rendez-vous avec les services du Ministère. Rien à faire. C’était hors de question. J’ai noté le peu d’empressement des syndicats à me défendre. J’ai bien essayé de faire intervenir un responsable national. Il n’a rien pu faire et me confiait que j’avais commis une faute inadmissible en prenant des initiatives scientifiques et montrant des compétences en biologie théorique. Il m’informait qu’il avait pu rattraper un licenciement à Grenoble. Mais c’était un repêchage in extremis pour une Maître de conférences stagiaire qui avait séché plusieurs cours, ce qui constituait effectivement une faute professionnelle. Ainsi, dans la hiérarchie des fautes, l’université considère comme une faute suprême l’attitude frondeuse d’un stagiaire qui ose prendre des risques, des initiatives pour innover, motivé par sa conscience de chercheur. Et de plus, notre stagiaire aggrave son cas en faisant reconnaître ses capacités par une sommité de la biologie théorique.
En résumé, le contribuable doit savoir qu’il finance un système où sont exclus ceux qui marquent la volonté d’innover. Quand elle ne peut les exclure, elle se charge de les isoler. Notre contribuable finance un système où en fin de compte, on est indulgent vis-à-vis des tricheries. Cela paraît inouï et pourtant c’est bien que Paul C*** me confiait après le verdict final : “on t’as mis à la porte parce que tu n’a pas voulu tricher”. Jean-Pierre M*** confirmait cette idée, non sans témoigner une sympathie à mon égard. Sur un ton désabusé, il affirmait que s’il n’y avait pas eu cet article loué par Thom, je serais encore en place.
Je passe sous silence l’attitude franchement minable des membres de l’équipe de RMN. Points de détails. Quand un système désigne un individu, la meute aboie...surtout les étudiants de la génération 86, auxquels s’ajoute la voix du fidèle second, chercheur quadragénaire frustré d’être encore chargé de recherche, alors qu’il déploie force énergie pour figurer dans le monde des gens reconnus, standing, association, politique, conseil d’administration, conseil municipal... Il fait partie de ces chercheurs soit médiocres, soit un peu artistes, ayant passé plusieurs années sans publier quoi que ce soit. Il était frustré et voulait jouer au petit chef secondant Paul C***, mais on devinait que la RMN ne l’intéressait guère sauf au tout début. L’intéressé se reconnaîtra...
Il est certainement plus utile de revenir sur des aspects scientifiques. Trois ans plus tard, j’allais apprendre le triste sort de la thésarde qui étudiait par spectrométrie de masse le métabolisme chez les sportifs. Son travail de thèse n’allait pas passer la barre des rapporteurs, ceux-ci jugeant que les résultats expérimentaux étaient loin d’être significatifs. C’est exactement ce que je signalais dans un coin du rapport d’activité scientifique présenté aux membres du CEVU. Des centaines milliers de francs engloutis dans un projet sans intérêt, trois ans de perdu pour cette pauvre étudiante qui louait ses maîtres...Après tout, ce n’est qu’une paille, pas grand chose par rapport à tous les gaspillages dénoncés par la cours des comptes, les affaires mafieuses en tous genres, comme le trou du Crédit lyonnais.
Aucun acte délictueux ne fut commis à l’université. Cela fait partie du compte pertes et profit dû au caractère aléatoire du travail scientifique qui, contrairement à l’idée qu’on s’en fait, n’est pas aussi facile que la superbe des sommités médiatisées ne le laisserait croire. Pas plus délictueux furent les crédits demandés par Paul C*** auprès de l’ARC et de la Ligue pour des travaux assez éloignés de la recherche sur le cancer. Si vous voyiez les spectres obtenus sur les cellules gliales, vous ne parviendriez sans doute pas à distinguer les signaux de la friture. Sans doute des progrès ont-il été réalisés depuis, notamment avec la méthode des ondelettes. Mais quid du projet, de son artificialité ? Juste pour faire bosser une étudiante, recueillir quelques subsides pour nourrir la RMN avide d’hélium liquide, acheter quelques matériels superflus comme cet incubateur qui une fois livré, resta plus d’un an dans son emballage... Car le seigneur des lieux n’aime pas partager, pas plus que les anciens patrons du quatrième qui avaient reçu des subsides bien plus importants. On racontait aussi qu’à la faculté de pharmacie, quatre spectromètres infrarouge avaient été achetés parce que chacun voulait avoir le sien...Bref, si une entreprise était gérée comme la recherche, c’est-à-dire en prenant en compte les caprices individuels, elle serait rapidement en difficulté....quoique, à ce qu’on dit, il y aussi du gaspillage dans les entreprises...et puis quoi, ce n’est pas bien grave, le système se régule, on économise ailleurs...plan de licenciement, ou bien pénurie de postes de chercheurs...
Vous devez trouver que cela ressemble à un règlement de compte, à un discours contaminé par le ressentiment. C’est vrai que ce n’est pas très élégant, comme dirait Nietzsche qui le condamnait par son idéalisme mais y sacrifiait lorsqu’il eut affaire au monde réel...une ange prénommée Lou, une stupide histoire de coeur et un rival encombrant, un certain Paul promis à un règlement de compte sous forme de quelques balles d’un bon calibre...
Bon, vous vous dites que je devrais arrêter cette minable plaidoirie, que les faits dénoncés sont communs, ordinaires, bien anodins, dévoilant des caractères humains que l’on connaissait depuis longtemps, pour peu que l’on jette un oeil sur les propos d’un Rousseau. Finalement, vous en avez marre d’entendre les complaintes d’un chercheur aigri, et il est temps de mettre un terme à cette comédie, de baisser le rideau.
La messe a été dite...Elle vous a scindé en deux groupes, ceux qui sont respectueux de la hiérarchie, de l’ordre établi, de l’expertise scientifique, ceux qui croient que les responsables sont les plus compétents parce que justement ils ont agi professionnellement pour parvenir à ces positions, qui croient dans les mandarins comme d’autres en leur temps faisaient confiance aux prêtres de l’Église. Et puis il y a ceux qui sont idéalistes, plus exigeants sur les fins, l’éthique, la créativité, la singularité, le gai savoir. Ceux-là seront sans doute consternés d’apprendre l’éjection d’un chercheur plein d’idées, victime d’un système dans lequel ceux qui décident sont des spécialistes ignorants, d’habiles techniciens et technocrates, peu enclins à regarder leurs impairs, leurs incompétences...Si vous êtes idéalistes, vous devriez noter tout ceci et exiger un changement profond des institutions de recherches, mais vous savez que, vu le faible nombre que vous représentez, et donc le faible poids politique, vu la culture de masse qui règne, vu le déclin de l’esprit de rébellion, vu la croyance du peuple en ses chercheurs...rien ne changera à moyen terme.
Je me rappelle de Claude P***, ce grand ponte de Villejuif devenu entre-temps Directeur du secteur des sciences de la vie au CNRS. Il distinguait intelligemment deux catégories de chercheurs, les tueurs à gage et les artistes. Les premiers sont les plus performants, rapides, experts, capables d’abattre des tâches bien délimitées avec célérité. Les deuxièmes sont originaux, créatifs, ils inventent des idées que les autres ne voient pas. Mais au fait...personne n’a jamais dit que les tueurs doivent exécuter les artistes...
Le funambule est sur la scène, après avoir été poussé dans le vide. Le funambule n’est pas heureux, il n’aime pas perdre lorsque la partie est truquée. Le funambule rêve de remonter sur un fil et de poursuivre sa trajectoire dont il fixe à ce moment le point d’arrivée de manière approximative, dans un quelconque laboratoire de recherche ou université dans lequel il sera accueilli pour ce qu’il sait faire ou plutôt ce qu’il va apprendre à faire, la recherche en systémique...Le rideau tombe. Quelques rares spectateurs applaudissent l’artiste pour un rappel. Le rideau se lève pour donner le spectacle d’une corde encore frémissante, tendue entre deux potences... Le funambule n’est plus là, il a quitté la scène pour jouer une autre partie...
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