Une promotion du journalisme aux yeux de certains
Paris-Match.com du 6 décembre 2009 l’a tout de suite trompeté dans son titre avant même le nouveau statut de la demoiselle, relégué au second rang, « Malika Ménard apprentie-journaliste et Miss France » ! Tout émoustillé, le magazine n’a pu s’empêcher de le répéter dans le chapeau qu’elle « (rêvait) de devenir journaliste ». Il y est revenu encore dans l’article : à l’en croire, il faudrait voir dans ce choix le « signe que l’on peut avoir une tête bien faite et un corps de rêve ». Il ne lui vient même pas à l’idée qu’on peut aujourd’hui se demander à quelle fonction respective correspond l’une et l’autre qualité. La "tête bien faite" désigne-t-elle obligatoirement "un journaliste" ? Vu ce qu’on voit, l’inverse n’est-il pas possible ? Paris-Match, dans cette promotion malheureuse du journalisme, n’en offre-t-il pas l’exemple affligeant ?
L’Express.fr, le même jour, n’a pas manqué non plus de relever l’édifiante nouvelle : « Etudiante en troisième année de droit, lit-on, Malika Ménard projette d’étudier, après son expérience de Miss, dans une école de journalisme : "L’expérience que je vais vivre va me permettre d’en savoir davantage sur le métier que je rêve d’exercer", a dit Miss Normandie sous les flash des photographes. »
Ne tient-on pas déjà - hélas ! - les prémices d’une catastrophe annoncée ?
À l’école de l’information donnée
Quel enseignement la malheureuse demoiselle Ménard pourra-t-elle donc, comme elle le croit, tirer de son expérience de Miss pour en savoir davantage sur le métier de journaliste ? On voit tout de suite quelle représentation illusoire de l’information se fait la jeune femme. Son statut de Miss va sans doute l’amener à rencontrer sans cesse la gent journalistique collée à ses basques, et même peut-être parfois à devoir la fuir. De quels journalistes s’agira-t-il, sinon de journalistes accrédités qui ont vocation à recueillir dévotement l’information donnée livrée à leur gré par les personnalités qu’ils accompagnent ? Cette information-là est la moins fiable qui soit, puisque nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire. Ça n’empêche pas cette catégorie de journalistes de jouer les porte-micro ou porte-plume dévoués auprès des grands puisque leur présence à leurs côtés dont ils tirent vanité, est à ce prix.
Tout au plus Miss France approchera-t-elle en pratique le leurre de l’information donnée déguisée en information extorquée : avec son accord, des photos d’elle pourront être, par exemple, prises de loin ou des instantanés de près seront flous ou mal cadrés pour faire croire aux gogos à la fiabilité de ces clichés portant les stigmates d’une saisie contre son gré et/ou à son insu.
À l’école de l’information indifférente
De surcroît, dans le domaine du non-sens et de la frivolité qui est celui des concours de beauté, cette information donnée appartiendra le plus souvent à la variété connexe de l’information indifférente. C’est celle qui inonde antennes et colonnes de journaux parce qu’elle ne heurte les intérêts de personne, mais qui n’en sert pas moins ceux de beaucoup, comme les stars ou les mondains auxquels appartiennent justement les Miss. L’information indifférente en fait, sans le dire, en effet, gratuitement la publicité en les érigeant en modèles pour la masse inculte.
Envahissante, elle chasse l’information extorquée évidemment, obtenue à l’insu et/ou contre le gré de l’émetteur. La Miss apprentie journaliste ne pourra donc pas avoir idée de cette autre variété d’information, la plus intéressante pourtant. Elle ne soupçonnera pas non plus que l’information indifférente, par l’hégémonie qu’on lui accorde, permet, en outre d’exercer une censure discrète, puisqu’elle ne laisse aucune place aux autres informations qu’on peut appeler stratégiques. Or information donnée et information indifférente sont celles mêmes qui ont contribué au discrédit de la profession de journaliste.
Les sirènes du journalisme où le médium est le message
Au surplus, l’image que Mlle Ménard paraît avoir de ce métier est aussi celle qui paradoxalement ajoute à son discrédit. Si elle cède aux sirènes du journalisme, c’est qu’elle n’est pas aveugle, la Miss ! Elle a pu voir que trônaient sur les écrans de télévision des poupées-sirènes choisies sur critères esthétiques, comme les hôtesses de l’air au temps où l’aviation civile suscitait encore de l’inquiétude : les assurances données par une jolie fille dans les turbulences rassérénaient les passagers enchantés par leur grâce. On a déjà eu l’occasion de souligner cette dérive du journalisme de télévision (1). Mlle Ménard est donc fondée à croire qu’elle peut y prendre toute sa place : Miss France n’est-elle pas la meilleure école de poupées-sirènes pour passer devant quelques rivales qui ne pourront concurrencer sa grâce ?
Ce n’est pas par hasard que ces sirènes (hommes et femmes) soient choisies pour raconter les nouvelles du monde à leur façon. Elles sont à elles-seules des leurres d’appel sexuel qui n’ont pas leur pareil pour capter l’attention et surtout la retenir en captivant le téléspectateur au point de le scotcher à son écran, quand il cède au réflexe inné d’identification. Et la fonction de ces sirènes ne se limite pas à cette capture. Elle vise aussi, dans un second temps, à sidérer le téléspectateur au point de rétrécir son champ de perception à une fascination à la fois visuelle et auditive qui le rende insensible au contenu intelligible des paroles. Peu importe, a-t-on souvent répété, les balivernes que peuvent débiter une jolie fille ou un beau garçon : sous l’empire de leur grâce, elles ne sont plus perçues. Tel est un des sens du paradoxe de Mac-Luhan, « Le médium est le message » : fait pour diffuser l’information ou la recevoir, le médium qu’est une jolie fille ou un beau garçon devient à lui tout seul l’unique message que reçoivent ceux qu’ils captivent, quelles que soient les paroles qu’ils prononcent.
Les journalistes ont-ils donc tant de raisons de se réjouir, comme le fait Paris-Match, de compter bientôt Miss France 2010 parmi eux ? C’est selon… Quand on a de l’information la vision du pêcheur, on peut s’en féliciter : une jolie fille est un beau leurre d’appel sexuel auquel personne ne résiste en général. Mais selon le point de vue du poisson, la présence d’une ancienne Miss France comme présentatrice de journal télévisée devrait inciter à une vigilance redoublée pour ne pas se laisser prendre au leurre. Jadis, Ulysse, selon « L’Odyssée », en a donné l’exemple : il a su résister, du côté de Capri, au chant envoûtant des sirènes. Mais il en a pris les moyens : car, curieux de l’entendre tout de même, il s’est fait solidement attaché au mât de son navire et a enjoint à ses matelots, avant de leur boucher les oreilles à la cire, de ne surtout pas lui obéir s’il en venait à les supplier de le libérer (2) (voir tableau ci-dessous). Est-on capable de l’imiter ? Voir et écouter volontiers, se laisser même enchanter mais ne surtout pas croire sur parole ni sur image !
Paul Villach
(1) Paul Villach, « Laurent Ruquier aux pieds d’Érika Moulet : ces deux abîmes où sombre l’information télévisée », AgoraVox, 16 avril 2009.
(2) Herbert James Draper - "Ulysse et les Sirènes" (1909), Kingston Upon Hull, Ferens Art Gallery