Noël et la mort des misérables : Hommage à Vicky, dandy SDF
J’ai longtemps hésité. Je ne voulais pas en parler, par pudeur, par discrétion, par simple respect envers certaines morts : les plus humbles et dramatiques, malgré leur indéfectible dignité et même s’il n’est jamais, en soi, de mort ordinaire, surtout pas les plus invisibles aux yeux du commun, paradoxalement, des mortels.
Mais c’est cette ultime et magnifique phrase - « le dandy du XXIe siècle est un SDF agenouillé devant une église désaffectée » -, contenue dans la très belle et si juste critique que Frédéric Beigbeder vient de me faire l’honneur de consacrer, dans « Le Figaro Magazine » de ce 23 décembre 2011, à mon dernier livre, « Le Dandysme – La création de soi », qui m’a finalement convaincu d’écrire ces quelques mots, qui ne correspondent qu’à la stricte réalité, en guise d’hommage à un SDF qui vient, en effet, de mourir, dans l’anonymat le plus complet et la solitude la plus noire, à quelques centaines de mètres, à peine, de chez moi.
Cela s’est passé dans la nuit du 24 au 25 décembre, ce dernier Noël, au milieu du bois se trouvant en face de ma maison. Je ne connaissais pas cet homme. Je ne l’avais même jamais vu. De lui, je ne savais que son nom ou, plutôt, son surnom, Vicky : c’est ainsi que l’appelaient affectueusement les autres sans-abri du coin.
Vicky, la quarantaine bien consumée à force d’avoir consommé drogues (qu’il avait par ailleurs arrêtées), alcool et cigarettes, vivait dans ce bois, depuis plusieurs semaines, sous une tente glaciale et humide, trouée à certains endroits, qu’il avait pris soin de placer au milieu des fourrés pour mieux se cacher des regards indiscrets, des passants hostiles ou des jugements inquisiteurs. Ma femme, âme particulièrement charitable envers les plus démunis, lui apportait parfois quelque repas chaud, et l’y croisait souvent, entamant alors avec lui une amicale conversation, au détour de ses promenades matinales et quotidiennes avec nos chiens.
Cette elle, cette femme chaleureuse et bienveillante qui a déjà recueilli chez nous le plus fragile (Zazou : âgé de vingt-deux ans seulement) de ces SDF, qui, ce 25 décembre, jour de Noël donc, a découvert, peu avant midi, le corps inanimé de Vicky. Elle ne savait pas, à ce moment-là, s’il était mort ou victime d’un malaise. Elle n’avait pas encore vu son visage. Elle n’apercevait que son dos. Vicky était comme agenouillé, presque à quatre pattes, à l’extérieur de sa tente, mais comme s’il y entrait, avec la face piquant vers le sol.
Elle l’a appelé, sans réponse : un silence lugubre que seul le croassement des corbeaux, mêlé au sifflement de la bise, déchirait, lancinant, de temps à autre. Lorsqu’elle s’en est approchée et l’a légèrement touché de la main, elle a senti le bas de son dos, à demi-nu, gelé. Accourue alors à la maison pour prévenir les secours, elle m’a ensuite emmené, flanquée des ambulanciers et de la police, sur les lieux du drame.
C’est là, parmi les flaques d’eau et les monticules de boue, que j’ai vu, pour la première fois, ce Vicky dont elle m’avait quelquefois parlé en des termes si aimables. Un spectacle douloureusement macabre, insupportable de désolation et révoltant d’injustice : son visage, que je distinguais mal, ainsi planté vers le sol, était déjà bleuâtre, virant sur le mauve, presque noir, cyanosé. Vicky, agenouillé à l’entrée de sa tente, comme prosterné devant sa propre misère plus encore que devant le ciel désespérément vide, était effectivement mort. Le jargon de la médecine légale nomme cette attitude des défunts « la position du prieur » : comble, en cet emblématique cas, du paradoxe !
Ma gorge se noua. Mon cœur se serra. Mes yeux s’embuèrent. J’ai rarement vu, dans ma vie, pareille détresse. Que ne l’ai-je aidé, me suis-je alors dit en un silence coupable, comme j’ai pu parfois venir en aide, jusqu’à l’accueillir chez moi, l’inviter à ma table, lui faire prendre un bain chaud et le présenter à mes proches, le jeune Zazou, un autre de ces trop nombreux déshérités de l’existence ?
Trop tard : Vicky, déjà figé en son éternel hiver, n’attendait plus, pour compléter son indigence et parfaire son destin, que la fosse commune, cette sépulture des miséreux, des laisser pour compte, des oubliés de cette moderne mais si laide, en son égoïsme forcené, société de consommation. De sa petite radio à piles, encore allumée, retentissait une chanson, particulièrement de circonstance : « Je suis né dans la rue », de Johnny Hallyday. Puis ce fut le tour de Céline Dion, sur des paroles de Jean-Jacques Goldmann : « Pour que tu m’aimes encore ». Cruelle ironie du sort lorsqu’il n’y a plus personne, au contraire, pour vous aimer, pas même la nuit, sainte entre toutes, de Noël !
Il était à cet instant-là, très exactement, midi : l’heure à laquelle le pape, engoncé dans l’épaisseur de ses ors et ployant sous une indécente richesse, donnait, autre ironie du sort, sa bénédiction « urbi et orbi », avec, à la clé, l’ « indulgence plénière » pour les « péchés » du monde. J’eus honte pour lui, et, peut-être plus encore, pour Dieu lui-même (à supposer qu’il existât, tant, face à de semblables abominations, il ne serait que légitime, pour les humains de notre basse condition, d’en douter).
Puis, quelques moments après, arriva le médecin-légiste, qui constata, à l’auscultation du cadavre, que Vicky était décédé de mort naturelle, « usé par la vie » selon ses propres mots, douze heures auparavant : sous les douze coups de minuit, lorsque les clochers des environs annonçaient, précisément, la Noël !
Oui : Vicky, à l’heure même où les nantis des alentours se gavaient de foie gras, ingurgitaient des dizaines d’huîtres et avalaient quantité de champagne en leurs luxueuses villas, agonisait seul dans son bois, abandonné de tous, dans l’indifférence générale, sans toit ni famille, sans même quelque ami d’infortune, dans le noir et le froid, sous le vent et la pluie, avec la dérisoire flamme d’une mince bougie pour l’éclairer et le réchauffer à la fois. Les branches des arbres étaient trop détrempées, en ces jours de tempête, pour même faire du feu. Quant à son unique compagnon, un petit chien portant le très « beckettien » nom de Sam, il venait, par pitié pour cet animal qu’il adorait par-dessus tout, de le confier à des gens qui vivaient au chaud et pouvaient le nourrir : même Sam, aussi absurde cela puisse-t-il paraître, avait un sort plus enviable que celui de Vicky, son maître à jamais perdu !
Certes, les splendides et émouvantes paroles qu’écrivit cet autre maudit de Baudelaire, dans un poème intitulé « La Mort des Pauvres », me revinrent-elles alors en mémoire : « C’est la mort qui console, hélas ! et qui fait vivre. C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir. Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre. Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir ». Mais non, pourtant : Vicky, comme tout être humain, ne méritait pas pareille mort, aussi injuste, cruelle et solitaire !
Une consolation, si ténue fût-elle, cependant : quelle digne et fière mort, sans plainte ni reproches, sans rien dire ni demander, stoïque, que celle de Vicky le SDF, ce « dandy agenouillé devant une église désaffectée », pour reprendre l’admirable formule de Frédéric Beigbeder, qui s’ignorait.
Beigbeder, en ce même texte, intitulé « urgence du dandysme », a par ailleurs une autre très belle et juste sentence pour dire sa compassion, sinon sa paradoxale proximité, envers ces sublimes, quasi héroïques, damnés de la terre, fussent-ils dandys ou clochards : « Le monde est ruiné, OK, mais il est possible que cette ruine soit notre dernière chance. Après tout, le beau Brummell a fini fauché et Oscar Wilde est mort clochardisé au 13 rue des Beaux-Arts. Nous finirons tous en loques et couverts de dettes. »
Quant à cette si humaine et généreuse déchéance, qui mieux que Wilde, effectivement, a su, lui qui naquit riche mais qui mourut pauvre, l’exprimer jusqu’en son tréfonds le plus secret ? De fait, « Les larmes d’autrui rempliront pour lui l’urne brisée de la Pitié. Car ses pleurs seront des réprouvés, et les réprouvés toujours pleurent » sont quelques-uns des plus beaux vers extraits de sa dernière œuvre, « La Ballade de la geôle de Reading », qu’il écrivit, peu de temps avant de s’éteindre, au sortir de prison, et qui fut publiée à titre posthume.
N’est-ce pas, du reste, encore Wilde qui, en son « De profundis », cette longue confession épistolaire qu’il adressa à son jeune amant d’antan, fit de la figure de Jésus, de son dépouillement comme de sa singularité, de son anticonformisme comme de sa marginalité, le premier des grands poètes romantiques, eux-mêmes précurseurs, justement, des grands dandys historiques ?
Davantage : c’est à ce Christ même, né sur la paille d’une étable, que Vicky, dans la modestie de sa vie comme dans la grandeur de sa mort, ressembla, en vérité, ce jour de Noël.
Aussi, pour moi, sera-t-il désormais, par son unique exemple comme son indicible courage face à l’adversité, ce seul prince, roi des rois, devant lequel j’accepte, très volontiers et sans réserve, de m’incliner.
Car Vicky, inaccessible en ses hauteurs béantes, était grand : il appartenait, sans le savoir ni même le soupçonner, à la très rare race des seigneurs. Mieux : il était intrinsèquement paré, en sa pauvreté même, de l’impayable et superbe étoffe, en effet, des vrais dandys.
Paix, enfin, à son âme !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur de « Le dandysme – La création de soi » (François Bourin Editeur, « beau livre »).
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