Où sont les intellectuels ?
Avant même de se demander où ils sont, il faudrait s’interroger pour savoir non pas qui ils sont mais de quoi ils sont faits, ce qui les définit. Ce n’est pas un débat vain puisqu’à l’évidence, même si ici ou là on déplore leur moindre importance, voire leur effacement, leur rôle toujours questionné manifeste le souci de leur présence et l’angoisse de leur disparition. Parce que la société sans eux ne serait plus qu’une terre brûlée vide de sens.
Mais comment les reconnaître ? Il y a quelques semaines, à la suite de la parution du livre d’Alain Minc sur "Une histoire politique des intellectuels" (Le Point, Mediapart, Marianne 2), cette problématique a occupé les esprits et je me souviens notamment d’une critique nuancée de Max Gallo, dans Le Figaro. Tout en appréciant l’ouvrage et en rendant hommage à la capacité de synthèse de son auteur, Max Gallo soulignait que l’analyse était parfois légère, rapide et qu’en particulier Minc avait tendance à "voir des intellectuels partout", en mélangeant allégrement ces derniers avec les philosophes et les écrivains. J’avoue, depuis, avoir beaucoup pensé à la distinction qui pourrait être opérée et qu’elle est rien moins qu’évidente. Sans démagogie, je vais attendre, avec encore plus d’impatience que d’habitude, les commentaires qui viendront éclairer ma route.
D’abord, il me semble pertinent de ne pas confondre, même si le fait d’être un intellectuel renvoie banalement à une certaine aptitude au maniement des idées, les intellectuels avec les catégories proches mais d’une autre sorte. Les écrivains, notamment les romanciers dont Alain Minc a fait un grand usage, ne constituent pas naturellement des "intellectuels" dans la mesure où précisément le genre romanesque, pour être parfaitement réussi, a toujours exigé une distance par rapport à l’univers théorique. Marcel Proust, sur ce plan, m’est apparu comme un guide sûr lorsqu’il reprochait - mais avec l’empathie de la critique admirative - à Gérard de Nerval, pas un romancier à proprement parler, d’être encore "un peu trop intelligent". Cette observation est valable pour tant d’autres écrivains, et pour Proust lui-même, car elle met l’accent sur la qualité fondamentale de la fiction qui est l’imagination, quand le brassage d’idées et de concepts, souvent trop lourds et denses par rapport à l’enveloppe qui les enferme, s’oppose à la liberté et à l’imprévisibilité du roman. Ainsi, s’il n’est pas inexact de soutenir que dans telle ou telle oeuvre de fiction, un auteur peut apparaître plus "intellectuel" que romancier, c’est parce que le second a capitulé devant le premier ou n’est jamais parvenu à s’en libérer. Par exemple, Emile Zola qui, dans d’autres circonstances politiques de sa vie, assumera le rôle de l’intellectuel exemplaire, ou Jean-Paul Sartre qui s’est cru romancier mais en étant inapte à laisser l’intellectuel ou le philosophe à la porte. Cela ne fait pas forcément de mauvais livres mais empêche qu’ils soient à mon sens de grands romans. Ils font penser, je ne suis pas persuadé qu’ils fassent rêver ou dériver le lecteur.
Les philosophes, si on admet qu’il en existe encore, relèvent d’un monde où les concepts, les idées, les conceptions de vie, les visions de la société et de l’humain, l’interrogation du savoir constituent la part exclusive de la réflexion et n’ont pas d’autre finalité que d’aboutir à une lumière nécessaire au penseur avant éventuellement de favoriser la lucidité des autres, de son prochain. Cette autarcie n’interdit pas de publier mais je crois que cet acte de publication est moins gouverné par l’envie à toute force de faire connaître que par le souci d’éprouver ce qu’on a élaboré au feu d’autres pensées qui pourraient être contraires. A tort ou à raison je perçois le philosophe dans son essence comme une personne qui non seulement fuit le débat public parce qu’il serait vulgaire et superficiel mais n’est pas loin de considérer que s’y impliquer distingue le véritable philosophe du bateleur. Pour le premier il n’est de salut que dans une permanente confrontation avec soi quand le second n’éprouve que l’obsession de s’évader de soi pour rejoindre le tumulte des choses et "la lie" médiatique.
L’intellectuel - le terme datant de l’Affaire Dreyfus - peut être évidemment écrivain mais, au sens où je l’entends, ne viendra jamais sur les brisées du philosophe. La difficulté extrême pour correctement appréhender cet état est de tout faire pour se dégager de sa propre perception à partir d’admirations ou d’hostilités qui pèsent lourd.
Il ne suffit pas de caractériser l’intellectuel comme un agitateur d’idées qui, contrairement au philosophe, aurait besoin du débat public et n’aurait lui-même de légitimité que s’il parvenait, au moins de temps en temps, à l’enrichir. Ce serait tomber dans la facilité et en définitive ne rien exiger de l’intellectuel qui lui coûte un effort et lui impose une action parfois douloureuse sur lui-même. S’il y a à l’évidence, chez tout intellectuel authentique, la volonté de venir dans l’espace public parce qu’il est certain que sa parole va compter - il faut un sentiment d’orgueil qui convainc que sans vous le débat démocratique serait appauvri ! -, je sens également que cette implication n’aurait aucun sens si d’une part l’intellectuel était incapable d’écouter les voix multiples de l’humain et de la société, le discours du Pouvoir et celui qui s’y oppose et si d’autre part il n’y avait pas, dans ses mécanismes internes d’élaboration, dans l’instance qui le constitue juge de lui-même, une énergie forte pour se mettre en cause, pour se discuter, pour, en un mot, penser contre soi. L’idée c’est ce dont on débat. Il n’y a pas d’autre définition de l’idée, notamment par rapport à tant de notions proches mais chargées d’une subjectivité dangereuse comme par exemple la croyance, que cette faculté qui nous est donnée de la récuser ou de l’accepter parce que, tout simplement, elle appelle dialogue, antagonisme ou compromis. L’intellectuel, alors, se doit d’être beaucoup plus que le représentant ou le héraut d’une cause : celui qui au contraire recherche éperdument l’universel, en tentant d’abord de ne pas le faire vaciller sous les coups quotidiens du relatif puis en s’efforçant de convaincre la collectivité de sa validité concrète. L’intellectuel qui, même brillant, suit sa ligne sans dévier, enfermé dans des certitudes, pétri de valeurs, assuré de sa légitimité par principe - tolérant sauf, compréhensif à l’exception de, contre la haine mais, pour la liberté en général avec des réserves en particulier ! - appartient plus à la famille des idéologues, même ceux qui prêchent en permanence le totalitarisme du Bien, qu’à celle des intellectuels qui, selon moi, ne cessent pas de déverrouiller les portes que les préjugés, la pensée mécanique et les hostilités obligatoires ferment à double tour. Je ne serais pas loin de considérer que Flaubert avait tout dit en suggérant que "la bêtise, c’est de conclure". Non pas que l’intellectuel doive s’effacer devant le réel au point de l’ausculter sans évoquer les moyens de le guérir mais sa démarche, pour être valide et respectée, ne peut que récuser le tintamarre arrogant d’une pensée ne s’assignant jamais d’autre contradicteur que soi.
J’ai dit à quel point il était malaisé d’oublier ses sympathies et ses dilections intellectuelles. Pour ne rien cacher, le hasard a fait qu’en complément de la réflexion que le livre d’Alain Minc a fait naître chez moi, Alain Finkielkraut (encore lui !) a "donné" une éblouissante interview dans Le Figaro Magazine. Apparemment il a recouvré une très grande forme et dans ces échanges, j’ai identifié l’intellectuel tel que je le veux, que je le respecte et que je le sais nécessaire pour notre société. Et pour le Pouvoir qui devrait tirer profit de ce qui trace la route, révèle les embûches et fait sens. Aussi bien sur l’analyse de l’antisémitisme et d’Israël que sur la comparaison acceptée, assumée et jugée pertinente entre le nazisme et le communisme, Alain Finkielkraut offre à ses adversaires de quoi l’estimer, à ses fidèles de quoi le célébrer s’il n’était pas aux antipodes de ce type de révérence. Dans le débat public, dans le champ médiatique, se battant contre soi d’abord, prenant les questions comme autant d’incitations à aller plus loin, plus profond pour lui-même et pour les autres, cet intellectuel exemplaire qui n’a jamais failli depuis 2007 - ni à cause d’une quelconque idolâtrie ni par une haine ou des invectives déplacées - constitue un modèle. On n’en a pas tant. Ne gaspillons pas celui-ci.
Arrêter là serait peu courageux. J’entends déjà qu’on me réplique qu’aujourd’hui il y a des écrivains, des philosophes et des intellectuels qui le seraient en même temps, dans un même flux d’existence. Si hier, indiscutablement, des Sartre, Michel Foucault, Albert Camus répondaient à cette logique globale de l’universel parce qu’ils étaient à peu près remarquables sur tous les plans de l’activité de l’esprit - nul besoin de les aimer pour le proclamer -, qui de bonne foi pourrait soutenir qu’actuellement nous ayons une polyvalence digne de ce nom ? Ce qui hier était porté à l’excellence par précisément la complémentarité des talents, des techniques et des pensées est, me semble-t-il, de nos jours détruit parce que faute de maîtriser à la perfection chacun des genres, loin que leur cumul aboutisse à une plénitude, il dégrade encore davantage l’exercice de chacun d’eux. Nous avons aujourd’hui des touche à tout qui nous rendent nostalgiques.
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