Où sont nos origines ? (suite)
Ayant lancé un bref article sur l’influence comparée des peintres de grottes et des premiers paysans du Proche-Orient sur notre culture moderne occidentale, j’ai été interpellé par un commentaire me suggérant un article plus fourni. Il est vrai que mon premier article était un peu lapidaire et que le propos méritait d’être argumenté.
Je reviens donc sur mes sources. La principale est Jared Diamond, avec Guns, Germs, and Steel (1997, traduit en français sous le titre De l’Inégalité parmi les sociétés). Je l’ai lu à vrai dire beaucoup plus en détail que Gordon Childe, dont j’avoue ne connaître que les concepts de base, aujourd’hui connus de tous ceux qui s’intéressent au sujet, et peu remis en question depuis leur publication – en tout cas celui de révolution néolithique (du moins quant à son influence, cf. plus bas). L’intérêt du livre de J. Diamond est de montrer comment, à partir de populations humaines qui ont toutes les mêmes capacités intellectuelles, on arrive à de telles différences de puissance et d’influence. Il démonte toutes les explications racistes ou ethnocentriques en proposant une argumentation solide à partir de l’influence des facteurs environnementaux, mais dans une perspective plus large que le matérialisme historique et plus diachronique que la vieille théorie des climats.
Il s’agit en effet de comparer la puissance ou l’influence, données objectives, et non de hiérarchiser les cultures selon leur valeur ou leur complexité. L’influence permet d’objectiver la notion plus controversée d’avance : on peut dire qu’une société est plus avancée qu’une autre seulement dans un sens chronologique et d’une manière rétrospective, si au final la première a plus influencé la seconde que l’inverse. Par exemple, on peut dire que la Grèce du siècle de Périclès était plus avancée que Rome de la même époque, car deux siècles plus tard, les Romains, pourtant conquérants, avaient adopté beaucoup plus de traits de la culture grecque que l’inverse. Et du point de vue de la puissance et de l’influence, « il n’y a pas photo » en ce qui concerne l’Occident : c’est une poignée de conquistadors qui a anéanti les deux empires les plus puissants d’Amérique, et ce n’est pas des Incas ni des Aztèques qui ont traversé l’Atlantique dans l’autre sens pour aller soumettre l’Espagne. Pourquoi ? Jared Diamond résume la supériorité des Européens par les trois termes qui font le titre de son ouvrage : des fusils, des microbes et de l’acier, c’est-à-dire les armes à feu, la résistance aux maladies infectieuses (partielle chez les Européens mais nulle chez les Amérindiens) et la maîtrise d’un métal beaucoup plus dur que les métaux précieux, à la base d’innombrables techniques.
Et en remontant aux origines de cette différence, Diamond arrive à deux fondamentaux. Le premier est bien sûr le volume des échanges culturels entre individus et entre peuples. Plus les hommes sont nombreux, plus chacun peut en croiser d’autres, plus les peuples de cultures différentes échangent entre eux, et plus les changements sont rapides et les inventions diffusées. À ce titre, toutes les cultures ont bien sûr des origines multiples. La nôtre n’est pas redevable qu’au Proche-Orient – mais après le Proche-Orient, ce n’est pas aux Magdaléniens qu’elle doit le plus, mais sans doute à la Chine, avec par exemple le papier, la brouette, les explosifs, le gouvernail, la boussole, ainsi qu’à l’Inde, avec l’arithmétique. Une originalité de la thèse de Diamond, c’est qu’elle met en évidence un important facteur de cet échange interculturel : la taille comparée des masses continentales, et surtout l’orientation (est-ouest ou nord-sud) de leur plus grande dimension. Ainsi, alors que la révolution néolithique s’est produite indépendamment dans plusieurs points du globe, sa diffusion n’a pas eu le même effet partout. La taille de l’Eurasie, depuis Japon jusqu’au Portugal, a permis depuis plusieurs millénaires un brassage entre les inventions du Proche Orient, de l’Inde, de la Chine et plus tard de l’Europe. Et surtout, ce brassage s’est fait à la même latitude, ce qui a notamment permis la diffusion du blé dans les régions à été sec et du riz dans celles à été humide. À l’inverse, les foyers d’agriculture du Pérou et du Mexique sont restés isolés, ne trouvant pas de régions proches avec des conditions climatiques suffisamment voisines pour y acclimater les espèces cultivées. De même, en Afrique noire, l’aire de diffusion du néolithique soudanien a été beaucoup plus restreinte. Plus restreinte encore, celle de l’agriculture de Nouvelle Guinée, séparée par la mer de toute autre terre habitée.
Le deuxième facteur fondamental est une inégalité de position géographique et de conditions environnementales. Or le « croissant fertile » du Proche Orient est non seulement au centre des échanges entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique, mais c’est aussi la région du monde où sont présentes à l’état naturel le plus grand nombre d’espèces végétales et animales domesticables : blé (la céréale la plus riche en protéines), orge, avoine, mouton, chèvre, vache, âne, porc, dromadaire…
Tout le reste en découle : l’agriculture est certes apparue indépendamment dans d’autres régions du globe, mais 2000 ans plus tard pour les plus anciennes. La deuxième révolution, que Gordon Childe appelle révolution urbaine – avec les métaux, la ville, l’État, l’écriture –, arrive 5000 ans plus tard avec le même décalage en faveur du Proche Orient. L’histoire commence à Sumer, écrivait Samuel Noah Kramer en 1957. Quant à la résistance aux maladies infectieuses, chèrement acquise au prix de millénaires d’épidémies ne laissant subsister que les plus forts, elle est directement liée à la longue exposition au bétail : la variole vient des vaches, la grippe des porcs même quand elle n’est pas H1N1. Les Amérindiens, n’ayant que très peu de bétail (lamas), ne nous ont transmis aucune maladie (la syphilis peut être, et encore, son origine est controversée).
Tout découle de l’agriculture, même l’art, et non seulement on ne peut opposer des civilisations de paysans à des civilisations d’artistes, mais le plus étonnant est que l’Europe soit passée de l’art raffiné des grottes paléolithiques à l’art beaucoup plus fruste des mégalithes néolithiques, alors que les seconds étaient censés dégager davantage de surplus. Les cigales ne peuvent pas chanter s’il n’y a pas de fourmis pour les nourrir. Et des formes d’art qui témoignent d’une grande maîtrise supposent des artistes qui y passent beaucoup de temps, donc qui sont nourris par le reste de la société. On le constate même en comparant entre elles des sociétés de chasseurs-cueilleurs vivant dans des conditions différentes : les Indiens du Nord-Ouest des USA et du Canada ont produit des sculptures dont l’habileté saute aux yeux par rapport aux productions des Indiens des plaines, et il se trouve qu’ils vivaient près d’eaux particulièrement poissonneuses. Le passage d’une économie de chasse et de cueillette à une économie agricole n’a pas immédiatement produit les surplus nécessaires au développement d’autres activités. Les cultivateurs ont longtemps eu la vie plus dure que les chasseurs (d’où les mythes de l’âge d’or ou de l’Éden) et il a fallu attendre le XXe siècle pour que les Européens de l’Ouest retrouvent la taille de leurs ancêtres de Chauvet ou de Lascaux, nourris de viande. Savoir ce qui a poussé les hommes à travailler à la sueur de leur front pour un quignon de pain reste discuté parmi les préhistoriens.
Une dernière objection à l’influence déterminante du Proche Orient est que les hommes qui ont apporté l’agriculture en Occident n’arrivaient pas de là-bas, mais du canton voisin. Ce point est également débattu, et les travaux de Luca Cavalli-Sforza sur la génétique des populations européennes vont dans le sens d’une arrivée de population, contrairement à la thèse classique d’un transfert de technologie de proche en proche. Cette hypothèse « démique » (peuplement) est discutée, car elle suppose une vague de peuplement entre celui du Paléolithique supérieur (dont dérive la langue basque) et les invasions indo-européennes, vague intermédiaire dont on a peu de traces par ailleurs, notamment linguistiques (d’après Cavalli-Sforza, ces premiers cultivateurs européens proviendraient d’une population d’Asie mineure parlant une langue proto-indo-européenne). Et les remplacements de population se sont faits dans l’histoire sur des périodes beaucoup plus courtes. Mais même avec un transfert de proche en proche, l’origine dans le Croissant fertile est indiscutée.
La question qui reste n’est donc plus « pourquoi une telle avance du Proche Orient ? », mais « pourquoi a-t-il perdu cette avance, et pourquoi au profit de l’Europe, plutôt que de l’Inde ou de la Chine, longtemps plus puissantes que l’Europe ? » Il ne l’a d’ailleurs perdue que fort tard : ce n’est que vers la fin du premier millénaire avant J.-C. que le monde grec, puis l’empire romain deviennent des centres d’influence plus importants, de même que l’Inde et la Chine dans leur sphère ; le Proche-Orient retrouve sa place prééminente du VIIIe au XIIIe siècle, avec la brillante mais finalement courte période des empires abbassides et omeyyades, et dès le XIIe siècle, la puissance de l’Europe commence à s’affirmer.
D’après Jared Diamond, la principale explication du déclin du Proche Orient tient à la fragilité de l’écosystème de climat méditerranéen qui caractérise cette région et le pourtour de la Méditerranée. Sa longue occupation humaine n’a pas épuisé leurs ressources en peu de temps, mais a fini par le faire, avec la déforestation et l’érosion qui en résulte, avec la baisse de fertilité des terres cultivées (exemples bien connus de la Syrie, de l’Afrique du Nord ou de la Sicile, « greniers à blé » de l’empire romain). Le centre de gravité de l’influence économique, culturelle et politique s’est progressivement déplacé vers l’Ouest (Grèce, puis Rome) à mesure de la baisse de fertilité du Proche Orient puis de la Méditerranée orientale, puis vers le Nord (Espagne, puis France, puis Angleterre). Quant à l’Inde et à la Chine, Jared Diamond parle peu de la première, et c’est dommage, mais pour la seconde, il avance une explication intéressante : outre un isolement plus grand que l’Europe, la Chine a connu les inconvénients de son avantage initial : l’unification de son territoire en un seul empire. Au début du XVe siècle, la Chine était depuis plus de mille ans la région la plus inventive de la planète ; beaucoup de découvertes transmises par les Arabes nous en venaient. Elle possédait une flotte énorme, qui explorait les côtes de l’océan Indien et semblait en mesure de traverser le Pacifique. Mais il a suffi d’un jeu d’influences politiques auprès de l’empereur pour que celui-ci mette fin à l’aventure presque du jour au lendemain. À la même époque, Christophe Colomb, après avoir essuyé un refus de plusieurs princes européens, trouva les financements nécessaires auprès d’un autre. Cette compétition entre états européens, au sein d’une aire d’intenses échanges culturels, a été déterminante, selon Diamond, et l’Europe s’est ouverte sur le monde tandis que la Chine se refermait sur elle-même. J’ajouterais pour ma part un facteur physique : les côtes européennes, environ 5 fois plus longues que celles de Chine pour une surface voisine, tournaient davantage l’Europe vers le large. Ainsi, c’est tout un continent qui était prêt à partir à la conquête du monde, alors que la flotte des Trésors a dû non seulement sa fin à la funeste décision d’un seul homme, empereur de Chine, mais d’abord sa création à la décision éclairée d’un seul homme, précédent empereur.
Je dis que la révolution néolithique du Proche Orient a changé la face du monde, non dans le sens d’un événement bref, aujourd’hui remis en question, mais dans celui d’un profond changement, qui ouvre une nouvelle ère. Il y a des événements séminaux, des transformations en un lieu à un moment qui ont plus d’impact que les mêmes en un autre lieu à un autre moment, parce que certaines circonstances leur permettent d’avoir cet impact. C’est un autre point qu’aborde J. Diamond. Quand l’eunuque Zheng He commandait la flotte des Trésors, il conduisait une belle aventure qui allait être sans lendemain ; mais quand Henri le Navigateur lança les premières caravelles dans l’Atlantique en 1419, il commençait une chaîne ininterrompue qui allait conduire à cinq siècles de domination européenne sur le monde et à la superpuissance des États Unis d’Amérique. Quand un génial inconnu eut l’idée, il y a 37 siècles, de fabriquer autant de petits tampons que de lettres pour graver un texte sur un disque de terre retrouvé à Phaïstos en Crète, sa géniale invention resta sans lendemain ; mais quand Gutenberg imprima la Bible à 42 lignes, il commençait une chaîne ininterrompue qui allait conduire à produire plus d’écrits pendant le siècle qui suivit que pendant les 40 précédents depuis la naissance de l’écriture, qui allait conduire à la Réforme, aux Lumières, à la chute des monarchies, à la science, à la révolution industrielle. Quand des hommes de l’Aurignacien dessinèrent des animaux sur les parois d’une grotte, ils commençaient un art qui allait durer vingt siècles avant de s’éteindre sans descendance ; mais quand des tribus du Proche-Orient eurent l’idée, il y a quelque dix mille ans, de mettre de côté des graines de céréales sauvages et de les semer… on connaît la suite.
Pour finir, cette histoire humaine m’inspire une réflexion. Bien que je sois personnellement attaché à mes racines, je constate la vitalité des transplantations. Les plus beaux temples hindous se trouvent au Cambodge, l’architecture islamique la plus originale en Iran et en Inde ; le Bouddhisme et le Christianisme se sont aussi épanouis en dehors de leur aire d’origine ; l’héritage du Croissant fertile est passé à la Grèce, puis à Rome, puis à l’Europe, et la civilisation européenne a atteint le faîte de sa puissance de l’autre côté de l’Atlantique. Faudra-t-il que l’humanité se transplante sur la planète Mars pour continuer d’avancer ? En attendant, je crois que le brassage désormais mondial des cultures peut nous réserver de belles surprises.
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