La révolte de Danièle Sallenave
Même le Monde l’a fait récemment à propos de l’affaire du lycée Lurçat du 13ème arrondissement parisien où des élèves ont envoyé leur professeur d’anglais « (se) faire enc… ». Cette fois, c’est Danièle Sallenave dans sa chronique sur France Culture, mercredi 9 décembre, qui s’y met en lisant le témoignage qu’une professeur remplaçante a réussi à faire publier par Le Monde du 3 décembre dernier, ce qui n’est pas un mince exploit ! On lira en note une retranscription de sa chronique (4).
Pour qui suit depuis quinze ans la lente et méthodique destruction de l’École, rien de neuf ! Pour qui s’est bouché les yeux et les oreilles, c’est évidemment l’effarement ! Danièle Sallenave dit sa révolte. On la partage. Elle juge le témoignage qu’elle vient de lire, « terriblement grave ». On le trouve ainsi également. « Pourquoi, proteste-t-elle, on n’est pas tous dans la rue pour réclamer que ça change, que ça cesse ? » On est prêt à y descendre avec elle. Elle en appelle au Premier Ministre. Pourquoi pas ?
« Qu’est-ce qui s’est passé, demande-t-elle, pour que de malheureux enfants en viennent à faire subir de pareilles violences à de malheureux professeurs ? » C’est là où on ne la suit plus. Car elle l’a devant elle, la réponse à sa question ! Elle est dans ce journal que cette professeur a tenu de sa semaine de remplacement. Comment ne lui saute-t-elle pas aux yeux ? C’est là qu’on voit que, parmi les médias placés en série entre soi et la réalité, outre les mots, les images ou les silences, le cadre de référence de chacun est un filtre ou un écran qui peut rendre aveugle.
La démission d’une professeur
La malheureuse professeur fait étalage, en effet, de sa propre impéritie et ne s’en rend même pas compte. Tout est dit dans le cérémonial d’entrée en classe qu’elle tolère : elle n’apprend pas aux élèves à passer de la cour de récréation au sanctuaire de la salle de travail. De même qu’on pénètre dans une église en silence, de même doit-on entrer en classe dans le recueillement en laissant derrière soi le bruit et l’agitation où l’on a pu s’ébattre le temps d’une récréation. La pauvre professeur assiste d’abord passivement à une foire d’empoigne dont elle est responsable : elle est proprement absente quand, dès leur premier pas dans la classe, les élèves devraient sentir son omniprésence pour les inciter à se préparer au travail intellectuel qui les attend. Elle l’avoue elle-même : « (ils) continuent à parler comme si je n’existais pas. » Et de fait, le drame est qu’elle n’existe pas !
Quand elle prétend prouver le contraire, c’est de la pire façon : elle pousse « une gueulante » comme elle dit. Mais c’est en vain. L’autorité ne se mesure pas en décibels. Elle a laissé les élèves devenir les maîtres des lieux et les saccager. Dépouillée de l’apparence de son autorité que la salle de classe respectée devrait être, les élèves s’en donnent à cœur joie : ils la narguent et l’injurient : « Elle va chialer ! » s’amuse une élève devant son air déconfit. L’hallali est proche. Faut-il s’étonner que viennent à la file les moqueries devant sa légère claudication, les menaces et l’injure ordurière ? « Ouah ! Elle boite ? lance un des monstres que ces élèves sont devenus. Elle s’est fait enculer ou quoi ? » Ce délinquant est en quatrième et il a 13 ans !
La démission de l’administration
« Qu’est-ce qui s’est passé, s’interroge, angoissée, Danièle Sallenave, pour que de malheureux enfants en viennent à faire subir de pareilles violences à de malheureux professeurs ? » Il s’est passé tout simplement, Madame Sallenave, qu’une professeur ne sait pas ce qu’est être professeur. Mais à sa décharge, l’administration de son collège l’y a aidée dans cette démission par sa propre démission.
Toute transgression de la règle doit être suivie d’une sanction sous peine que la règle cesse d’exister. Or, dans le cas d’espèce, la professeur se voit interdire expressément l’application de la circulaire du 11 juillet 2000 qui régit l’exclusion ponctuelle de la classe. Et pourtant quelle est la seule sanction qui vaille quand les règles de la classe ne sont pas respectées sinon l’exclusion ponctuelle de la classe ? Ici, c’est le professeur qui s’exclut elle-même, elle s’enfuit : « Je file directement dans le bureau de la principal », avoue-t-elle piteusement.
L’excuse avancée de cette violation de la réglementation est un « Bureau de vie scolaire » débordé. Or, ce n’est pas le problème du professeur. Le seul qu’il ait à résoudre, c’est d’assurer à ses élèves dans sa classe la plus haute qualité d’enseignement dont il est capable en commençant par les meilleures conditions de sa transmission qui la rendent possible : les élèves qui parlent sans y être autorisés, qui « se roulent une pelle » ou » se tripotent », n’ont pas leur place en classe. C’est au Bureau de vie scolaire, chargé de la discipline du collège, de les prendre en charge jusqu’à ce qu’ils demandent leur retour en classe après excuses et engagement à respecter les règles de la classe, comme le conseille le B.O. du 4 novembre 1999.
Or, le fonctionnement du « Bureau de vie scolaire » relève en dernier ressort du chef d’établissement, responsable de l’ordre et du bon déroulement des cours. Selon le témoignage, « le Bureau de vie scolaire » est hors d’état de remplir sa fonction. Pourquoi ? Le témoignage ne le précise pas, mais on en imagine aisément les causes : on les a observées si souvent !
- Ce peut être la complaisance du chef d’établissement « au grand cœur » envers les délinquants abusivement qualifiés par euphémisme, d’« élèves en difficulté », soit pour entretenir en douce le désordre dans le service public qui doit préparer les esprits à la privatisation, soit pour nuire à des professeurs indociles, soit par peur des parents, soit pour les trois raisons à la fois.
- Ce peut être aussi le refus du chef d’établissement de tenir des conseils de disciplines, soit pour ne pas se signaler négativement auprès du rectorat et éviter de nuire à sa carrière, soit pour ne pas recevoir une petite frappe inconnue en échange de l’éviction d’un délinquant connu, puisque les voyous circulent d’un établissement à l’autre, obligation scolaire jusqu’à 16 ans oblige, soit les deux raisons à la fois.
Le désastre absolu vient du cumul de ces cinq motivations. Mais une seule suffit souvent.
La démission collective des professeurs
De leur côté, les professeurs collectivement ne sortent pas indemnes de ce désastre. Cette démission calculée de l’administration serait impossible s’ils s’entendaient pour appliquer les règles. Le chef d’établissement serait obligé de suivre. Or qu’apprend le témoignage de cette professeur ? Que ses collègues s’en foutent : « Il y a pire ailleurs ! lui rétorquent-ils quand elle se plaint. Ici, les profs tiennent le coup en attendant d’avoir des points (sous entendu : pour avoir la mutation voulue) »
Pourquoi cette démission ? Pour de nombreuses raisons, dont la première est leurs divisions faites de rivalités savamment attisées dans la course aux faveurs dispensées par l’administration : l’attribution des meilleures classes, du poste de professeur principal pour la prime afférente, d’heures supplémentaires pour améliorer un salaire médiocre, d’un emploi du temps sur mesure, dans l’attente d’une promotion au grand choix et plus tard à la Hors-classe pour gagner bien davantage et, selon le cas, de la mutation de ses rêves, comme les professeurs l’avouent ici. La courtisanerie est donc de rigueur, les syndicats donnent l’exemple. Et, comme il n’y a pas de faveurs pour tous, il faut bien devant le chef que les courtisans se fassent valoir en piétinant leurs rivaux à toute occasion, entre quatre yeux ou en conseil d’administration.
Voilà, Madame Sallenave, pourquoi cet élève de 13 ans n’est pas muet ! Telle est la jolie organisation qui lui permet en pleine classe de lancer délicatement à sa professeur qui boîte légèrement : « Ouah ! Elle boite ? Elle s’est fait enculer ou quoi ? » À la réflexion, descendre dans la rue ? Pour quoi faire ? C’est aux professeurs de décider d’être des professeurs et non des larbins ! « Soyez résolus de ne servir plus, disait déjà Étienne de la Boétie il y a quatre siècle et demi, et vous voilà libres » (3). L’ennui, c’est que la servitude présente tant d’attraits. Paul Villach
(1) Paul Villach, « Les infortunes du Savoir sous la cravache du Pouvoir », Éditions Lacour, Nîmes, 2003.
(2) Paul Villach,
- « « Entre les murs » : une opération politique réfléchie pour un exorcisme national ? », AgoraVox, 29 septembre 2008.
- « Le film « Entre les murs » croule sous les honneurs officiels. Pourquoi ? », AgoraVox, 30 janvier 2009.
- « « L’année de la jupe » avec Isabelle Adjani, ou la tentation vénéneuse de répondre par la violence au désordre de l’École », AgoraVox, 17 mars 2009.
(3) Étienne de la Boétie, « Discours de la servitude volontaire », 1549.
(4) Chronique de Danièle Sallenave « Une scène de la vie au collège », France Culture
mercredi 9 décembre 2009.
« Je vais en partie laisser la parole à quelqu’un, une jeune professeur de français. Elle a 29 ans. Elle s’appelle Véronique Potte (?). Elle est remplaçante dans des collèges pour la 5ème année. Le Monde du 3 décembre a publié son témoignage. En voici des extraits pour tout ceux à qui ce mince article aurait pu échapper.
« Après la Toussaint, me voici dans le Val-d’Oise. Lundi, mes élèves de 4ème rentrent au compte-gouttes. Certains arrivent par grappes en se catapultant contre la porte d’entrée de la salle de classe qui s’ouvre sous le choc.
Ils jettent leur sac, changent deux ou trois fois de place, continuent à parler comme si je n’existais pas, ne daignent pas sortir feuille ou stylo.
Un élève cherche à rouler une pelle (embrasser serait un terme inapproprié) à sa copine du moment, fait semblant d’être étonné que je lui demande des comptes. Un autre petit couple se tripote assidûment sous la table. Une gueulante de ma part. Les élèves s’assoient mais n’arrêtent pas de s’interpeller. Une élève remarque mon désarroi et sourit à pleines dents : « Elle va chialer ! » Comme je rétorque vertement, ce n’est pas encore la curée. En sortant, je dois avoir l’ air hagard car un élève de 5ème me dit : « Oh ! ne vous inquiétez pas Madame ! Ils sont comme ça avec tout le monde ! » Un autre a vu que je boitais et me demande avec bienveillance ce que j’ai, c’est ce qui manque me faire pleurer.
Mardi, deuxième cours avec eux à l’avenant. Comme je me plains en salle des profs, on me dit : « Il y a pire ailleurs ! Ici, les profs tiennent le coup en attendant d’avoir des points. »
Jeudi et vendredi, je prends le carnet : « Oh ! Madame, vous êtes sûre que vous voulez me mettre un mot ? » Menace à peine voilée qui sera réitérée le lendemain. Une exclusion de cours est impossible. L’équipe de Vie scolaire est débordée. On me l’a expressément interdit. »
Je continue toujours le témoignage de Véronique Potte.
« Week-end infernal. Leurs tentatives d’intimidation commencent à fonctionner. Je pense à eux tout le temps. J’essaie d’imaginer des stratagèmes. Je refais le cours toujours en plus simple pour éviter d’avoir à écrire au tableau, car tourner le dos est souvent source d’agitation, de jets d’objets.
Le lundi, comme j’attends le silence depuis 20 minutes, mon cours leur manque, ils sont gênés : « Oh ! Madame, ça se fait pas ! Continuez à parler ! Écoutez pas nos conversations ! » Alors je m’avance dans l’allée pour chercher à capter leur attention. Un élève s’aperçoit que je boîte légèrement »
Alors là mon cher Marc, je vais citer textuellement l’élève. J’ouvre les guillemets :
« Ouah ! Elle boite ? Elle s’est fait enculer ou quoi ? » C’est un enfant de 13 ans qui parle. »
Je termine le témoignage. « Je file directement dans le bureau de la principal. Je ne sais pas jusqu’où ils sont capables d’aller. J’arrête. Oh bon ! Ce n’est pas partout comme ça ! me dit-on. Encore heureux ! »
Je suis peut-être un peu solennelle, Marc (*), ce matin, mais je trouve ça terriblement grave. Pourquoi on n’est pas tous dans la rue pour réclamer que ça change, que ça cesse ? Qu’est-ce qui s’est passé pour que de malheureux enfants en viennent à faire subir de pareilles violences à de malheureux professeurs ? Je ne sais pas, le Premier Ministre dit qu’une part de notre identité nationale, c’est notre école. Eh bien ! Monsieur le Premier Ministre, si je peux me permettre, c’est vraiment mal parti. »
(*) Marc Voinchet, animateur des Matins de France Culture.