Le leurre de la métonymie
Il est vrai que l’image donnée par cette interview de TF1 était ambiguë. À côté de la journaliste assise droite comme un « i » au bord de son fauteuil, Mme Bettencourt ne devait qu’à la prothèse d’un coussin de secours de ne pas être affalée dans le sien, bien qu’elle arborât des tennis blanches immaculées, superbe métonymie censée témoigner de sa pratique sportive malgré son âge avancé (2).
Les stratèges en communication ont dû longuement réfléchir pour imaginer cette fois d’autres métonymies plus convaincantes qui livreraient de Mme Bettencourt l’image d’une vieille dame en pleine possession de ses moyens. La métonymie est, en effet, un leurre commode car elle montre un effet dont la cause cachée est imposée d’office sans même que soit nécessairement démontrée la relation de l’une à l’autre. Ainsi les métonymies abondent-elles sur cette couverture de Paris-Match pour capter l’attention.
Les avantages du plan d’ensemble
Le choix du plan d’ensemble montrant Mme Bettencourt de pied en cap présente, par exemple, deux avantages.
- Le premier est de la situer dans son cadre de vie : on aperçoit une salle aux murs lambrissés à rainures et moulures dorées avec somptueux escalier aux marches de marbre recouvertes d’un tapis rouge. « Tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et » satiété.
- Le second avantage est d’éloigner le personnage et donc de gommer par la distance les injures de l’âge sur son visage pour le rajeunir. Les produits anti-rides L’Oréal sont - hélas ! - ici impuissants.
Métonymies et métaphore de la santé
Dans un tel contexte, la pose statique malheureuse qu’imposait l’interview de TF1 a été rejetée au profit d’une démarche dynamique, métonymie sinon de la jeunesse du moins de la santé. Qu’y a-t-il comme meilleure preuve de la forme éblouissante d’une vieille dame, en effet, que de la mettre au pied du mur, c’est-à-dire, dans la situation de Mme Bettencourt, au pied d’un escalier au moment même où elle s’apprête à le gravir d’un pas léger ? Chacun sait qu’à partir d’un certain âge, un escalier peut être un calvaire. Or, pas pour Mme Bettencourt ! Deux autres métonymies le montrent : elle a un pied résolument posé sur la troisième marche au moment où l’instantané la saisit de profil comme suspendue dans son ascension. Et son dos, loin d’être voûté comme on l’a en général à son âge, est vertical, droit comme un « i ». Ne respire-t-elle pas une forme éblouissante ? Et si « elle tient bon la rampe », c’est moins pour s’appuyer que pour avertir dans une métaphore vigoureuse qu’elle est toujours dans la course.
Le leurre de « la preuve par l’image »
Par le leurre de l’image mise en abyme qui la fait se tourner de trois-quarts vers le lecteur dans une relation personnelle simulée, elle le fixe des yeux avec un large sourire pour le prendre à témoin. Et ici point n’est besoin d’une paire de tennis immaculée pour faire croire à une pratique sportive ! Elle prouve le mouvement et sa santé en marchant. Rien ne vaut « la preuve par l’image » d’une personne de 87 ans en train d’entamer en souriant l’ascension d’un escalier. Seulement, on le sait, « la preuve par l’image » n’est pas une preuve car il arrive qu’elle soit un leurre : pour paraître livrer, en effet, une représentation de la réalité d’une fidélité confondante, l’image peut être plus ou moins fidèle à la réalité et même en être très éloignée.
Des titres en contradiction avec l’image
Les titres et sous-titres choisis par Paris-Match invitent d’ailleurs à la prudence. Comme à son habitude, le magazine promet la vérité : « Exclusif, écrit le magazine pour stimuler le voyeurisme. Les vérités de Liliane Bettencourt. Elle nous ouvre les portes de son hôtel particulier et de son cœur ; son enfance, sa fille, Banier, les affaires. Un entretien exceptionnel ».
Ne peut se laisser prendre à l’illusion de l’exhaustivité de l’information que celui qui ignore le principe de « la relation d’information » : nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire. « Hic jacet lepus », c’est ici que gît le lièvre de la contradiction. Si Mme Bettencourt est vraiment saine d’esprit comme l’opération de communication s’emploie à le faire croire, il faut s’attendre à ce qu’ « elle n’ouvre surtout pas son cœur » de peur de livrer volontairement des informations susceptibles de nuire à ses intérêts. Il n’est donc pas besoin non plus d’ouvrir le magazine. L’information donnée qui s’y trouve, ne peut prétendre rivaliser en fiabilité avec l’information extorquée obtenue à son insu et contre son gré par les écoutes téléphoniques de son maître d’hôtel entre mai 2009 et mai 2010.
À vouloir trop en faire, Paris-Match offre donc à l’amusement du lecteur une jolie contradiction sur sa couverture. D’un côté, l’image vise à faire croire à la bonne santé de Mme Bettencourt gravissant sans peine un escalier ; de l’autre, les titres promettent des révélations à cœur ouvert que la malheureuse ne saurait faire sans se nuire à elle-même et donc prouver ainsi qu’elle n’est pas saine d’esprit. Du coup, l’image de Mme Bettencourt au pied de son escalier apparaît bien plutôt comme la métaphore de la montagne d’affaires accumulées autour de son nom et qu’il lui faut escalader. Paris-Match se moque-t-il de Mme Bettencourt sans le vouloir ?
Paul Villach
(1) Paul Villach,
- « Mme Dati en couverture de Paris-Match : les fonctions de « l’information indifférente » », AgoraVox, 22 mai 2010
- « Une couverture digne de VSD : le fou rire indigne des époux Strauss-Kahn-Sinclair », AgoraVox, 27 octobre 2008
(2) Paul Villach, « Mme Bettencourt en tennis, Claire Chazal en hauts talons : la puissance de la métonymie », AgoraVox, 5 juillet 2010