Penser le « wokisme » (2) : Le postmodernisme dans l’Histoire. 60 – 70 Naissance
Nous nous attaquons maintenant aux conditions historiques qui ont permis à la pensée postmoderne de se développer. Nous découpons en trois articles, pour traiter deux décennies à chaque fois. Dans ce premier texte, nous voulons montrer comment l'élan progressiste des Trente Glorieuses a laissé croire que l'organisation économique n'était plus un problème majeur.
Nous avons défini le postmodernisme comme critique radicale des Lumières et de la science moderne, dénuée de métaphysique et développée à partir d’études empiriques. Nous n’avons donné jusqu’à présent qu’une poignée d’auteurs pour donner un aperçu. Nous voulons maintenant reprendre le fil chronologique de l’Histoire du postmodernisme, et examiné les contextes généraux de son émergence et de ses différents moments. Comprenons bien : nous ne faisons pas l'Histoire du postmodernisme, mais nous analysons l'Histoire qui, autour du postmodernisme, fonde ses causes originelles, et lui donne, au fur et à mesure, ses directions particulières. À terme, cette chronologie nous permettra de donner une définition adéquate des conditions historiques postmodernes.
Racines
Il faut tout d’abord clore le débat dégénéré de savoir si ça vient de France ou des États-Unis. Il y a nettement deux racines, une dans le monde anglais, inspirée de l’empirisme radical et des études anthropologiques à l’anglaise, et une en France, inspirée au début presque exclusivement par les anti-hégéliens allemands, et un tout petit peu par la philosophie analytique1. Voyons d’abord le schéma global des années soixante et soixante-dix, période d’émergence.
On peut dire que c’est Michel Foucault qui ouvre le bal en 1961, avec la parution de l’Histoire de la Folie à l’Âge Classique. L’année suivante, on retient Thomas Kuhn, aux État-Unis avec La Structure des Révolutions Scientifiques. Dans les années qui suivent, la réflexion critique sociologique sur les sciences se développe dans les milieux universitaires américains, notamment sous le nom de Sciences Studies. En 1967, en France, Jacques Derrida publie De la Grammatologie. À partir des années soixante-dix, Gilles Deleuze2 se fait connaître avec L’Anti-Œdipe, et Mille Plateaux, et Jean Baudrillard, avec La Société de Consommation. Dans le courant de la décennie, l’importation sur le sol américain des travaux français, apporte, sous le nom de French Theory, une matière conceptuelle à la sociologie critique, et permet l’émergence des Cultural Studies. Les « Études empiriques » de type anglo-saxonne deviennent une forme type de production écrite de la pensée postmoderne : l’idée est que l’on n’y fonde pas de « théorie », que l’on n’y produit pas un traité, mais que l’on étudie simplement la question à partir de données empiriques. En 1978, Edward Saïd publie L’Orientalisme qui ouvre la voie aux Post-Colonial Studies. Parallèlement, des personnalités comme Noam Chomsky popularisent, dans les milieux étudiants, la critique post-moderne. Enfin, en 1979, l’essai de Jean-François Lyotard, La condition post-moderne, opère une sorte de synthèse des questions scientifiques qui ont fait émerger la pensée postmoderne, et popularise l’appellation dans les milieux intellos.
Économie keynésienne
Quel est le contexte des années soixante, et soixante-dix ? Pour l’établir, il faut, comme toujours, reculer un peu. La seconde guerre mondiale s’est terminée en 45, avec la victoire de l’Occident libéral et du Communisme autoritaire sur les régimes fascistes. Dans les années cinquante, la reconstruction combinée à des systèmes économiques – à peu près – keynésiens a permis une élévation du niveau de vie général et du progrès technologique assez rapide dans les pays occidentaux.
Lorsque les premiers écrits post-modernes paraissent, la France commence à ressentir les bénéfices des acquis du Conseil National de la Résistance. Le système général demeure capitaliste, mais les structures politiques tendent à réduire les inégalités. Disons-le avec un peu d’ironie : avec l’aide de l’État, le libéralisme parvient à produire, pour la seule fois de son Histoire, une forme de ruissellement. Et puis, les témoignages qui viennent des pays soviétiques sont accablants : les tentatives pour donner un régime communiste à un peuple expriment toutes des formes d’autoritarismes violents qu’on ne rencontre pas dans les démocraties libérales. Et ceux qui, en Occident, défendent les régimes communistes, sont souvent un peu bornés, sectaires, et n’ont pas beaucoup d’effets de nuances sur les images négatives de ces régimes. Le compromis à la Keynes apparaît finalement comme la meilleure solution.
Ceci est important à saisir, car une des plus grandes, si ce n’est la plus grande critique que l’on fait au postmodernisme est d’être une pensée bourgeoise, et d’être à peu près indifférent à la question économique. Si l’on garde en tête que le contexte économique de la naissance du mouvement correspond à une amélioration générale du niveau de vie sans précédent, la critique se dépouille de son intensité émotionnelle, et se rationalise. Oui, c’est vrai : le postmodernisme se fonde sur une base politique qui ne fait pas de la question économique son centre névralgique, contrairement au socialisme et au libéralisme. Mais c’était là un pari tout à fait sensé : les deux modèles avaient montré à quels points leurs prétentions ne correspondaient pas à leurs exactions. Au vu des avancées technologiques extraordinaires du dernier siècle, et du confort qui en résultait, il était tout à fait légitime, pour Foucault, comme pour Derrida, de croire que la question proprement économique était en phase de résolution, et que ce qui bloquait encore la progression de l’Humanité tenait à des problèmes externes aux soucis d’argent.
Mœurs
Aussi, il faut dire qu’au début des années soixante, les mœurs sont encore très imprégnées du moralisme chrétien, et que la misogynie, le racisme, a fortiori l’homophobie, la transphobie sont encore tout à fait courants, même si la France passe, à l’époque, pour moins pire que d’autres3. Alors que la vie de bohème, la vie de « peu de souci économique », devient accessible à de plus en plus de jeunes, il est encore très difficile de s’intégrer quand on est noir, de ne pas être un modèle féminin quand on est femme, l’homosexualité est encore pensée comme un délit, etc. Dans le contexte de Guerre Froide, qui fait dire à tous les abrutis de la presse que la grande question de l’homme est économique, il y a du sens à vouloir sortir de cette logique.
Aux États-Unis, la situation est, dans les années soixante, encore plus coincée dans ce paradoxe d’une augmentation générale du niveau de vie économique et des discriminations systémiques. Le pays, passé, au dix-neuvième siècle, en tête de l’évolution moderniste de l’Occident, a lancé sa réforme keynésienne à partir de 1934, il n’a pas connu les destructions de la Seconde Guerre Mondiale, il accueille les cerveaux en fuite et se trouve à la pointe de l’innovation technique et de l’industrie. Mais la ségrégation est encore une institution légale jusqu’en 1968, et l’homosexualité un crime dans tous le pays, à l’exception de l’Illinois qui décriminalise en 1962. Si la France a souvent bafoué sa valeur d’égalité, les États-Unis n’en ont même pas fait une valeur.
Civil Rights Movement, Mai 68
D’un point de vue général, le mouvement des Civils Rights, qui lutte contre la ségrégation et le racisme prégnant de la société américaine, reste plus proche des valeurs modernes que de la logique post-moderne. Les prêches du Pasteur Martin Luther King, connus comme modèles de lutte non-violente, sont tout à fait dans l’esprit de la pensée moderne : protestant, prônant l’égalité, la désobéissance civile. Les Blacks Panthers Party for Self-Defense revendiquent les Droits de l’Homme. Le parcours intellectuel de Malcolm X suit le chemin de l’universalisme. Mais c’est aussi au cours du mouvement des Civils Rights que se forme un réseau de logiques et de pratiques qui va rejoindre progressivement la pensée post-moderne. La réunion non mixte, notamment, qui a toujours existé, est pensée, dans le cadre du mouvement, selon une logique qui rejoint celle des Studies. L’idée est que, dans un monde où la valeur d’égalité est prônée mais bafouée, les victimes de ce reniement n’ont d’autres solutions que de créer des sanctuaires au sein desquels elles peuvent se sentir libres de s’exprimer, penser, théoriser et trouver des moyens de sortir de leur condition commune. L’exclusion de tout élément n’étant pas en condition de la discrimination se comprend dans la mesure où sa simple présence provoque une auto-censure chez les membres les plus fragiles du groupe.
Aussi, nous l’avons évoqué dans l’article précédent, la pratique militante du mouvement à long terme, animée par une volonté claire de théorisation, permet de mettre en lumière ses problèmes internes, notamment sexistes. Malgré le womanism prôné par les Black Panthers, un malaise se développe autour de la place laissée aux femmes au sein du mouvement, et il en émerge le Black Feminism. Cette « autonomisation » d’une lutte au sein d’une autre apparaît clairement comme un évènement de type postmoderne.
Il est aussi intéressant de voir qu’une partie de la pensée postmoderne s’est en partie construite sur le terrain de l’action militante politique. Nous l’avons dit, le postmodernisme se voit reprocher d’être bourgeois, mais si on considère que le mouvement des droits civiques aux États-Unis constitue une racine de cette pensée, nous sommes obligés de contester cette assertion. Les BP et le BF sont des mouvements essentiellement populaires, pratiquement anti-bourgeois. Et s’ils partent sur des fondations universalistes et donc modernes, ils sont des vecteurs essentiels du passage à la phase historique postmoderne.
Pour autant, cette transformation des luttes américaines du modernisme classique à une logique postmoderne nécessite une analyse dans le détail. Le déclin de ces mouvements à partir des années quatre-vingt, ainsi que l’émergence d’une nouvelle forme de racisme, de gauche, beaucoup plus pernicieux, sont concomitants d’un embourgeoisement de la lutte antiraciste. Une question va se poser : la transformation post-moderne a-t-elle favorisé une récupération bourgeoise de la rhétorique des luttes ? Nous allons le voir, la révolution conservatrice des années quatre-vingt, puis les années Clinton ont su parfaitement neutraliser le développement des luttes de gauche, en utilisant une partie de la logique postmoderne.
En France, le débat sur le bilan de soixante-huit est aujourd’hui à peu près clairement exposé. Révolution manquée qui faillit renverser l’Histoire, mais événement si général et hétéroclite que ses effets sont encore loin d’être terminés. Parti d’un mouvement d’étudiants très radicalisés, soutenu très tôt par les factions d’extrême gauche, puis rejoint par la masse estudiantine, et enfin par les travailleurs du pays, 68 s’est soldé par la victoire de la droite aux élections de 69, mais a amorcé un processus de déconstruction des mœurs de l’Ancien Régime. Il est l’évènement historique qui correspond aux attaques intellectuelles des premiers postmodernes.
Nous n’entrerons pas dans les détails et nous renvoyons lectrices et lecteurs à la foule de textes sur le sujet des mouvements de 68. Pour le présent texte, nous voulons surtout insister sur le fait que ses acquis ont porté principalement sur les mœurs, et qu’elle a, de ce fait, permis à la classe bourgeoise de sortir de sa sclérose sociale. À partir des années soixante-dix, une nouvelle petite bourgeoisie de gauche va amener une partie de la bourgeoisie de droite à adopter des mœurs plus cool, à être moins raciste, moins sexiste, moins homophobe… Comme dans le mouvement des luttes antiracistes aux États-Unis, la mise à l’écart de la question économique va permettre à la bourgeoisie de se construire une apparence postmoderne.
Contre-culture
Aux États-Unis, les années soixante et soixante-dix sont aussi celles de la contre-culture, avec le rock’n’roll, les beatniks, les hippies, les mods, les rastas, mais aussi les mouvements étudiants contre la guerre, la libération des mœurs. La logique de la contre-culture rejoint clairement celle du post-modernisme : elle s’oppose à une culture dominante qui se prétend être la seule valable, comme la pensée post-moderne s’oppose à la prétention universaliste des valeurs modernes. De la même façon qu’il y a toujours eu des « réunions non-mixtes », il y a toujours eu des folklores locaux au sein des pays où régnait une culture dominante. Simplement, la contre-culture des années soixante connaît une théorisation particulière qui rejoint le post-modernisme naissant, comme les réunions non-mixtes dans le cadre du mouvement des Civils Rights, ou féministes.
On peut situer ses origines avec le folklore des esclaves des plantations et celui des ouvriers blancs, agricoles ou industriels, souvent d’origine irlandaise, autrement dit du blues des premiers temps et de la Protest Song. Dans les années quarante, on appelle hipsters les musiciens noirs américains « cools », qui fument du shit, portent des costumes larges et ont une sexualité libre. Leur optique n’est pas politique, mais ils ont une conscience de leur condition – ils sont wokes. Dans les années cinquante, le mouvement littéraire de la Beat Génération4 donne une conscience à la logique de la contre-culture, et par cela, donne le ton pour les mouvements des années à venir. Dans les années soixante, la contre-culture explose. La progression multidirectionnelle du rock semble exprimer une liberté qui se prend au fur et à mesure qu’elle se désire. Dans le cadre de la guerre au Vietnam, que le pouvoir justifie en prétendant défendre la liberté contre les communistes, la contre-culture propose une pensée alternative de la liberté, basée sur la libération des mœurs, le pacifisme, et les plaisirs comme la drogue, le sexe et le rock’n’roll.
Mais on le sait, le capitalisme est en embuscade et récupère tout ce qu’il peut, tout en apprenant à s’adapter aux nouvelles aspirations de la jeunesse. On ne le dit jamais assez, mais Elvis, qui chantait la vie cool, était pratiquement l’esclave de son producteur. Hendrix donnait des concerts pratiquement tous les soirs pour payer sa dette5. La plupart des stars venues des classes populaires ont été exploitées, vampirisées jusqu’à la moelle, tandis que les autres ont eu tendance à devenir des libertariens. Dans les années soixante-dix, la question de l’argent pollue déjà les scènes alternatives. Chaque nouveau mouvement qui apparaît semble exprimer une scission plus radicale que la précédente, mais chaque fois, la récupération fonctionne. Le style du punk est assez paradigmatique de ce phénomène. Dans les années quatre-vingt, le rap connaîtra le même sort.
Si le mouvement de la contre-culture est d’origine populaire, le capitalisme a su mettre au point des dispositifs pour en tirer les plus gros bénéfices. Dans le contexte de l’industrie du cinéma, l’Histoire du « Nouvel Hollywood » est tout à fait significative de ce phénomène. Rappelons les enjeux. En proie à une baisse générale des audiences dans les années soixante, les industries du cinéma permettent progressivement aux cinéastes de plus grandes libertés, constatant alors que cela fait revenir le public. Les codes du cinéma se voient ainsi renouvelés et drastiquement élargis. Les œuvres caractéristiques de ce mouvement sont aujourd’hui des classiques : Bonnie and Clyde, Easy Rider, Le Lauréat, MASH… Coppola, Scorcese, Altman sont considérés comme ses réalisateurs ultimes. Si ces films, forts bons au demeurant, provoquent des polémiques, et passent pour des films contestataires, ils ne subissent aucune censure, et surtout, ils rapportent beaucoup d’argent à leurs financiers. De fait, le Nouvel Hollywood est une opération commerciale, au cours de laquelle, d’ailleurs, la stratégie du blockbuster est mise au point. Il produit certes de bons films, élargit la vision et la compréhension de l’art cinématographique, et bouscule même indirectement les mœurs, mais il est entièrement orchestré par le capital. Toujours en amont des décisions, les financiers ne donnent leur aval aux fantaisies des réalisateurs que parce qu’ils savent que cela amène un public qui veut, plus qu’avant, de la nouveauté. À sa suite, la génération de Steven Spielberg et de Georges Lucas perfectionneront ce système du divertissement « ingénieux et rentable ».
La question de l’éducation
Pour clore cette brève description économique et sociale des années soixante et soixante-dix, nous devons dire un mot sur l’évolution de l’éducation scolaire et universitaire. Depuis l’invention de l’imprimerie, la population occidentale a connu une croissance permanente, et de plus en plus rapide, de son alphabétisation, puis de sa fréquentation du collège, du lycée, et enfin des études supérieures. Dans cet envol de « l’éducation », les États-Unis font la course en tête. Dans les années soixante, la part de la population en études supérieures ou ayant fait des études atteint le taux de trente pour cent, puis se met à stagner. Nous avons parlé, dans un article sur Emmanuel Todd, de ce phénomène de stagnation éducative, en nous concentrant sur les causes, que nous avons localisé dans les trois récessions économiques de la décennie qui a précédé la stagnation : l’argent qui a amorti les récessions est celui qui aurait dû perpétuer la croissance de « l’éducation supérieure ».
Laissons de côté le débat des causes, et allons aux conséquences. L’anthropologue a, dans ses divers travaux, conférences, et interventions médiatiques, longuement décrit le mécanisme de cet arrêt de la croissance universitaire, et ses différentes conséquences sur les sociétés américaines et européennes, en particulier française. La stagnation éducative a produit, dans les décennies suivantes, une nouvelle stratification sociale, fondée sur le niveau éducatif. Pour dire la chose concrètement, et plus encore que Todd : à revenu égal, une personne qui a plus de diplômes vit mieux qu’une personne sans. Plus adaptée au système, elle bénéficie généralement d’un réseau d’amis (et donc d’entraide) d’un niveau social plus élevé, elle a plus de chance d’être embauchée dans des métiers moins fatigants, etc. Aussi, le taux de trente pour cent est un taux bâtard, c’est-à-dire qu’il n’est pas assez grand pour parler de majorité, mais il l’est suffisamment pour que ceux qui produisent des ouvrages intellectuels puissent faire grand succès, tout en se passant de lecteurs des classes populaires.
Historiquement, la stratification éducative apparaît aux États-Unis dans la seconde moitié des années soixante avec la question de la guerre au Vietnam. Alors que les jeunes prolétaires partent en Asie pour défendre la liberté, les étudiants s’engagent contre la guerre, et organisent des manifestations. Todd note, pour la France, le traité de Maastricht, en 1992, comme l’évènement révélateur, bien que des signes soient apparus auparavant. Nous pouvons déjà retenir le mouvement social de 1986, initié par les étudiants, et méprisé par les cheminots, puis abandonné par les étudiants au moment même où les cheminots étaient en train de les rejoindre – sorte de 68 dyslexique… Seulement en 1984, le bond des adhésions au Front National à la suite de la célèbre émission L’Heure de Vérité, montre que la déception populaire à l’égard des intellectuels est déjà forte. Todd situe la stagnation plutôt dans le milieu de la décennie 80, mais il semble que l’effet social de stratification ait commencé avant. La manie d’imiter l’Amérique, bien sûr, mais aussi certainement la chute du bloc soviétique et l’élection de Mitterrand.
Comprenons le problème. Si la classe intellectuelle n’a plus besoin des classes populaires pour faire succès, alors elle peut se désintéresser d’elles. Pire encore, elle peut dire n’importe quoi sur elles si elle trouve, au sein de sa propre classe, assez de gens pour croire que c’est vrai. Sans aller jusque là, il faut reconnaître que la perte du critère populaire est très problématique. Dans cette perspective, analysons un peu plus. Un point, notamment, est important.
La classe intellectuelle est une classe hybride, qui se fabrique à partir de l’école républicaine, gratuite, ouverte à tous, et dont une partie est issue des classes populaires. En passant des diplômes, les étudiants modestes peuvent accéder à la bourgeoisie. À l’Université, d’ailleurs, ils fréquentent plus d’enfants de bourgeois que d’enfants de prolétaires, et pour cela, ils s’embourgeoisent quelque peu. Je le dis de témoignage personnel : alors que l’on vivait dans un taudis hors norme avec mon père, la bourse sur critères sociaux que j’avais, à l’échelon maximal, me donnait un pouvoir d’achat supérieur à plusieurs de mes fréquentations. Dans ce contexte, la question qui se pose est : dans quelles mesures l’étudiant modeste s’embourgeoise-t-il ? Si ses diplômes lui donnent accès à des métiers intéressants, comme directeur de recherche, doit-on pour autant penser que sa mentalité s’est éloignée des problématiques des prolétaires ? Il augmente son niveau de revenu, et donc son niveau social, mais il n’est pas impossible qu’il ait gardé au cœur la misère populaire. Pour autant, pour se faire une place dans le milieu académique, il faut qu’il s’adapte aux mentalités qui l’accueillent, et dans ses compromis, il peut être amené à la compromission, puis finalement au retournement de veste.
La réponse à ces questions est évolutive. Si l’ascenseur social par l’école a d’abord contraint la classe intellectuelle à s’intéresser davantage aux classes populaires, l’apogée de la part de population ayant fait des études supérieures au taux de trente pour cent a petit à petit renversé la balance, et l’ascenseur social par les études est devenu progressivement un petit-embourgeoisement général. Pour ma part, arrivé au bout en 2007, j’étais très mal à l’aise à l’idée de trouver le moyen de m’insérer dans le milieu des chercheurs en philosophie, et j’ai préféré aller bosser. Je ne dis pas que tout chercheur issu des classes populaires s’est embourgeoisé, mais qu’il a dû adapter ses thématiques de recherche à la bourgeoisie intellectuelle, et que cette dernière s’est désintéressée des questions de politique économique.
Synthèse
Nous pouvons dire que la pensée post-moderne a émergé dans un contexte de décalage global entre une prospérité économique keynésienne et des mœurs encore pleines des logiques de l’Ancien Régime. Le discours officiel, encore très fidèle aux idéaux proposés par les Lumières et les révolutions démocratiques occidentales, ne pouvait alors plus apparaître que comme un leurre, un fantôme, un Spectacle, pour qui interrogeait un tant soit peu le réel. Et contre ce discours, la pensée marxiste, opposante traditionnelle de la domination, semblait tomber dans les mêmes travers, à croire ce que l’on pouvait voir de la société soviétique. Elle semblait même faire pire, en prétendant dépasser le capitalisme par le goulag.
Contre les risques mêmes des beaux discours, la logique post-moderne s’est en partie développée dans des pratiques militantes, dans l’art, dans l’expérimentation sociale. Elle a accompagné la révolution éducative qui a vu bondir le nombre d’étudiant dans le supérieur. Mais elle a aussi précipité malgré elle les luttes militantes dans la récupération bourgeoise.
1 La question des pensées qui précèdent et tendent vers le post-modernisme est un long débat que nous choisissons de ne pas ouvrir ici.
2 Nous l’avons dit dans l’article précédent, nous traiterons du cas particulier du métaphysicien Deleuze plus tard.
3 Pour exemple significatif, je cite ce témoignage du couple Gréco-Davis, qui trouvait que le regard porté sur un couple mixte était beaucoup plus violent aux États-Unis.
4 La Beat Generation est la fille de la Lost Generation (Hemingway, Steinbeck), et précède la génération des livres sur la drogue (Selby Jr, Welsh), que j’appelle généralement la Drug Generation. Ce fil généalogique de la littérature anglo-américaine coup de poing a fini sur la commerciale Brat Pack (Ellis, McInerney)
5 N’importe quelle biographie sérieuse raconte cette histoire, mais je conseille toujours la bande dessinée sublime, publiée chez Delcourt, La légende du Voodoo Child (2004).
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