Perte de foi en la prépa
Ce soir je me remets à écrire et je goûte la douce légèreté d'être libérée après deux années de classes préparatoires littéraires, les fameuses hypokhâgnes puis khâgnes. Pourtant, je demeure dans l'inquiétude. Digérer ces deux années intenses de formation est un travail ardu du corps, de l'esprit. Alors, je m'attelle aux mots ; j'essaie de témoigner et d'analyser. A dix-huit ans, je quitte ma banlieue toulousaine ennuyeuse et m'installe seule au centre de Lyon pour étudier les lettres en prépa.
Confiante, je reconnais très vite la qualité des cours délivrés notamment en lettres modernes, en philosophie et en cinéma. Je lis Aristote, Céline, Elie Faure ou encore Sylvie Thénault. Je suis aussi très vite amenée à me poser des questions esthétiques, historiques ou linguistiques, complexes et subtiles. Il en découle même parfois un certain plaisir intellectuel aussi savoureux que sincère. Alors qu'autour de moi siège une classe dynamique et solidaire, l'année s'annonce particulièrement intense.
En effet, les cours s'enchaînent à une vitesse folle et les semaines sont sans cesse rythmées par des oraux personnels (appelés khôlles), de petits contrôles ou de longues dissertations de cinq à six heures notamment le samedi matin. Notre emploi du temps se charge et nos têtes enflent. Bien vite, nous déchantons. Il ne s'agit plus de faire nos humanités, au sens noble de former notre esprit par les lettres, mais plutôt de répondre le plus efficacement possible aux exigences sclérosantes de l'institution. Bientôt, je ne lis plus vraiment mais je repère des paragraphes clairsemés qui pourraient être utiles pour mes dissertations. Si j'apprécie toujours d'aller en cours, retourner chez moi le soir est angoissant car je sais que toutes mes charges scolaires ne pourront être accomplies. Coupée de l'extérieur, j'ai l'impression d'être en permanence assistée et isolée. Bientôt, nous ne vivons que par la prépa et pour elle. Tous nos amis s'y trouvent. Tous nos tourments s'y rapportent à tel point que nous mettons de côté des questions plus importantes : Qu'est-ce qu'être jeune ? Comment réagir au terrorisme actuel ? Comment se battre pour le droit des femmes ? Qui suis-je ?
Ainsi, évidée de l'intérieur, notre capacité à agir, à provoquer et à exprimer nos sentiments plus personnels est étouffée. Je lis sur mes copies "humour à éviter" ou encore je subis les réflexions des employées de l'administration car je porte un short. Dans ce milieu réactionnaire, je vivote et me réfugie alors dans mon intériorité qui sait fougue et distance garder. Je prends surtout conscience de ma position douloureuse lors de ma khâgne ulm (formation davantage classique que j'avais choisie pour ses deux heures supplémentaires en philosophie). Cette année est, pour moi, bien plus éprouvante que mon hypokhâgne où l'ambiance générale était sympathique et bon enfant. Si certains cours, notamment de lettres modernes, sont très intéressants voire amusants, le non-dit règne par ailleurs. Le mal-être de nos propres camarades n'est jamais évoqué. Aucune activité extra-scolaire n'est proposée. Personne ne s'en étonne. Alors que nous étudions beaucoup de langues mortes, nous agissons nous-mêmes en êtres froids, mortifères. A part quelques oreilles bienveillantes, je ne trouve personne avec qui partager mes doutes et, plus généralement, réfléchir sur ce que nous endurons en prépa.
En cela, nous sommes comme aliénés, au sens de rendus étrangers à nous-mêmes dans la mesure où notre faculté de critiquer, de prendre du recul sur ce que nous sommes et ce que nous faisons, seuls ou ensemble, est atténuée voire dissipée. Alors que nous décortiquons consciencieusement des textes pour parfois déceler leur valeur métatextuelle, nous sommes incapables de nous réfléchir nous-mêmes. Des professeurs ne pensent plus qu'au concours en surmenant les élèves susceptiblement admissibles quitte à laisser tomber les autres. Des élèves s'évertuent à vouloir khûber (redoubler sa khâgne) alors que leur année est déjà vécue de manière oppressante. Dans ce milieu déprimant, j'entre, au milieu de mon année de khâgne, pour la première fois de ma vie, dans une phase de grande tristesse. Dès que je quitte définitivement ces études, j'ai un sursaut de dynamisme et de gaieté. Je trouve un job de livraisons de plats locaux à vélo que j'apprécie pour son côté éminemment concret, physique et convivial. Si je n'ai pas du tout aimé ma deuxième année de prépa, elle m'a révélé quelque chose sur moi-même. Je ne suis pas une bête à concours et j'aspire, non pas à faire une grande carrière universitaire, mais à continuer de réfléchir et de dialoguer avec les autres. Ainsi, je me projette aujourd'hui vers d'autres horizons à la frontière de la psychologie et de la philosophie avec des acquis méthodologiques ainsi que de très bons amis rencontrés en prépa.
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