Pervers narcissique : le génie des origines (1/2)
Dire que la notion de pervers narcissique est galvaudée dans les médias grands publics est un lieu commun pour ceux qui se sont donné la peine d’étudier la théorie et la pensée de son découvreur. Le problème réside dans le fait que ce ne sont pas ces derniers qui sont interrogés par les magazines « people » traitant de ce sujet. Il en résulte que ce terme est désormais utilisé comme une insulte chez de nombreuses personnes qui l’emploient tant et si bien que la théorie dont il est issu en perd sa valeur et son intérêt. Tout se passe en fait comme si l’expression gagnait en quantité et en popularité ce que la théorie perdait en qualité. Ce qui est fort regrettable, car elle nous apporte une compréhension sur les dérives de notre société actuelle que nous n’avions pas jusqu’alors. Elle s’avère donc bien plus utile pour l’analyse des problématiques sociétales qu’elle peut l’être pour des couples ou des patrons supposés « pervers », mais cela nous ne le saurons jamais si nous ne dépassons pas le stade de son interprétation actuelle. Un retour aux bases s’impose donc.
Après avoir situé le contexte historique qui préludait à la découverte de la perversion narcissique en brossant à grands traits quelques généralités (« Pervers narcissique : plongée au cœur des origines d’un concept en vogue » et « Idiosyncrasie du pervers narcissique : définitions ! »), et précisé la place de l’Œdipe au regard de l’inceste (« L’inceste, l’œdipe et la perversion narcissique selon Paul-Claude Racamier »), quelques rappels, omis des articles de vulgarisation courants, sont donc de mise.
En aparté, précisons que P.-C. Racamier a patiemment construit ses théories et sa clinique d’après de fines observations et une expérience pratique durement acquise auprès d’une institution, un hôpital de jour[1], qu’il a lui-même fondée avec la seule aide des familles de psychotiques qui souhaitaient voir leur situation s’améliorer. C’est dire à quel point ses acquis mettent en pratique la citation de Pierre Destouches : « La critique est aisée, mais l’art est difficile », car à lire l’essentiel des écrits de certains « érudits » qui s’opposent à ce concept, après vérification de leur C.V., il n’en est aucun qui ait passé leur vie à s’interroger sur la façon de soulager la souffrance des psychotiques comme a si bien su le faire P.-C. Racamier. La plupart, qu’ils soient psychothérapeutes ou non, exercent en libéral. C’est-à-dire que hormis leur stage en institution, lorsque celui-ci est obligatoire pour l’obtention de leur examen final, aucun n’a approché de près un schizophrène pendant suffisamment longtemps pour en comprendre le fonctionnement mental. À l’opposé, de nombreux psychiatres de formation psychanalytique exerçant en institution trouvent la théorie de la perversion narcissique particulièrement perspicace pour leur pratique. Il semblerait qu’une scission se soit opérée entre, d’une part, un certain savoir académique dispensé par des professeurs d’Université qui ne connaissent les maladies mentales que par les livres – les principaux opposant à la théorie de la perversion narcissique –, et d’autre part, les psychiatres/psychanalystes confrontés aux réalités du terrain et de la criminalité qui considèrent P.-C. Racamier comme l’un des deux plus grands chercheurs français, avec Claude Balier, ayant fait avancer notre compréhension de la perversité et du crime. C’est ainsi que Daniel Zagury, « l’expert des “génies du mal” », peut écrire que « les “pervers de divan” ne sont pas les “pervers de prison”[2] » et d’insister sur le fait qu’« il ne faut pas faire la confusion entre la remarquable description clinique de la perversion narcissique par Racamier, qui rend compte au mieux de certains tableaux, avec la mode qui consiste aujourd’hui à l’invoquer de façon extraordinairement extensive et abusive[3] ».
Avec Daniel Zagury, il conviendrait donc de « distinguer farouchement l’avancée clinique géniale instaurée par Paul-Claude Racamier de cette mode médiatique qui sombre dans le ridicule par son extension abusive et sa caricature[4] ». C’est ce que nous allons faire ici en revenant aux sources de la perversion narcissique[5] :
« L’origine de la perversion narcissique se trouve dans l’universelle mégalomanie infantile et primitive. Autant le concept que ce qu’il connote de réalité clinique se situe donc dans le fil – que nous connaissons bien – de la séduction narcissique. Une séduction narcissique perpétuée mais souffrante débouche sur la psychose. Une séduction narcissique alliée à l’auto-érotisme (et à quelques pulsions partielles) débouchera sur la perversion narcissique. Comme on l’a montré chez l’imposteur et l’escroc (Greenacre et Chasseguet-Smirgel), se trouve prévalente et permanente chez le pervers narcissique l’illusion active de remplacer vraiment et impunément auprès de la mère le père, qui est évincé en pensée et en fait. À l’éviction du père, à l’évitement de l’Œdipe, au démantèlement du surmoi, la séduction narcissique ajoute en prime majeure la tentative d’immunité conflictuelle[6]. »
L’immunité conflictuelle étant l’une des principales visées de la perversion narcissique (cf. note5) sur laquelle nous reviendrons dans cet article, il nous faut préalablement définir le concept de séduction narcissique selon la représentation qu’en avait Paul-Claude Racamier.
Comme toutes les notions développées par cet auteur, celle de séduction narcissique n’échappe pas à la règle d’une longue et lente maturation. Elle apparait dans ses écrits en 1975 à la suite d’une conférence donnée à la Société psychanalytique de Paris et fut travaillée, remaniée et précisée dans ses ouvrages parus en 1978/1980, 1989, 1992 et 1995.
En 1978/1980, Racamier écrit : « Entre le bébé et sa mère, dans cette phase improprement appelée symbiotique, s’instaure une fascination mutuelle. Cette fascination narcissique primaire vise à préserver un monde à l’abri des excitations internes et externes, étale, stationnaire et indéfini. (Peut-on dire ici que N = N, Narcisse = Nirvana ?) Cet ordre narcissique étale est troublé par les absences de la mère et plus encore par l’impact du monde extérieur, par les forces de croissance de l’enfant, et surtout par les pulsions et les désirs : désirs de l’enfant, désirs de la mère pour l’enfant et désirs de la mère pour le père. Les processus précoces d’identification projective transforment la relation narcissique primaire sous l’influence et au bénéfice des pulsions, de leurs dérivés et de leurs représentations. Mais supposons une mère hostile à ses propres désirs ; toujours attachée à la sienne ; empêtrée dans son Œdipe ; ayant en horreur les désirs libidinaux que l’enfant manifeste, qu’il inspire, et qu’il représente ; et toujours enfin menacée de dépression : il faudra que son enfant la complète ou plus exactement qu’il demeure partie intégrante d’elle-même, au titre d’un organe vital. Cette mère entend donc réinclure l’enfant en elle-même une fois pour toutes : cet enfant narcissiquement séduit doit être comme s’il n’était pas né. Il ne faut pas qu’il opère cette seconde naissance qu’est la naissance psychique ; il ne faut pas qu’il croisse ; qu’il pense ; qu’il désire ; qu’il rêve. Il restera pour la mère son rêve incarné : un fétiche vivant. Mais peut-il encore avoir des rêves, celui qui est un rêve ? Pas plus que de rêver, il ne devra penser : la séduction narcissique ne tolère ni le désir ni la pensée, qui sont preuves d’insurrection. »
Cette présentation sommaire peut sembler partiale, mais Racamier s’en défend : « Pour lui [l’enfant], bien évidemment, la séduction narcissique n’a pas de moindres charmes, qui lui promet de faire avec la mère un Tout omnipotent ; de ne la perdre jamais ; de lutter souverainement contre l’excitation pulsionnelle ; et de radier d’un coup le père et la castration. Aussi bien ne peut-on pas décréter qui commence à séduire qui – ce qui peut rendre indécidable toute question relative aux origines de la psychose […]. Elle restera d’ailleurs la loi de la relation de séduction narcissique : c’est une relation inversible, les êtres y sont interchangeables, chacun y prenant indifféremment, la place de l’autre : la séduction narcissique abolit l’altérité.[7] »
Sans cette précaution d’usage, nous pourrions déduire de ces courts extraits que la séduction narcissique est le « mal » incarné et que la mère, en tant que « séductrice », est la « cause » de ce mal. Cette dernière interprétation correspond bien à la vision naïve que s’en font les doctrinaires dont l’idéologie n’a rien à envier à certains dogmes religieux, mais ce serait là commettre une énorme erreur et méconnaître la pensée de Paul-Claude Racamier, lui qui a placé son ouvrage principal, Le génie des origines, « sous la bienveillante autorité de Janus », le dieu romain des commencements et des fins, des choix, du passage et des portes qui portait son regard dans deux directions opposées.
En effet, la séduction narcissique est à double versant, l’un conduit aux désordres psychiques observés en psychopathologie et laisse le champ libre à la destructivité ; l’autre ouvre la voie de la vie psychique et de la créativité. C’est dire l’importance d’une séduction narcissique « suffisamment modérée ». Dans cette perspective elle exerce une triple fonction : « elle tempère l’afflux des excitations ; elle modère l’afflux libidinal ; elle fonde un Je durable. Pour le dire en un seul mot : elle est vitale.[8] » Mais elle peut également s’avérer « mortelle » en certains cas comme nous venons de l’évoquer, car « tout se passe comme si la mère devait deux fois donner naissance à son enfant : si par l’accouchement, elle donne naissance à une masse de chair, c’est par un long accouchement de plusieurs mois qu’elle en fait surgir un individu : comme s’il fallait que les débuts de la vie extra-utérine forment le prolongement d’une vie intra-utérine interrompue trop tôt[9]. »
Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette notion essentielle dans la théorie de la perversion narcissique et la genèse de certains « troubles psychiques », mais il me faut maintenant évoquer un autre concept clef essentiel à la compréhension de cette théorie : c’est celui de deuil originaire. Souvenons-nous que la perversion narcissique, nous le ne répéterons jamais assez, « définit une organisation durable ou transitoire caractérisée par le besoin, la capacité et le plaisir de se mettre à l’abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile et un faire-valoir » (cf. note5, c’est moi qui souligne).
Nous retrouvons là notre problématique de l’immunité conflictuelle laissée en suspens au début de cet article. Elle est centrale dans la perversion narcissique. Qu’est-ce qui pousse donc un individu à rechercher cette immunité conflictuelle ?
Racamier répond sans ambiguïté à cette question : c’est l’échec ou les difficultés éprouvées face au deuil originaire.
Ce « prototype » de deuil désigne « le processus psychique fondamental par lequel le moi, dès ses prémisses, avant même son émergence et jusqu’à la mort, renonce à la possession totale de l’objet, fait son deuil d’un unisson narcissique absolu et d’une constance de l’être indéfinie, et par ce deuil même, qui fonde ses origines, opère la découverte ou l’invention de l’objet, et par conséquent de soi, grâce à l’intériorisation. Le moi établit donc ses origines en reconnaissant qu’il n’est pas le maître absolu de ses origines. Il se découvre en se perdant tel est le paradoxe identitaire*.[10] »
On comprend donc l’importance de cette étape dans l’évolution de l’enfant, car « la traversée du deuil originaire est la condition nécessaire de toute croissance possible[11]. »
Quant à l’articulation entre le deuil originaire et la séduction narcissique, elle s’explique ainsi : « Le deuil originaire est donc l’épreuve première – et prolongée – par laquelle passe le moi pour découvrir l’objet ; en vertu d’un paradoxe fondateur, celui-ci est perdu avant que trouvé ; de même le Je ne se trouve qu’en acceptant de se perdre. Propulsé, entre autres poussées, par celle de la croissance, et à l’encontre de l’attraction centrifuge de la séduction narcissique, le deuil originaire ouvre au moi les capacités qui lui sont originellement promises, en particulier celle de faire des deuils ; la traversée du deuil originaire est en effet une des conditions majeures de la faisabilité de tout endeuillement[12]. » Autrement dit, le deuil originaire s’oppose à la séduction narcissique et vise l’autonomie du sujet.
Cette notion est capitale chez Racamier. C’est la raison pour laquelle elle occupe les trois premiers chapitres de son ouvrage Le génie des origines, car aucune des avancées géniales de cet auteur ne saurait être comprise sans elle, comme il le précise lui-même : « Tout ce que nous étudions au cours de cet ouvrage sur les patients et leur entourage qui ne supportent pas de croître et de laisser croître ; qui haïssent l’autonomie des autres, et la leur ; qui sont incapables de supporter aucun deuil ; qui se figent et qui pétrifient tout à leur entour ; qui sont prêts à payer n’importe quel prix, n’importe quel sacrifice, n’importe quelle privation de psyché ou de vie psychique, pour éviter les travaux de la croissance et du deuil ; toute cette immense géhenne de souffrance pathologique (car il nous faut absolument distinguer cette souffrance pathologique de la souffrance en quelque sorte normale grâce à laquelle la vie de la psyché perdure et s’accroît) nous montrera que, sans deuil toléré et accompli, il n’est pas d’autonomie ni d’épanouissement pour le sujet, voire pour son entourage et même pour sa descendance[13]. » Ces dernières considérations nous laissent entrevoir l’aspect groupal et sociétal de la perversion narcissique, car c’est bien de deuil expulsé dont il est question la plupart du temps dans les décisions de nos dirigeants politiques. Ce travail reste à faire, mais certains auteurs – rares –, sur lesquels nous reviendrons probablement, ont déjà ouvert la voie.
Cette présentation sommaire ne saurait dispenser le lecteur soucieux de mieux connaître la théorie de la perversion narcissique de lire le livre de P.-C. Racamier dans lequel il traite ces sujets (deuil originaire, séduction narcissique, perversion narcissique, etc.). Il s’apercevra alors à quel point cette expression est aujourd’hui pervertie par la presse grand public qui s’est emparée de ce sujet qu’elle utilise comme un « marronnier » sans véritable souci d’exactitude.
Comment donc reconnaître une perversion narcissique ? S’interrogent certains, c’est bien simple : chercher le deuil refusé et vous trouverez le moyen de vous débarrasser de cette relation toxique.
À suivre…
Philippe Vergnes
N. B. :
Le titre de cet article fait directement référence à l’œuvre majeure de Paul-Claude Racamier dont la lecture, à défaut de connaître le parcours de ce chercheur, est indissociable d’une critique pertinente et rationnelle de cette théorie. C’est avec grand regret et un profond sentiment de désolation que j’observe au fil de mes lectures l’incapacité des opposants à ce concept à se livrer à cet exercice. Cette attitude témoigne, à tout le moins, d’une profonde absence de réflexion et d’esprit critique dont la notion même est également galvaudée puisque la forme péjorative du terme « critique » est le plus souvent admise alors que celle-ci n’est qu’insulte ou censure. Encore un moyen d’« euphémiser » les manœuvres perverses de disqualifications nihilistes. C’est ainsi que par une perversion du langage et une banalisation de son pouvoir toxique, nous glissons peu à peu vers une nouvelle dictature.
[1] Cf. la Velotte à Besançon, l’un des tout premiers hôpitaux de jour fondé en 1967 et fonctionnant de façon particulièrement « humaine » et bienveillante.
[2] Zagury, Daniel (2013), « Perversion-perversité : une recomposition à partir de la clinique médico-légale », in Roland Coutanceau & Joanna Smith (sous la direction de), Troubles de la personnalité – Ni psychotiques, ni névrotiques, ni pervers, ni normaux…, Paris : Dunod, 552 p., p. 51.
[3] Ibid., p. 55.
[4] Ibid., p. 55.
[5] Je rappelle à cet effet la définition de la perversion narcissique selon Paul-Claude Racamier : « Définit une organisation durable ou transitoire caractérisée par le besoin, la capacité et le plaisir de se mettre à l’abri des conflits internes et en particulier du deuil, en se faisant valoir au détriment d’un objet manipulé comme un ustensile et un faire-valoir » Racamier, Paul-Claude (1993), Cortège conceptuel, Paris : Apsygée, 124 p, p. 59.
[6] Racamier, Paul-Claude (1992), Le génie des origines : psychanalyse et psychose, Paris : Payot, 420 p., p. 287.
[7] Racamier, Paul-Claude (1980), Les schizophrènes, Paris : Payot, collection PBP, 240 p., p.
[8] Racamier, Paul-Claude (1992), op. cit., p. 190.
[9] Racamier, Paul-Claude (1953), « Étude clinique des frustrations précoces », in Revue Française de psychanalyse, tome XVII, n° 1-2 janvier-juin, pp 328-350.
[10] Racamier, Paul-Claude (1993), Cortège conceptuel, Paris : Apsygée, 124 p., p. 33-34.
« * Le paradoxe identitaire désigne et qualifie le paradoxe fondamental par lequel le sujet se découvre en se perdant et qui, par le deuil originaire, est l’instaurateur essentiel du Je. » (Racamier, 1993, p. 45)
[11] Racamier, Paul-Claude (1992), op. cit., p. 35.
[12] Ibid., p. 117.
[13] Ibid., p. 35.
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