Le problème, me semble-t-il, partiellement occulté par beaucoup de débats, est que la protection de la liberté d’expression suppose
de choquer ou de heurter autrui. C’est même là l’objet d’une
protection juridique que d’assurer à celui qui s’exprime la garantie
qu’il ne sera pas inquiété lors de cet exercice. Pour éclairer ce
principe, je propose un détour préalable par les analyses de la Cour
suprême des Etats-Unis.
- L’analyse de la Cour suprême
L’affaire Hustler Magazine inc. v. Falwell présente cet intérêt particulier que le requérant, télévangéliste célèbre, attaquait le journal Hustler en raison de la caricature grossière qui avait été faite de sa personne. Le juge Rehnquist, qui délivrait l’opinion majoritaire, posa le problème : "Ce cas nous met en présence d’une nouvelle question intéressant les restrictions au Premier amendement (droit à la liberté d’expression) qui peuvent être apportées par l’autorité publique lorsqu’elle s’efforce de protéger ses citoyens contre la provocation intentionnelle d’une détresse émotionnelle. Nous devons décider si une personne publique peut obtenir une indemnisation pour la souffrance morale causée par la publication d’une caricature agressive, indiscutablement grossière et répugnante aux yeux de la plupart des gens". (librement traduit par votre serviteur).
Le juge Rehnquist présentait alors l’analyse traditionnelle des limitations apportées à la protection conférée par le Premier amendement. Il rappelait ainsi la position de juge Frankfurter (in Baumgartner v. United States) : "L’une des prérogatives de la citoyenneté américaine est le droit de critiquer les personnes publiques et leurs mesures". Rehnquist ajoute que "de telles critiques, inévitablement, ne seront jamais raisonnées ou modérées ; les personnes publiques comme les personnes exerçant des fonctions publiques seront sujettes à des attaques véhémentes, caustiques, et parfois déplaisantes".
Seule la diffamation est susceptible de faire l’objet d’un contrôle. Or, la diffamation consiste pour l’essentiel dans une assertion fausse. A l’inverse, la caricature "est souvent basée sur l’exploitation d’une infortune physique ou d’événements politiquement embarrassants - une exploitation souvent calculée pour blesser les sentiments du sujet de la personne objet du portrait. L’art du caricaturiste n’est pas raisoné ou tempéré, mais brutal et univoque". Or, si la caricature cause indiscutablement un dommage d’ordre moral à celui qui en fait l’objet, elle est nécessaire à la vie démocratique, qui serait "bien plus pauvre sans elle".
Il a cependant égard à l’argument de Falwell selon lequel ce qui
distinguait la caricature litigieuse était son caractère
particulièrement outrageant. La Cour rejette également cet argument : "La
caractère outrageux dans le discours politique et social présente une
subjectivité inhérente qui imposerait à un jury d’établir une
responsabilité sur le fondement des opinions et goûts des jurés, ou
peut-être de leur dégoûts d’une expression particulière".
L’argument est décisif. Le caractère bénin ou outrageant de la
caricature ne saurait constituer un critère, car il suppose de s’en
référer à la propre sensibilité du juge. Autrement dit, il
n’y a pas de standard de l’outrage ou de l’offense. Elle ne saurait
donc sans arbitraire assurer l’application de la règle de droit.
- La position de la Cour EDH
Il convient de la rappeler brièvement : dans l’arrêt I. A. c. Turquie, la Cour a admis que la liberté d’expression pouvait trouver une limite dans l’exercice de la liberté religieuse dès lors que "les croyants peuvent légitimement se sentir attaqués de manière injustifiée et offensante des passages suivants". Le professeur Rolin a ainsi proposé un commentaire fort critique de cette décision, engageant un débat avec Paxatagore ; débat sur lequel on s’était prononcé ici-même.
Il convient toutefois de faire état du principe rappelé au paragraphe 28 : "Pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture caractérisent une « société démocratique » (Handyside, précité § 49) ; et ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion, qu’ils appartiennent à une majorité ou à une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi (Otto-Preminger-Institut, précité, § 47)."
Autrement dit, l’expression d’une opinion, fût-elle religieuse ou politique, s’accompagne nécessairement d’un devoir de souffrir la critique, voire l’hostilité. Cependant, la Cour avait établi une distinction relative au sujet de l’atteinte. En effet : "Il ne s’agit non seulement des propos qui heurtent ou qui choquent, ni d’une opinion « provocatrice », mais d’une attaque injurieuse contre la personne du prophète de l’Islam". A la différence de l’affaire américaine, donc, ce n’est pas une personne qui est attaquée, mais un personnage religieux qui fait l’objet d’un culte. D’où la Cour peut déduire que "lorsqu’il s’agit de la critique des dogmes religieux, les croyants peuvent légitimement se sentir attaqués de manière injustifiée et offensante".
Ce qui, comme on l’avait exposé dans un précédent billet, pose problème ici, c’est que la critique d’un personnage religieux doit entraîner l’atteinte à la liberté religieuse
de ceux qui adoptent son culte. On peut soutenir, certes, que la
critique contre un tel personnage a vocation à porter sur la religion
dans son ensemble. Pour autant, il est loisible de contester qu’une
religion fasse l’objet d’une protection particulière. Si, en effet, les
croyances religieuses sont protégées par la Convention, ce n’est pas au
titre de leurs seule existence, mais au regard de la liberté
de leur exercice. Autrement dit, les pratiques religieuses et la
liberté de croyance sont protégées, mais rien ne justifie que le
confort moral soit assuré aux croyants.
- Le pluralisme dans une société démocratique
En effet, c’est bien de confort moral (ou de souffrance morale) qu’il s’agit. Sans doute, comme KoZ, peut-on faire valoir (assez courageusement, jugé-je, au regard de l’esprit du jour) que la sensibilité d’autrui mérite égard. On ne s’honore pas nécessairement à prendre à parti la religion musulmanne en tant que telle. Il me semble cependant que l’offense constitue le prix à payer d’une croyance dans une société pluraliste (et j’abandonne ici le terrain strictement juridique). En effet, on ne peut préjuger de ce qui peut constituer une offense pour autrui. Elle est, comme le rappelait Rehnquist, éminemment subjective. Reconnaître une valeur autonome aux bleus à l’âme en cette matière conduit inévitablement à assécher le débat public. Inviter à la politesse et à la prudence est une chose (ce que fait KoZ) ; faire de cette politesse l’objet d’une obligation en est une autre (ce que ne fait pas Koz).
On peut ajouter pour finir que pèse sur la question (médiatique et juridique) une ambiguïté sur la nature de l’atteinte portée par l’offense.
La croyance religieuse, d’un point de vue juridique, intéresse l’opinion de la personne lorsqu’il s’agit de protéger la liberté religieuse. Elle intéresse son identité lorsque des mécanismes discriminatoires sont à l’oeuvre. En effet, se réclamer d’un culte emporte tout à la fois l’adhésion à un système de croyances et le sentiment d’appartenance à une communauté religieuse. Les mesures de protection juridique, cependant, ne sont pas identiques.
Si l’on peut admettre, en effet, de protéger les éléments d’identité de la personne contre les agressions dont elle peut faire l’objet, la croyance religieuse ne mérite pas la même garantie. Elle fait l’objet d’un choix ou d’une adhésion de la personne, qui peut y renoncer. Du point de vue d’une société démocratique donc, il est concevable de la soumettre au débat public, à la caricature, voire à des attaques, pas nécessairement du goût le plus assuré. A l’inverse, la discrimination (ou la provocation à la haine) fondée sur une appartenance religieuse exigent, en droit continental, un examen plus scrupuleux.
Et c’est bien, me semble-t-il, l’ambiguïté du débat tel qu’il se dessine. Les uns entendent que la caricature de Mahomet constitue une agression contre l’identité des personnes. Les autres tiennent la croyance religieuse pour une affaire d’opinion seule. Il est vrai que la tendance moderne est à réduire la religion à un seul élément de définition identitaire qu’il convient de protéger. Cet élément identitaire, du reste, fait l’objet d’attaques qui ressortissent à la xénophobie ou au racisme, ce qu’il est d’usage d’écarter de la protection de la liberté d’expression en Europe.
Puisqu’il faut choisir, cependant, on peut faire valoir que le prix à payer de ce tropisme identitaire de la croyance religieuse se révèle bien élevé, du point de vue de la liberté d’expression.