Psychiatriser l’opposant : « Le Monde » à l’école de « La Pravda » ?
Comme il est loin le temps où le journal Le Monde promettait à ses lecteurs d’avoir « la quasi-certitude que toute information publiée (dans ses colonnes) (serait) exacte. » (12-13.02.1993) ! L’article que viennent de publier deux de ses journalistes, Y. Bordenave et I. Mandraud, sur le livre de Jean-Michel Beau, « L’Affaire des Irlandais de Vincennes, l’honneur d’un gendarme - 1982 -2008 » (1) (2), en est l’exacte démonstration du contraire avec en prime la suffisance que nourrissent les esprits infatués d’eux-mêmes.
C’est bien simple : ces journalistes ne s’intéressent même pas aux faits : ils préfèrent jouer aux psychiatres, même si leur savoir en la matière, se limitant à celui de feu les commissaires du peuple, tient en un seul postulat : puisque les faits dérangent, celui qui les rapporte, est dérangé ! Pardon du dérangement ! Mais avec une telle logique, on voit tout de suite qui des deux camps est le plus dérangé.
Les faits qui dérangent ignorés : le mensonge par omission
Les faits que Jean-Michel Beau décrit avec précision dérangent les journalistes du Monde à ce point qu’ils préfèrent les escamoter en reprochant même à l’auteur son souci de la précision qu’ils qualifient de « suivi tatillon des procédures ». Ce n’est assurément pas le grief qu’ils encourent. Un feuillet d’une trentaine de lignes ne peut rendre intelligibles à des lecteurs qui en ignorent tout, les faits qui se sont déroulés depuis vingt-cinq ans. La politique du mensonge menée par une présidence de la République dévoyée avec ses hommes de main ? Pas un mot ! La politique d’entrave de la justice grâce à la culture de soumission de ses magistrats ? Pas un mot non plus ou plutôt si ! Vu par les journalistes du Monde, ça devient : J.-M. Beau « s’acharne sur les magistrats accusés de torpeur » !
Ainsi mis hors-contexte, le combat de Jean-Michel Beau devient inintelligible. Le rôle de bouc émissaire qu’on lui a fait jouer pour innocenter les coupables demeure une énigme fantasmatique. La méthode est simpliste : il suffit de priver de son contexte le comportement de la personne pour la discréditer.
Les journalistes du Monde se moquent bien de savoir ce que signifie être tenu pour responsable de ce qu’on n’a pas commis, alors même qu’on a le courage d’assumer toutes ses responsabilités et que tous les autres fuient les leurs. Quant à imaginer ce que l’on peut ressentir en voyant bafouer ses idéaux dans une profession qu’on a exercée avec compétence et passion, et comprendre qu’alors le temps peut soudain s’arrêter, des commissaires du Monde ne tombent pas dans cette sensiblerie !
Les deux lectures de cette affaire d’un quart de siècle
Mais pourquoi donc, au mépris de toute déontologie, ont-ils choisi d’ignorer les faits ? C’est qu’il y a deux façons de considérer cette affaire d’État qui dure depuis vingt-cinq ans :
- ou elle est la preuve d’institutions dévoyées avec une présidence de la République faisant du mensonge une politique et une justice aux ordres qui refuse de juger pour la protéger, elle et ses complices ; et, dans ce cas, il faut admettre que la démocratie française est très malade : elle représente un danger pour ses citoyens au risque de heurter leurs croyances naïves. Le pouvoir exécutif peut menacer les libertés individuelles et la justice n’être plus un recours. Ce n’est évidemment pas sécurisant d’en prendre conscience ;
- ou bien ces vingt-cinq ans d’un combat continu n’existent que dans la tête d’un individu, victime d’une pathologie obsessionnelle et, dans ce cas, la démocratie française est saine et sauve et cela rassure tout le monde : il ne s’est rien passé de grave ; la loi a été respectée ; les institutions ont parfaitement fonctionné. Il n’y a rien à changer. Tout baigne !
L’ordonnance des commissaires du Monde
Pour des raisons qui leur sont propres, les journalistes du Monde ont préféré la deuxième solution. Ils ont mis tout leur modeste savoir en psychiatrie pour la justifier. Les faits qui dérangent, étant escamotés, il ne reste plus qu’à s’occuper de celui qui est dérangé en lui dressant une ordonnance, « et une sévère ! » comme dit Raoul dans Les Tontons flingueurs. Le diagnostic est clair : l’auteur souffre d’une pathologie obsessionnelle. Nos commissaires en font même une obsession eux-mêmes : l’ordonnance commence par « Les vingt-cinq ans d’obsession du gendarme Beau » et finit par « au risque d’en faire une fixation. »
- Or, qui dit « obsession » dit vie hors du temps. Les journalistes en donnent deux images qu’ils croient amusantes : l’une compte les années en m3 : « Vingt-cinq ans après - et 2 m3 de documentation plus tard ». Que ces archives soient celles accumulées par une justice entravée, le lecteur n’en saura rien ! L’autre image ressort d’un contraste entre l’opposant qui continue invariablement à demander justice et le temps qui a passé : « Certains protagonistes sont morts. Les gouvernements se sont succédé. Il attend toujours. » Oui , l’eau a coulé sous les ponts de la Seine, gauche et droite se sont relayées au pouvoir, mais rien n’a changé, l’injustice demeure. Qui est coupable ? Peut-on reprocher dans ces conditions à quiconque de maintenir son exigence de justice ? Le temps qui a passé, serait-il une raison légitime ?
- L’obsession vise ensuite les mêmes personnes : « Encore aujourd’hui, écrivent les journalistes du Monde, ces deux personnages (Prouteau et Barril) nourrissent la rancune de l’auteur. » Eh oui ! Que diable ! Que ne pardonne-t-il à ses bourreaux comme le Christ l’a prescrit et qu’on en finisse ? Ce serait si simple !
- Enfin l’obsession est toujours minutieuse : rien n’échappe à sa vigilance. À l’affût d’une image qui les discrédite plus que leur cible, nos commissaires sautent sur celle du « greffier et du suivi tatillon des procédures (livrant) heure par heure, de 1983 à 2008, le récit de ses déboires et de ceux de ses ennemis jurés ». Ils dépeignent encore un individu « hanté par la crainte que les journalistes négligent "son" affaire ». « Vingt-cinq ans cette angoisse le taraude encore », répètent-ils sans même être effleurés ni par le doute ni par le souci d’un peu de décence.
- Car ils croient tenir le symptôme décisif qui justifie leur diagnostic : J.-M. Beau a eu le culot de rapprocher "l’affaire Dreyfus" de "celle des Irlandais de Vincennes" : la première a duré douze ans, écrit-il, et l’autre dure depuis vingt-six ans. C’est sans doute le bagne qu’il n’a malheureusement pas connu qui fait s’esclaffer nos commissaires pointilleux. Et pourtant, ne retrouve-t-on pas dans les deux affaires le même mécanisme qui fait d’un innocent un coupable en violant les droits de la défense ?
Tant d’outrance jusqu’à l’outrage ne peut atteindre sans doute un homme de la stature de Jean-Michel Beau : il en a vu d’autres. Mais ces deux journalistes du Monde se rendent-ils compte que le mépris, qu’ils lui crachent au visage, se retourne contre eux et leur journal, puisqu’ils ne voient même pas que le combat mené par J.-M. Beau contre cette présidence de la République dévoyée et cette justice entravée est un combat en faveur de leur propre liberté, y compris pour leur permettre d’écrire de pareilles insanités, sauf à en répondre ? Car, en démocratie, la justice doit être une obsession, comme le respect des faits et des personnes. Mais de ça, nos journalistes n’en ont cure, rêvant d’un autre monde qu’on a déjà vu et qu’on ne voudrait surtout pas revoir.
Paul Villach
(1) Voir l’article qu’on vient de lui consacrer sur Agoravox, le 18 mars 2008 : « Une dignité cher payée L’Affaire des Irlandais de Vincennes, l’honneur d’un gendarme, 1982 - 2008 », Éditions Fayard.
(2) Yves Bordenave et Isabelle Mandraud, « Les Vingt-Cinq Ans d’obsession du gendarme Beau », in Le Monde.fr, 19 mars 2008, 15 h 17.
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