Qu’est-ce que croire ?
Disposer de tous les savoirs du monde ne dispense pas de la nécessité de croire. Il y a dans cette proposition quelque chose de choquant pour ceux qui, après deux siècles de messianisme scientifique, ont tellement foi en la raison et le savoir qu’ils croient ne rien croire. Pourtant, quoi qu’ils en sachent in fine, ce que les hommes appellent la réalité est-il autre chose que ce en quoi ils croient ? Désignerait-on comme réalité ce en quoi on ne croirait pas ? Mais sans doute est-il temps de se demander « qu’est-ce que croire ? »

Imaginez... : vous revenez sur un parking où vous avez laissé votre voiture à une place bien précise, disons le début de la rangée E mais vous la retrouvez au beau milieu de la rangée C. Vous n’en croyez d’abord pas vos propres yeux car, a priori, vous excluez complètement que quelque chose comme ça puisse arriver. Mais comme c’est bien votre voiture vu que vous pouvez l’ouvrir et qu’une foule d’objets personnels vous le confirment, vous voilà confronté à une alternative délicate :
- ou bien vous perdez l’esprit, (au mieux seulement la mémoire) mais vous refusez de le croire
- ou bien, quelqu’un vous a fait une très mauvaise blague mais cela vous paraît tellement improbable que vous ne pouvez-vous résoudre à le croire.
Dès lors, une chose est sûre : vous ne savez que croire !
Imaginez qu’une personne vient alors vous informer que vous avez été le sujet (ou la victime) d’une... :
- Expérience de psychologie ou d’une...
- « Caméra cachée » de la télévision locale
Dans les deux cas, vous éprouvez un immense soulagement car, tout à coup, la réalité qui s’était comme absentée (puisque vous ne saviez que croire) se trouve instantanément restaurée : vous pouvez à nouveau croire vos yeux. L’explication qu’on vous donne vous est tellement agréable que vous vous en saisissez sans poser de question. Vous ne demandez ni preuve, ni détail. Vous croyez... sur parole. Vous êtes, en fait, terriblement motivé(e) pour échapper à l’insupportable alternative : l’idée que vous pourriez avoir perdu l’esprit.
Ce genre d’expérience que des psychologues malicieux réalisent à l’occasion [1] permet de mieux cerner la disposition psychologique dans laquelle tout un chacun se tient vis-à-vis de sa « réalité » environnante. Je propose de la définir comme étant une adhésion consciente ou inconsciente à une représentation de ladite réalité.
Quand vous étiez dans le parking à ne pas savoir que croire, vous aviez deux représentations de la réalité à laquelle vous vous confrontiez mais vous ne pouviez adhérer à aucune d’elles. La première vous la refusiez parce qu’intolérable, la seconde vous paraissait bien trop « faible » pour être crédible. Mais dès qu’elle s’est trouvée validée par la parole d’un tiers, vous y avez adhéré, c’est-à-dire que : vous l’avez adoptée, vous l’avez faite vôtre et c’est ce « mouvement » d’adhésion, précisément, qui caractérise le fait de croire. Lorsque, pour quelque raison que ce soit, il y a mise en suspens du jugement, lorsqu’il y a indécision, on ne fait pas « crédit », on n’a pas « foi » en la représentation, on ne croit pas.
Il est très clair que cette définition du « croire » est centrée sur la personne et ses dispositions, d’adhésion ou de non adhésion à certaines conceptions de la « réalité ».
Cette perspective est donc psychologique. En tant que telle, elle s’oppose à la définition du « croire » centrée sur l’objet, qui sera alors jugé comme étant de l’ordre de la croyance ou, au contraire, du savoir.
Dans cette perspective, les croyances — aux fantômes, aux anges mais aussi aux vertus aphrodisiaques de la corne de rhinocéros ou à l’innocuité des vaccins [2]— sont à comprendre comme des représentations non « vérifiées » au sens étymologique de non « faites vraies ». Par contre, ce que nous tenons pour des savoirs — la dérive des continents, l’évolution des espèces, le Big Bang, les trous noirs, etc. — est le produit de processus de vérification ou d’objectivation plus ou moins sophistiqués dont la méthode scientifique est généralement considérée comme le summum.
Bien qu’opposées, ces deux perspectives sont compatibles une fois admis qu’un savoir doit, de toute façon, être cru pour intégrer la représentation que se fait un individu de la réalité. La meilleure preuve de cela est que bon nombre de personnes ne croient pas à des savoirs officiellement reconnus et enseignés dans les manuels scolaires comme la sélection naturelle ou le Big Bang. Ce sont même souvent des scientifiques qui doutent de ces savoirs établis. Le grand biologiste français Pierre-Paul Grasset était un lamarckien. Il croyait à l’évolution des espèces, pas à la sélection naturelle. Beaucoup de physiciens pensent que le Big Bang est une hypothèse qui a fait son temps. Ils travaillent à d’autres perspectives.
Bref, les savoirs évoluent et se périment sans cesse, mais nous, les humains, nous y croyons à chaque fois, parce que nous en avons besoin, parce que la situation où l’on ne peut pas croire est une situation d’incertitude, une situation inconfortable.
C’est ce sur quoi je souhaite insister : notre besoin de croire, notre besoin de nous sentir en prise directe avec une réalité, c’est-à-dire, quelque chose qui ne dépend pas de nous, qui s’impose à nous, à quoi nous devons nous soumettre mais qui nous le rend bien au sens où, une fois reconnue en tant que telle, la réalité nous donne du « contrôle » puisque nous savons à quoi nous attendre, nous pouvons donc prendre nos dispositions et paradoxalement exercer un pouvoir source d’une jouissance et d’un sentiment de sécurité hautement désirables.
Par exemple, le survivant d’un naufrage échoué sur une île déserte essaiera de se construire une connaissance de cette dernière jusqu’à ce qu’il croit en avoir fait le tour, jusqu’à ce qu’il croit la connaître assez pour être (r)assuré, c’est-à-dire, jusqu’à ce qu’il puisse croire ne pas être exposé à des dangers particuliers (animaux, humains, météo, etc.) ou croire qu’il a trouvé le moyen d’y parer.
Notons bien qu’il n’y a ici aucun moyen de mettre « savoir » à la place de « croire » car étant seul, cet individu n’a qu’un point de vue partiel, subjectif, c’est-à-dire, une vision qui n’a pas pu être vérifiée ou objectivée par les avis concourants d’autres observateurs.
Même s’il est un scientifique, cet homme baignera dans le croire du matin jusqu’au soir et ça lui conviendra parfaitement car nous adorons ça : adhérer avec conviction à la représentation que nous avons du monde, nous tenir hors du doute, de l’incertitude et donc de l’anxiété ou même de l’angoisse qu’ils peuvent susciter.
Nous aimons tous avoir foi : foi en soi, en ses amis, en l’avenir, en l’Homme, en l’Univers, au Ciel etc.
Nous aimons tout ce à quoi nous pouvons nous fier. Le scientifique ne base-t-il pas sa démarche sur des instruments fiables (c’est-à-dire, des instruments qui seront des témoins « digne de foi » de la réalité) ?
De fait, le maître mot des relations humaines n’est-il pas la con-fiance ?
La foi, c’est-à-dire, le croire n’a pas à être objet d’opprobre ou de mépris comme il l’est en raison du combat toujours actuel que les zélotes de « la Science » mènent contre tout ce qui est de l’ordre de la religion ou de la métaphysique.
Je pense qu’il nous faut d’ores et déjà regarder au-delà, ou plutôt en-deçà en reconnaissant avant toute chose que rien de ce qui a de la valeur pour nous n’est étranger au croire.
Sans du tout jouer sur les mots mais, tout au contraire, en faisant fonds sur l’étymologie, je pense que nous ne faisons crédit qu’à ce à quoi nous accordons de la valeur et inversement.
Le philosophe pragmatiste William James parlait de la vérité comme ayant pour critère sa « cash value », c’est-à-dire, le fait que croire à une idée, tenir une représentation pour vraie, y adhérer avec conviction et, donc, la prendre pour base de son action dans le monde contribuera au succès si, effectivement, il s’agit d’une vérité et mènera à l’échec dans le cas contraire.
Pour reprendre l’exemple de James, si je vais en Inde parce qu’on m’a dit qu’on pouvait y voir des tigres (sauvages), la réussite de ce projet sera la « cash value » critère de cette vérité qu’il y a bel et bien des tigres (sauvages) en Inde. Par contre, « il y a des girafes (sauvages) en Inde » est une assertion sans « cash value » qui ne mènera qu’à l’échec de toute tentative de vérification et elle pourra être considérée comme une contre-vérité.
Même si cette philosophie principalement étasunienne peut heurter par son registre économique, elle ne fait, encore une fois, que recouper l’étymologie en formulant l’évidence : nous « investissons » dans la réalité. En la croyant telle (réelle), nous lui faisons crédit et, fort logiquement, nous attendons un « retour sur investissement » de cette croyance ou, plutôt, de cette créance.
Nous aurons l’occasion d’y revenir dans le cadre de la série d’articles agoravoxiens consacrée à la psychologie synthétique mais disons, pour faire court, que nous marchons ici sur les traces de Freud et de sa psychologie libidinale toute en investissements énergétiques.
En tant qu’unité psychologique élémentaire [3], l’habitude est traversée par une énergie plus ou moins grande qui correspond à l’investissement ou la valeur psychologique accordée à ce sur quoi elle porte.
Par exemple, ce que nous appelons l’« instinct de survie » désigne l’habitude innée qui cherche à nous garder en vie et qui, probablement, dispose de tout notre capital énergétique. En ce sens, on peut assurément dire que celui qui fait preuve d’instinct de survie croit en lui : il est une réalité qu’il entend préserver de toutes ses forces !
A contrario, celui qui a le sentiment de devoir constamment se battre pour vivre, celui dont l’instinct de survie est constamment activé — c’est-à-dire, énergétisé — et qui, partant, est investi de lui-même et seulement de lui‑même, celui-là, fort logiquement ne fait pas de place aux autres dans sa représentation du monde. Il ne connaît que lui, il ne reconnaît pas les autres, il n’y croit pas et ne leur accorde donc pas de réalité. C’est un psychopathe, entouré d’êtres qui, animés ou inanimés, ne sont jamais pour lui que des choses utiles ou inutiles.
Dans cette perspective énergétique — qu’on soit disposé ou non à la modéliser comme psychologie de l’habitude — le fait de croire se définit comme l’investissement énergétique que nous réalisons (sic) ou non vis-à-vis d’une représentation. Y adhérer avec conviction signifie donc simplement y investir plus ou moins d’énergie.
Ceux qui, ici même, défendent, parfois rageusement, une certaine idée du savoir comme étant au-delà de la croyance, manifestent donc avant tout l’investissement énergétique (libidinal dirait Freud) qu’ils ont réalisé sous ce rapport. Pour certains, en grand besoin de certitudes, l’enjeu peut être vécu comme vital et amener, par conséquent, des réactions plus ou moins agressives.
Quoi qu’il en soit, je trouve intéressant pour finir de tenter d’amener de l’eau à mon moulin à partir de cette source intarissable qu’est l’étymologie.
Comme chacun sait probablement, c’est par le raisonnement que nous tentons de déboucher (comme le ferait un cours d’eau [4]) sur une vérité, c’est-à-dire, une représentation fidèle (en qui nous pouvons avoir foi) de la « réalité ». Les formes les plus connues du raisonnement sont l’induction, la déduction et l’abduction. Seule la seconde est considérée comme valide par la communauté scientifique et la gent philosophique mais cela n’a pas d’importance. L’essentiel est d’observer que tous ces termes sont formés sur le radical « duc » du latin duco qui, entre autres significations, désigne l’écoulement orienté, guidé ou canalisé d’un fluide tel qu’il se réalise, par exemple dans une « conduite d’eau » — pensons à un aqueduc — ou lorsque nous tirons de l’eau (du puit) ou du vin (d’un tonneau).
Par ce qui, pour le moment, ne vaut que comme métaphore, j’essaie de traduire l’idée que le « croire » conçu comme « adhésion avec conviction » se réalise par la canalisation ou la conduction d’une énergétique dans l’unité perception-action, c’est-à-dire, le schème (piagétien) ou l’habitude qui intègre la représentation que l’on se fait de la réalité.
Plus nous investissons d’énergie, plus la réalité prend de couleurs. Ainsi, le Père Noël n’est jamais aussi réel que dans les yeux d’un enfant. C’est de tout son être qu’il y croit.
Par contre, lorsque, comme sur le parking évoqué plus haut, nous ne savons que croire de la réalité, nous devons retenir toute l’énergie parfois très intense qui voudrait s’écouler. Nous ne savons où investir et sommes comme sur des charbons ardents. D’où notre soulagement quand nous enfin trouvons une issue à notre indécision, c’est-à-dire, une réalité crédible et qu’enfin « tout baigne ». ;-)
De là aussi l’effet de certaines drogues auxquelles sont tentés de venir ceux qui vivent dans un monde désenchanté et déprimant qu’ils apprécient de revoir prendre des tons plus vifs. Peut-être s’agit-il de ceux qui croient d’autant moins au Père Noël qu’ils le savent issu pour l’essentiel du marketing de Coca-Cola ® ?
A tous ceux-là, je ne saurais trop conseiller de tomber amoureux. Rien de tel pour rehausser les couleurs de la vie grâce à l’énergie qui nous envahit alors et vient irriguer toute notre réalité.
Quant à ceux qui désespèrent de trouver leur fiancé(e) — l’être à qui on peut se fier, en qui on a toute con-fiance, c’est-à-dire, foi, l’être en qui on croit et en qui, donc, on investit tout puisqu’on s’y abandonne pour en faire sa principale réalité — je dirais, ne renoncez-pas !
Si vous voulez que votre désir devienne une réalité, il est bon d’y croire, il est bon de garder la foi !
Mais vous n’êtes pas obligé de me croire.
[1] Cf. par exemple, l’excellent livre de Jacques-Philippe Leyens (1983) : Sommes-nous tous des psychologues ?
[2] L’innocuité des vaccins n’a jamais été établie scientifiquement. Probablement pour la bonne raison qu’elle n’existe pas. La seule chose qui est faite régulièrement par les scientifiques sous l’emprise directe ou indirecte du lobby dit « Big Pharma », c’est de mettre en avant des études qui n’arrivent pas à faire apparaître la nocivité de tel ou tel vaccin. Il y a une nuance énorme. Si vous ne la voyez pas, vous devez réviser votre logique. C’est en effet à partir de tels constats d’absence d’effets nocifs qu’on essaie de faire croire au grand public que les vaccins sont non seulement bon pour ce qu’ils ont, mais qu’en plus ils seraient inoffensifs. C’est complètement abusif car, revenons à la logique : l’absence de preuve (de nocivité) n’est pas preuve de l’absence (de nocivité).
[3] L’axiome unique de la psychologie synthétique est que tout individu peut être considéré comme une population ou un écosystème d’habitudes.
[4] En particulier celui qui va à mon moulin ;-)
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