Que peut Manuel Valls face à la déchéance en politique ?

Commençons par une longue séquence historique résumée en quelques brèves de comptoir philosophique. Epoque médiévale et la question du salut au centre des préoccupations, parfois au risque de paralyser l’expérience dans le monde. La vie active n’était pas au centre des sociétés. La plupart avaient en vue le salut dans l’au-delà. Puis la Réforme est venue libérer les esprits et justifier les agents du monde avec quelques tours de passe-passe théologique et notamment les considérations sur la prédestination. Puis les Lumières sont arrivées, avec la raison et le salut qui a été sécularisé. L’homme a cru qu’il pouvait par ses capacités de réfléchir, de vouloir et d’agir, construire un monde meilleurs. Par la suite, les philosophies de l’Histoire, de Hegel à Marx, on consigné ce salut des hommes historiques dans des doctrines savamment élaborées. Puis Nietzsche et Heidegger ont jeté le trouble alors que l’Histoire, au lieu d’être salutaire, est devenue un cauchemar européen puis mondial. 1945, le verdict des armes a été prononcé, place alors au verdict des urnes, à la démocratie, à la vie politique. Dans les années 1960, les rêves de salut collectif étaient encore présents, soufflant leurs braises sur quelques aventuriers de la politique et sur une jeunesse bien naïve. La vie politique avait des défauts mais aussi des directions et des valeurs, du général de Gaulle à Mitterrand.
Quelque part, on peut admettre que les « philosophies de l’Histoire » sont parfois des doctrines du salut dévoyées et mal ficelées. On peut aussi convenir que l’idéologie ne fait pas bon ménage avec le politique car elle contraint les citoyens à adopter un horizon limité, encadrant la praxis dans des cadres fixés au service d’une idéologie qui finit souvent par servir une caste au pouvoir. Après la fin des grands récits, c’est-à-dire quelque part entre 1960 et 1980, la politique n’avait que deux options, ou bien la tentation idéologique et sectaire, ou bien la transformation gestionnaire, qu’on présente souvent comme réformisme. De droite ou de gauche, le réformisme est un réformisme et il vise à gérer la société avec de l’efficacité. Mot très en vue, parfois connoté négativement et récemment employé par Anne Hidalgo abjurant le président de renouer avec l’efficacité.
Nous voilà au 21ème siècle avec en France le choix entre des partis sectaires et des partis gestionnaires. Aux extrémités, le sectarisme du Front de gauche qui avec ses artifices et son formidable tribun Mélenchon séduit les citoyens qui pensent que le mal est logé dans le capitalisme. Logique, pour ces partis, l’idéologie est une marque de fabrique et comme l’idéologie prend racine dans les doctrines du salut et de la gnose, alors un axe du mal permet de simplifier la donne. Pareil pour le Front national qui n’a pas la même idéologie mais qui est tout autant sinon plus sectaire, avec le mal incarné par l’immigré et aussi l’Europe. Le Front de gauche est une pâle copie de la SFIO et Jaurès alors que le Front national tire ses racines chez Barrès et quelques autres figures des années 1930 mais ce n’est plus le même nationalisme. Je n’ose évoquer cette autre évidence, le côté sectaire de Lutte ouvrière, ou même du NPA avec des gars pourtant bien intentionnés mais mal conseillés par l’idéologie.
Et le reste de la politique, eh bien il est incarné par les partis gestionnaires. L’UMP se réclame de l’héritage gaullien et le PS d’un héritage mitterrandien avec quelques morceaux de Mendès et Delors. Rocard a assumé la transition du socialisme messianique vers le socialisme gestionnaire. Pareil pour Chirac qui est le maillon intermédiaire entre l’idéal gaulliste et la gestion sarkozyste. Le centre est gestionnaire lui aussi et c’est presque sa marque de fabrique. Les écologistes le sont devenus grâce à quelques alliances mais ils restent quelque peu sectaires dans leur vie idéologique. Le caractère gestionnaire fait de la politique une non politique. Le caractère idéologique fait de la politique une activité sectaire et parfois totalitaire. L’électeur a le choix entre deux sectes et deux partis gestionnaires. L’électeur est aussi le client des partis politiques, il n’est pas une victime, il est complice, comme il est de connivence avec la médiocrité que servent les médias de masse et la culture mainstream.
Le caractère gestionnaire de la politique se conçoit aisément. La politique devient une activité équivalente à l’économie. Un Etat est géré comme une entreprise et se mêle de près aux affaires industrielles, que ce soit les US, l’Allemagne, la Chine ou la France. Le fait que quelques activités publiques soient transférées vers le privé n’est qu’un signe de surface qui ne doit pas éloigner de la compréhension des ressorts fondamentaux. La politique devrait prendre l’homme pour une fin. Elle s’est dévoyée en le prenant pour un moyen. Au service des ambitions nationalistes il y a un siècle, et maintenant au service de la comptabilité économique et statistique. Les hommes politiques européens de 1900 voyaient la grandeur des nations, ceux du 21ème siècle regardent les chiffres. Le pacte de la responsabilité qui repose sur le principe de l’offre économique constitue le dernier acte du mouvement de déchéance accompli par le parti socialiste qui maintenant, peut se placer à égalité face à un UMP qui elle aussi, a franchi le Rubicon de la déchéance après Sarkozy et les facéties de l’épisode Copé.
La gestion purement comptable des affaires publiques marque ainsi l’accomplissement d’une déchéance politique explicitée aisément par la philosophie. Il est établi que le capitalisme, tout comme l’économie de marché, est par essence amorale, c’est-à-dire à côté de la morale. Quand la politique agit à l’image du marché, la politique tend à devenir amorale. Pourtant, la classe politique résiste face à cette déchéance en étant prise entre deux nécessités, l’une sociale et humaine, l’autre technique et économique. Avec une fausse synthèse qui croit concilier les affaires humaines avec la croissance économique, qui croit que le salut social est dans le progrès technologique, qui croit que la transition énergétique va améliorer la vie des gens, qui croit que l’offre de compétitivité va servir la cause des déshérités de la société. Pour l’instant, la vie politique est sur le chemin de la déchéance mais elle résiste à la déchéance. Pour combien de temps ? Et dans ce contexte que peut faire Manuel Valls ? Gérer avec efficacité semble son seul salut, car gérer avec humanité, on peut en douter mais si le personnage est complexe, il va nous surprendre, et s’il est linéaire, il finira dans les limbes de l’histoire.
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