Quelle alternative à nos sociétés émiettées ?
L'actualité est lourde, la colère est partout et ses manifestations sont variées face à l'immobilisme du gouvernement et son incapacité à réformer et à offrir une perspective claire et salutaire pour le plus grand nombre. Ces mouvements marquent d'une part le désespoir de trop de victimes de plans sociaux et d'autre part ils visent aussi à sauver la peau ou les intérêts immédiats de quelques uns. On ne se préoccupe plus d’élaborer une alternative globale qui puisse emporter l'adhésion du plus grand nombre pour, dans un mouvement d'ensemble, faire bouger les lignes.
A ces mouvements d'humeur, localisés, s'ajoutent l'émiettement et le délitement de la société dans son ensemble. Notre quotidien est en permanence mis à mal par une série de petits faits qui, répétés, finissent par nous pourrir la vie. Ce sont en vrac les violences et incivilités dont on est témoin ou victime, les tensions inter communautaires, l'affirmation puérile dans l'espace public de sa singularité, que ce soit par l' affichage de ses origines ou de sa religion voire de son orientation sexuelle, l'intrusion permanente dans nos vies des réseaux de toutes sortes et la dictature des procédures que nous imposent le pouvoir technicien et les experts omniscients. Ainsi il est de plus en plus difficile dans la rue, les transports, dans son quartier ou au travail, de pouvoir profiter simplement et pleinement de ces relations simples de voisinage, amicales et bienveillantes, entre des êtres que le hasard met en relation, sans être contrarié par ces marqueurs de toute sorte qui nous perturbent et nous imposent leurs codes ( " qui tu es toi pour me parler ? " ) (1). Nous sommes aussi engagés malgré nous , dans une course effrénée à la réussite individuelle, qui consume toute notre énergie et finit par assécher notre existence. S'affirmer à tout prix, afficher sa différence est devenu le leitmotiv de cette société qui ne cesse, à coup de matraquages publicitaires, de flatter l'individu, l'égo, en lui laissant croire qu'il peut seul être maître de son destin et qu'il n'a pas droit de le rater. Les élites qui nous gouvernent se complaisent de cette situation et trouvent leur compte dans cette fragmentation et cet émiettement des classes sociales, dans cette individualisation des carrières professionnelles qui ne laisse plus de place à l'expression d'une conscience de classe ou du groupe. Les contre-pouvoirs perdent de leur force, le peuple a explosé en de multitudes tribus éphémères, reléguées au fin fond du périurbain ou dans des cités ghétoïsées. Les plus fortunés quant à eux se retrouvent dans les quartiers chics des grandes mégapoles internationales ou dans des quartiers résidentiels sécurisés. Ils fréquentent les cercles et clubs privés où il fait bon d'être vu et où l'on peut échanger le dernier "must" entre gens initiés.
Dans ce patchwork d’intérêts particuliers contradictoires, où le cynisme est la règle et où l'invective et le rapport de force l'emportent sur le débat, il est bien difficile de dégager des consensus, d'élaborer des projets et de faire fonctionner une démocratie.
LE GRAND MARCHE A TOUT ANÉANTI.
" Nous n'avons pas vu que le coté libertaire allait être dévoyé par le coté libéral" D.R. Dufour
Depuis les années 60, avec l'ouverture des frontières au grand marché conteneurisé et l'apparition de méga-entreprises supranationales toutes puissantes, L'Etat-Nation ne cesse de se rabougrir. Puissance publique capable d'offrir un cadre identitaire à tous ses citoyens par une instruction commune, laïque gratuite et obligatoire, par le partage de valeurs et d'une culture commune sans cesse enrichie, avec de solides institutions démocratiques capables d'exercer la pleine souveraineté du pays à l'échelle internationale et dans le domaine économique, cet Etat-Nation fondateur d'une communauté de destin et protecteur de ses citoyens a volé en éclat. Depuis un demi-siècle avec la dérégulation de l'économie et la libéralisation de l'activité marchande, on a continué à dépecer l’État protecteur et solidaire en laissant sur le bord du chemin de plus en plus d'exclus. Le déni démocratique suite au Référendum de 2005 a donné le coup de grâce à cette puissance publique, après sa longue agonie depuis la disparition du régime gaulliste en 1969. Pendant cette même période, la Communauté Européenne, pour laisser libre cours au marché, s'est bien gardée de se doter d'une autorité politique démocratiquement élue.
Parallèlement, depuis 1968, "les réformes sociétales" pour l'exercice de nouveaux droits, dans le cadre de la libération de l'individu de toute emprise autoritaire et oppressive ont pris le pas sur les réformes sociales. L'accès à des formations de plus en plus spécialisées et variées, les avancées scientifiques et techniques on contribué aussi à ce formidable mouvement d'émancipation. On aurait dû s'en réjouir, débarrassé de ses tutelles ancestrales, à l'aube du XXIème siècle, l'individu, quels que soient son sexe et ses origines, avait enfin la capacité de penser et d'agir par lui-même, de choisir librement son existence,et de décider d'un destin commun ; débarrassé qu'il croyait être, à la fois de toutes les oppressions, des tyrannies et de tout ordre moral.
Plus de dix ans après le début de ce siècle, la réalité est tout autre, jamais l'oppression de l'homme par l'homme n'a été aussi forte, jamais les inégalités des revenus et du patrimoine n'ont atteint de tels sommets, l'exclusion et la relégation taraudent les esprits. De nouveaux pouvoirs, plus fluides, plus occultes mais très puissants, manipulent l'individu. La publicité voudrait en faire un être ego-centré, gouverné entièrement par ses pulsions et la satisfaction de ses propres désirs, dont la conduite serait dictée par la seule défense de ses intérêts à court terme. Comme l'écrivait déjà Adam Smith au XVIII éme siècle, " chaque homme est devenu un commerçant" et doit agir comme si tout avait un prix et pouvait s'acheter, quitte à perdre toute dignité. A la fois sous l'emprise du pouvoir des médias, de celui des experts en tout et de la puissance de la technique, cet homme avec ses prothèses numériques (voir la photo qui illustre ce papier ) a perdu toute capacité d'appréhender un destin collectif dans le long terme, de construire un devenir commun fondé sur des valeurs inestimables comme la justice, l'amitié, l'amour, le respect et l'altruisme "qui fait considérer l'autre non pas comme un moyen pour réaliser ses fins mais comme une fin en lui-même" ( Kant). Au contraire " Le capitalisme actuel nous somme de nous livrer à nos fantasmes de toute-puissance, à tout ce qui peut satisfaire l'ego" D.R. Dufour
En contenant en permanence l'individu dans la seule satisfaction immédiate de ses intérêts privés (2), l'idéologie libérale interdit à celui-ci toute émancipation. Seul, condamné à réussir sa vie, tant dans le domaine professionnel que familial, l'individu se raccroche à des comportements grégaires, se raccroche à des codes, s'identifie à des stéréotypes, des modèles éphémères que le pouvoir médiatique fabrique. Dans cette société marchande, sans principes philosophiques et moraux à partager, sans culture commune pour échanger, ou le " loser" n'a pas de place, on se bricole des Ersatz. Faute de mieux, pour affronter les difficultés et les frustrations, impuissant à changer le monde, on se replie sous une identité communautaire ou religieuse. En exacerbant les différences, on exacerbe les conflits et seul le recours incessant au droit permet le maintien d'une cohabitation froide et suspicieuse des citoyens entre eux. La diversité culturelle et ethnique au lieu d'être une richesse est source de problèmes : le racisme et la xénophobie persistent. L'intolérance, l'indifférence généralisée, voire le désintérêt ou le mépris de l'autre règnent dans tous les secteurs de la société. Ainsi face à la faiblesse du cadre politique général et l'incapacité des élites politiques à proposer une alternative, se développent de manière concomitante le communautarisme et le repli identitaire avec le développement d'un discours populiste démagogique, poisons mortels pour la démocratie et notre avenir commun.
Comme l'écrit si justement Bernard Dugué dans son dernier papier "Meurtres en masse aux USA : l’Occident face au malaise. Et à un dessein mortifère ?" : "Nous qui dans les années 1970 imaginions des sociétés nouvelles, pacifiées, où il fait bon travailler, partager, rire avec ses potes, accéder à un niveau matériel convenable, avec des libertés, des possibilités… eh bien nous nous sommes illusionnés, croyant que la politique pourrait rétablir un cours harmonieux. Nous n’avons pas vu le mal venir, de toutes parts, avec le cynisme des élites et les intérêts oligarchiques, la captation des revenus par les castes supérieures, la démobilisation des intellectuels, voire même la trahison, l’avènement de médias de masse tournés vers la médiocrité, la déliquescence des grandes institutions. Le mal avance pourtant démasqué mais le masque c’est nous que le portons, pour ne rien voir, comme en 1936".
Nos sociétés occidentales sont fatiguées, déchirées, elles sont éparpillées en mille et une pièces, chacune de ces pièces ne représentant plus qu' un intérêt particulier . Il faudrait ne pas se laisser distraire par des combats catégoriels où la manipulation ne peut conduire qu'à des impasses et à l'exacerbation de "cette guerre de tous contre tous" . Il faudrait se doter d'un nouveau cadre politique où l'individu cette fois-ci pourrait, en être libre et ouvert à l'autre, s'enrichir pleinement dans un altruisme enfin non réprimé, moteur d'un destin personnel dans un cadre collectif émancipateur et respectueux des ressources naturelles et des intérêts à long terme du plus grand nombre.
Tout n'est pas perdu. Contrairement à ce que l'on voudrait nous faire croire, " there is an alternative !. Derrière le bruit et les images que déverse l'industrie des médias, beaucoup sont déjà à l’œuvre, des initiatives (3) et des pratiques locales font naître des espoirs, faisons les connaître. Si elles emportent l'adhésion, nul doute que par contagion, la légitimité populaire trouvera les moyens de porter le débat au plus haut niveau et elle trouvera les moyens d'imposer démocratiquement à tous les usurpateurs et profiteurs qui se complaisent dans ce statu quo mortifère, les idées qui permettront de dessiner les contours d'une société plus juste et plus apaisée, respectueuse de valeurs universelles et de principes moraux et philosophiques partagés par tous qui proscrivent définitivement égoïsme, folie des grandeurs et pléonexie, ce désir d'avoir toujours plus que l'autre, qui n'engendre que frustrations et haine. Bref Il faut reconstruire un État qui sache, sans l'abolir, remettre le marché à sa place.
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(1) Christopher Lasch dans son dernier livre " la révolte et la trahison de la démocratie" Editions Champs Essais, écrit en 1993, décrit avec une grande acuité la désagrégation dans la société américaine des vertus populaires sous le coups de boutoirs de l'élite libérale enfermée dans de multiples réseaux et incapables de comprendre ceux qui ne leur ressemble pas.
(2) "Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme." Adam Smith - "Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations" 1776
(3) L'excellent reportage de Michel Mompontet sur France 2, ce Samedi 9 Novembre à 13 h 15 montre comment grâce à l'initiative du Maire d'une petite commune calabraise, en Italie du Sud, Acquaformosa, les immigrés de Lampedusa sont devenus pour les vieux habitants de ce petit village leur précieuse richesse. A voir absolument : LES EVADES.
Contrairement à ce que l'on voudrait nous faire croire : il y a bien des alternatives à la politique étriquée et uniquement répressive pour le traitement du problème de l'immigration.
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